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du pays, des opinions, convictions des juges, du milieu et du temps, nous trouverions sans doute le caractère, l'humeur et les caprices du magistrat, les hasards et les lacunes d'un interrogatoire écourté, et d'autres considérations plus ou moins variables et inévitables. Serions-nous satisfaits pour avoir décomposé l'arbitraire en ses multiples éléments? Il restera toujours qu'une fixation de la peine à posteriori semblerait préférable, ainsi qu'on l'affirme, et qu'il vaudrait mieux attendre, dans l'intérêt de la société, des justiciables et des juges. Mais, dit M. Tarde, « le juge serait ridicule ». Le professeur chiffre par des points le succès de ses élèves peut-on : imaginer des notes indéterminées! Sans doute; et peut-être même, dans un système pénitentiaire de peines indéterminées, verrions-nous le directeur noter ses détenus et les clas ser; mais, y aurait-il là quelque inconséquence? Le jugement qu'on attend du magistrat ressemblerait au verdict d'un jury d'admission dans une école, où la durée du séjour serait variable et dépendrait des capacités de l'élève et des résultats. Les examinateurs apprécieraient vraisemblablement le mérite du candidat par des notes; songeraient-ils à limiter d'avance la durée des études ou croiraient-ils indispensable de publier leurs notes et de classer les élus? M. Tarde est convaincu qu'il y a, en matière de peines, un besoin de chiffrer et aussi peutêtre un amour-propre qui empêcherait un homme, chargé de juger, de se désintéresser du taux de la peine. Ainsi le juré qui ne dispose pas des mois de prison, n'accepte pas ce rôle apparemment humiliant; il «< négocie avec le président d'assises (1) pour la fixation de la peine. Cette ressource même

(1) Que ferait-il dans un système de sentences indéterminées? Bien sou

manquera au malheureux magistrat ». Et il en serait ainsi, alors même que l'indétermination ne serait que relative et que le tribunal établirait les limites extrêmes de la détention ou que la loi les déterminerait d'avance: l'incertitude des jurés sur les conséquences de leur verdict n'est que relative aussi. «Mais il ne faut pas comparer le juge au juré, ce serait lui faire injure », dit pourtant M. Tarde; alors pour honorer le premier, faut-il donc lui attribuer un amour-propre plus sensible et plus exigeant? Il serait plus juste, au contraire, de ne le point croire capable des faiblesses, des curiosités et des calculs que l'auteur de la Philosophie pénale a reprochés au jury dans un si vigoureux réquisitoire. La magistrature, respectueuse des lois et confiante dans la justice du nouveau pouvoir, n'aurait aucune répugnance à prononcer des condamnations indéterminées (1). Le juge civil hésite-t-il à recourir à l'avis d'experts sur les points techniques pour la solution desquels son savoir de juriste ne lui est d'aucun secours (Gautier)?

D'après M. von Liszt (2), la sentence indéterminée aurait d'autres conséquences encore, moins importantes mais heureuses, pour le rôle du juge. Remarquons d'abord que l'appel sur le taux de la peine disparaîtrait nécessairement. A l'audience même, le travail du juge serait simplifié : il sera dispensé d'examiner spécialement les circonstances aggra

vent, l'incertitude absolue de la durée de la peine entraînerait l'acquittement. Conserverait-on le jury?

(1) Une opinion contraire à la nôtre fut émise, au Congrès de Paris, 1895; il s'agissait d'un traitement à minimum indéterminé pour les enfants coupables (Bull. 1895, p. 1061).

(2) Kriminalpolitische Aufgaben, 3e partie.

vantes (1) qui viendraient simplement modifier la peine; (sauf la question de compétence), il ne serait pas tenu de rechercher et de se prouver à lui-même que le vol a été commis la nuit, avec effraction, avec escalade ou autrement. « Qu'importe, en effet, puisque l'auteur ne sera pas nécessairement un voleur dangereux, un voleur de profession, et que, d'ailleurs, aujourd'hui la peine prononcée par le tribunal n'en sera pas sensiblement aggravée »?« Si un courant d'air frais. emportait ces controverses oiseuses, ces distinctions subtiles, ces vieilleries démodées, que de temps, que de forces et que de travail gagnés et qu'on emploierait à des besognes plus sérieuses et plus dignes d'un homme (2) ».

Et précisément la sentence indéterminée pourrait utiliser les loisirs, la bonne volonté et les capacités du magistrat, en réclamant son concours pour l'œuvre la plus importante et la plus délicate de la répression nouvelle.

En donnant au juge la place qui lui revient logiquement dans la commission de surveillance, chargée de statuer sur la durée des peines et sur la libération des détenus, on lui rendrait en quelque sorte la décision sur la mesure définitive de sa condamnation et on aurait ouvert devant lui une sphère d'activité nouvelle. Ce n'est pas le lieu d'examiner la part d'influence qui serait laissée en réalité à une commission de ce genre; mais cette fonction, confiée au juge, aurait, indépendamment de la fixation de la peine, des avantages évidents. Car ainsi disparait une des lacunes les plus regrettables de notre système répressif: l'absence de tout lien entre

(1) La récidive, par exemple.

(2) Von Liszt.

le prononcé des peines et leur exécution, qui devrait être en réalité et sera « le troisième échelon de la répression ». Le magistrat, indifférent à l'application de ses sentences, ignorait la peine et le prisonnier.

Désormais il pénétrerait dans les prisons, ayant mission d'étudier et de juger les condamnés; il apprendra à connaître les délinquants mieux que par des livres et des impressions. d'audience, et l'expérience ainsi acquise ne laissera pas d'être précieuse pour un juge répressif chargé de reconnaître les malfaiteurs. Mais surtout sa présence dans la prison sera une garantie pour le détenu, protégé contre toute velléité d'arbitraire, et pour l'Administration que son concours défendra des soupçons injustes. Tout le monde y gagnera, dit M. Gautier. Et puisque le magistrat y aura gagné aussi une compétence nouvelle, ne pourrait-on lui laisser le pouvoir de fixer les limites extrêmes de l'emprisonnement, pour chaque condamné? Car il saura désormais que la peine a un but et qu'on ne peut l'atteindre par une détention de quelques jours. Mais ne faudrait-il pas dire, plus que jamais malheureux juge! surchargé de besogne, où trouvera-t-il le temps d'étudier les dossiers, de tenir les audiences, de visiter les prisons, de connaître les détenus et de prononcer sur leur sort? Devant un tel surmenage, la magistrature ferait grève. L'objection a été présentée; pour remédier à cette situation peut-être dangereuse, on pourrait proposer de multiplier le nombre des juges, les uns restant à l'audience, les autres occupés dans les prisons; ou d'y envoyer les assesseurs «< qui perdent leur temps, dit-on, au tribunal », un seul juge suffisant à la tâche; ou enfin, et cette solution aurait bien d'autres avantages, spécialiser le juge dans ses fonctions, en faire un véritable juge ré

pressif, opérant ainsi dans l'œuvre de la justice une division du travail entre les affaires civiles et criminelles (1).

(1) Von Liszt, Karl Fuhr, Tarde, Gautier sont partisans de ce projet, repoussé par Proal et d'autres.

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