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quait, ceux-ci, aussi désorientés qu'elle, n'ont pu se faire pardonner leur pouvoir sans direction que par une indulgence sans borne, et leur faiblesse est née ainsi de leur toutepuissance. Le caractère irrationnel et aléatoire de la peine. est donc devenu évident, tandis qu'autrefois il était caché. » Ce jugement suffit, sans recourir au réquisitoire des indéterministes qui nous ont dit, dans un précédent chapitre, ce qu'il fallait penser de la mesure judiciaire des peines. Si la sentence, déterminant la peine, n'est donc qu'une cause de surprises et de déception pour l'opinion, et on ne saurait nier qu'elle le soit souvent, que reste-t-il de cette utilité du dosage à priori? M. Tarde (1), si souvent cité au cours de cette étude, demande «< un état nouveau, où la peine se justifie rationnellement aux yeux de tous, non pas seulement en apparence comme autrefois, mais en réalité ». S'agit-il de rétablir une peine immuable et prédéterminée, en s'inspirant des désirs du sentiment public? nullement, lorsque l'opinion des juges est en désaccord avec le sentiment général et que celui-ci ne reconnaît point dans leur dosage le degré de sa propre indignation, sont-ce les juges qui ont tort? Ils possèdent au contraire des éléments d'appréciation qui font défaut au spectateur ou au lecteur; ce sont eux qui sont éclairés et compétents relativement au moins. Alors même qu'il existerait un moyen, et ce ne serait certes pas le jury, qui permettrait de doser la réprobation générale, il faudrait le rejeter; il ne serait même pas désirable d'atteindre dans chaque espèce, l'intensité d'expiation exigée par la justice absolue, puisque la législation pénale sera toujours plus ou moins utilitaire.

(1) Ouvrage cité, p. 496.

Dans ces conditions où serait l'avantage d'une peine chiffrée par des juges? quelle est l'utilité du chiffre?

Au fond, il y a certainement une vérité cachée dans l'idée de l'éminent sociologue. C'est peut-être celle-ci. Le dosage de la peine ne satisfait sans doute ni ne doit satisfaire la conscience commune'; mais il l'éclaire. Pour les partisans de la doctrine de justice ou de rémunération et pour tous ceux qui pensent qu'il faut maintenir la hiérarchie des délits, la peine doit être fixée à un taux précis, dans la loi d'abord et surtout, mais aussi dans la sentence du juge. La prédétermination des peines dans le Code établit et sanctionne la hiérarchie des délits; elle en apparaît comme le complément indispensable, et ce classement n'a de clarté que s'il est expliqué par une hiérarchie de chiffres gradués. D'autre part, le prononcé d'une peine dosée donne à l'infraction sa valeur et son prix, lui assigne son rang. Si ces indications précises ne sont point nécessaires pour rassurer les honnêtes gens, ni pour intimider les autres, elles ont encore leur utilité. Si le législateur veut inscrire dans la loi un délit nouveau, il le peut sans doute, sans fixer le degré de la peine encourue; mais son intention ne sera vraiment comprise que lorsque l'infraction ainsi créée aura été par lui immédiatement cotée et classée. De même, quand la justice doit réagir contre les tendances regrettables de l'opinion, notifier par exemple sa volonté de considérer la vendetta en Corse comme un crime, ne sera-ce point en désignant par avance dans la loi, et avec précision, le châtiment réservé et en le prononçant dans les sentences, qu'il pourra réformer les idées reçues? Ainsi la peine préfixée donne une direction à la conscience publique.

Mais la sentence indéterminée ne se prête-t-elle aucune

ment à ce but? L'indétermination relative au contraire paraît devoir l'atteindre aussi sûrement qu'aucun autre système. Sans doute, dans le jugement et dans la loi, le chiffre ne serait qu'approximatif, indiqué par le maximum et le minimum seulement; par contre, au lieu d'un taux mobile et incessamment variable exigé par la nécessité d'individualiser les peines, le tribunal prononcerait, pour chaque catégorie de délits ou de délinquants, une mesure uniforme et régulière, bien propre à « fixer le public sur la gravité attribuée au délit» et surtout sur la hiérarchie des diverses infractions. Et c'est en effet à un système de ce genre que se rallie M. Tarde, dans la conclusion de son étude à ses yeux, une détermination relative de la peine donnerait donc satisfaction à la conscience publique.

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Nous avons insisté précédemment sur cette observation, que l'imprécision dans la durée et l'incertitude de la libération, qui caractérisent la sentence indéterminée, donnaient à la pénalité une valeur préventive qui ne serait pas dérisoire, parce que les intéressés ne jouiraient plus de la sécurité, sans doute excessive, que peut leur offrir un système de peines préfixes. Mais les armes, dont on ne voudrait menacer que les malfaiteurs, ne peuvent-elles se tourner contre les honnêtes gens? Cette crainte sans doute ne serait point vaine, ni le danger chimérique, si, pour atteindre plus sûrement les coupables, on supprime les garanties qui protègent tous les citoyens. L'indétermination ne méritet-elle point ce grave reproche?

La plus sûre garantie de la liberté individuelle réside dans la nécessité d'une sentence judiciaire, prononcée conformément aux lois, pour qu'un citoyen puisse être détenu, à cause d'un acte que le législateur a défini et pour une durée qu'il limite. Ce pouvoir laissé au juge de fixer le taux exact de la peine, entre un maximum et un minimum prédéterminés, ce pouvoir pourtant si borné, si strictement mesuré et confié à une magistrature choisie, a pu paraître laisser trop de place encore à l'arbitraire. C'est ainsi que, soucieux d'abriter derrière une barrière immuable la liberté des citoyens, le législateur de 1791 supprimait le maximum et le minimum, pour fixer d'une manière invariable la peine précise de chaque délit (1). Il s'agit, pour les partisans de l'indétermination absolue, d'abolir de nouveau les limites établies par la loi, mais non point en vue d'une fixité parfaite réalisée dans le Code; aujourd'hui ce serait, au contraire, pour laisser le taux de la peine entièrement indécis. Et la décision, au lieu d'appartenir à des magistrats indépendants, tomberait aux mains d'une Administration, d'un directeur de prison, pour ne pas dire d'un gardien! Est-ce à cet idéal que l'évolution nous mène? La détermination absolue, comme le législateur de 1791 paraît l'avoir conçue, est déjà loin de nous, et les lois récentes s'en écartent peut-être, mais personne ne pouvait prévoir sans doute que nous marchions vers un tel but. Et M. Sternau (2) jette un cri d'alarme : la liberté de tous les hommes est en danger! La question est grave et mérite qu'on l'examine, sans parti

(1) Cod. pén. du 6 octobre 1791 et loi du 22 juillet 1791; en matière d'infractions punies de peines afflictives ou infamantes.

(2) Ouvrage cité, p. 7 et 61.

pris de bienveillance pour la réforme : « La moindre altération et la plus grande somme possible de liberté, voilà ce qui constitue le droit >> (Fouillée); et la société ne paraît point encore si gravement menacée qu'il faille sacrifier à son salut nos droits et nos biens les plus précieux. D'ailleurs les peuples considèrent avec une sorte de superstition toutes les garanties et les symboles de la liberté individuelle; un système répressif qui lui enlèverait sa sauvegarde ne passerait pas aisément dans la législation.

Nous disions que le privilège le plus essentiel du citoyen, pour la protection de sa liberté, est qu'elle ne peut lui être ravie que par l'intervention du juge, pour des actes prévus par la loi. Or cette garantie ne lui est pas enlevée. Seul, le législateur continuera à définir les actes prohibés, et le pouvoir de condamner reste au seul juge. Comme aujourd'hui, il appliquera la loi, prononcera sur la culpabilité et décidera de l'acquittement ou de la condamnation. « La liberté de tous les hommes » demeure sous la protection d'une magistrature indépendante, des formes de la justice et de la publicité des audiences. Il ne saurait être question de détention arbitraire (1).

Si une liberté est menacée, c'est donc celle des prisonniers. Encore ne faut-il pas la sacrifier, sans réfléchir que, malgré le triage opéré par les tribunaux, il s'égare des innocents dans les prisons et que d'ailleurs les droits des coupables méritent des égards et des garanties. Le respect de la liberté et de la personnalité humaines est un des fondements du droit public

(1) Il ne faut pas parler des « lettres de cachet » ni des « oubliettes féodales ».

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