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légitime d'en tirer parti, lorsqu'ils s'y prêtent, mais sans oublier toutefois le conseil de prudence que M. Tarde (1) donne aux réformateurs : « Soyez révolutionnaire en science sociale, mais conservateur en politique ou en justice criminelle ». Conseil que son auteur corrige, en ajoutant : « Il serait cependant impossible et imprudent de résister en politique, et pareillement en droit pénal, aux innovations pratiques qu'une révolution dans les idées provoque et prépare depuis un certain temps ».

II. Effet préventif des peines indéterminées

« Le bénéfice qui peut résulter de la punition qui a pour but de retenir les autres par l'exemple est au bénéfice qu'on peut retirer de celle qui a pour but la réforme du coupable ou sa mise hors d'état de nuire, comme le nombre des individus qui, étant à la portée de l'exemple, sont exposés à la tentation de commettre le délit est à l'unité (2) ». Cette supériorité mathématique du but de prévention générale sur tous les autres objectifs particuliers de la pénalité, doit faire réfléchir ceux qui seraient séduits par l'idée des sentences indéterminées, s'il est démontré que l'indétermination sacrifie ou affaiblit l'effet préventif des peines.

La disposition pénale qui, dans le Code, prévoit une peine pour chaque délit, est un avertissement et une menace pour quiconque voudrait entrer en conflit avec les lois pénales; la sentence condamnatoire, prononçant une peine, donne une leçon immédiate, non seulement à celui qui la subira et qui

(1) Philosophie pénale, p. 427.

(2) Bentham, Théorie des peines et des crimes, p. 201.

en tirera peut-être d'autres enseignements, mais à tous ceux qui seraient tentés de l'imiter; enfin, le châtiment infligé et reçu est un exemple solennel et visible pour chacun de la vigilance et de la puissance de la justice sociale. Par la menace, par l'exemple et par la crainte, l'honnêteté relative et la vertu hésitante seront raffermies; la répression aura créé quelques motifs de plus, énergiques et efficaces, sinon nobles, de respecter les lois. La justice sera dans le meilleur de son rôle, en prévenant par la peine la nécessité de punir.

La vertu préventive et intimidante de la répression est-elle liée à la détermination par la loi et par le juge de la mesure et de la durée des peines? La menace sans doute, pour être claire, doit être précise; l'exemple ne peut frapper l'esprit, s'il est mal défini. La disposition pénale ne s'incruste dans la mémoire que si elle indique d'avance et en chiffres la sévérité du châtiment qu'elle attache à l'infraction; sinon elle n'ajoute aucune force nouvelle à des prescriptions qui doivent être dans toutes les consciences, et les articles du Code pénal ne seront vraiment que des «< impératifs renforcés » (von Liszt). Et de même le châtiment, publiquement prononcé, manquera son but d'intimidation, s'il ne présente qu'une perspective vague et indécise. Ce ne sera plus la leçon de choses qui impose à l'esprit le souvenir vivant d'une peine déterminée frappant un acte défini.

Mais si l'on était convaincu que la prévention est attachée aux chiffres du Code, il serait logique, non seulement de rejeter tout système indéterminé, mais aussi de condamner le pouvoir appréciateur du juge et le principe des circonstances atténuantes, pour essayer d'établir et de maintenir une sorte d'«< arithmétique morale », comme celle qu'imagi

nait Bentham. Ainsi « le mal de la peine surpasserait l'avantage du délit, la grandeur de la peine compenserait ce qui pouvait lui manquer du côté de la certitude; plus un délit est grand, plus on hasarderait une peine sévère pour la chance de le prévenir ». Ces prescriptions se traduiraient en chiffres fixes et immuables.

En réalité la nécessité des peines prédéterminées pour sauvegarder la valeur préventive des lois pénales n'est pas démontrée; comme dit M. Gautier, « elle échappe d'ailleurs à toute preuve positive, et l'affirmation inverse serait proposée tout aussi légitimement ». Il n'est pas vraisemblable du moins que la prévention générale se réalise rigoureusement par le rapport connu entre les infractions et les châtiments. Pour que l'article du Code exerçât une action certaine, il faudrait tout d'abord que le public connût avec quelque précision le taux des peines prévues pour les délits communs. Or il ne sait évidemment aucun chiffre exact, ni même approximatif. (Les avocats et les magistrats eux-mêmes, dit M. Gautier, ne savent que vaguement la mesure des peines). La masse des justiciables a des idées tout à fait inexactes et parfois bizarres sur la gravité relative des délits et même sur l'existence de certains délits (1). Et cela n'est pas surprenant.

Le législateur n'a pas pensé sans doute qu'il y eût vraiment quelque intérêt à éclairer l'opinion publique par des prescriptions qui feraient apparaître clairement le chiffre des peines. Il ne se contente pas de conserver dans la loi un dosage approximatif, il abandonne au juge l'usage discré

(1) L'homme du peuple voit volontiers dans toute violation du droit un délit (Garraud, p. 17).

tionnaire des circonstances atténuantes qui permettent d'abaisser considérablement le minimum (1). Comment le public, désormais, pourrait-il retenir un exemple utile, au milieu de l'incohérence au moins apparente de ces décisions, qui ne frappent pas un même acte d'une même peine. Et surtout quelle clarté et quelle précision trouverait-il dans la contradiction permanente des verdicts du jury et des condamnations qui les suivent, alors que la certitude de la peine manque tout autant que la fixité! Suffirait-il donc que, dans les rares procès qui attirent l'attention, l'opinion vît le jugement éclairé par un chiffre? Il est permis de croire que l'intérêt et la curiosité des lecteurs s'attachent à la question d'acquittement ou de condamnation et s'arrêtent là. Quant aux procès correctionnels, dans lesquels une jurisprudence peut s'établir, qui donc les suit régulièrement, sinon quelques inoffensifs rentiers? L'enseignement qu'ils peuvent retirer du spectacle des audiences ne serait pas intimidant ni exemplaire les peines se maintiennent avec une régularité encourageante aux environs du minimum. Les véritables intéressés le savent bien, car les délinquants professionnels sont au courant de la jurisprudence, et contre eux la menace des lois et la sévérité des juges pourraient avoir quelque utilité réelle. Mais si « nos peines, capricieuses et variables, ne se justifient pas aux yeux du public, se discréditent, elles sont considérées par les malfaiteurs comme un simple accident fortuit, un risque professionnel (2) ». Et ces risques professionnels, lorsque la jurisprudence des tribunaux correction

(1) Le nouveau Code hollandais supprime même tout minimum. (2) G. Tarde, Philosophie pénale, p. 494.

nels les a fixés et limités à un taux presque invariable, les récidivistes peuvent les prévoir et les apprécier à leur valeur, parmi les petits inconvénients du métier. C'est précisément pour remédier à cette situation détestable, qui ne provient que d'un abus, mais qui montre les désavantages de la fixation judiciaire des peines, que la loi menace et frappe plus sévèrement les récidivistes. Outre l'efficacité d'une détention prolongée et plus intimidante, l'aggravation des peines doit avoir un effet préventif, mais sur les seuls malfaiteurs : ils n'ignorent ni leur qualité de récidivistes, ni les prescriptions de la loi qui les visent spécialement. Pour les délinquants de premier délit, au contraire, le législateur n'a pas craint d'affaiblir très certainement l'énergie préventive des lois, en instituant le sursis à l'exécution. Qu'on ne dise pas que le chiffre de la peine est maintenu dans les articles du Code et que cela peut suffire! Le public ne peut retenir d'une condamnation conditionnelle qu'une idée, c'est que la peine n'en sera pas appliquée et non pas qu'elle était de trois mois. d'emprisonnement. Et la menace que contient le sursis peut être ressentie utilement par le coupable, il est douteux que l'exemple fasse réfléchir les spectateurs. Le législateur a pourtant fait une bonne loi, généreuse et féconde, mais c'est qu'il n'était pas certain pour lui que les hésitants et les faibles doivent être retenus surtout par les menaces et les exemples. « La pénalité est seulement l'un des moyens de combattre le crime, elle n'est même pas le plus efficace des procédés qui peuvent être socialement opposés aux excès et à l'audace des malfaiteurs (1) ».

(1) Lucchini, Ouvrage cité, p. 255.

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