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PREMIÈRE RÉPONSE'

A LA LETTRE PRÉCÉDENTE,

PAR M. DUBOIS.

22 mars 1666.

MONSIEUR,

J'ai lu ce que vous répondez à l'auteur des Hérésies imaginaires et des Visionnaires. Vous déclarez d'abord que vous ne prenez point de parti entre lui et Desmaréts; je vous déclare aussi que je n'y en prends point; mais je ne veux pas dire, comme vous, que je laisse à juger au monde lequel des deux est le visionnaire. Je ne voudrois pas que le monde crût que je ne susse pas faire un jugement si aisé, et que, voyant d'un côté l'auteur des Lettres, qui ne cite que les saints pères, comme vous lui reprochez; et

Nous croyons devoir publier les deux réponses suivantes, parcequ'elles sont absolument nécessaires à l'intelligence de la seconde lettre de Racine. Nicole ayant gardé le silence, deux jansénistes zélés osèrent prendre sa défense. Le premier est M. Dubois, connu par quelques traductions de Cicéron, et dont madame de Sévigné parle comme d'un homme d'esprit et d'une agréable conversation. Sa réponse passe pour la meilleure. La seconde est de Barbier d'Aucourt, auteur d'une mauvaise satire contre les tragédies de Racine, et d'une critique assez ingénieuse des Entretiens d'Ariste et d'Eugène.

de l'autre côté, Desmarêts, qui ne dit que des folies, je ne pusse pas discerner quel est le visionnaire et le fanatique. Mais cela ne doit pas vous faire croire que je prends parti, puisque c'est, au contraire, une preuve que je n'en prends point, et que je suis seulement pour la vérité.

Je vous dirai donc, sans aucun intérêt particulier, que le monde rit de vous entendre parler si négligemment d'un ouvrage qui a été généralement approuvé, et qui ne pouvoit pas manquer de l'être, sous le nom de tant de saints pères qui le remplissent de leurs plus beaux sentiments. « J'ai lu vos lettres,

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dites-vous, avec assez d'indifférence, quelquefois << avec plaisir, quelquefois avec dégoût, selon qu'elles << me sembloient bien ou mal écrites, » c'est-à-dire selon que vous étiez de bonne ou mauvaise humeur. Mais je ne m'arrête point à cela, et je crois que c'est seulement un préambule pour venir à votre but, qui est de venger la poésie d'un affront que vous prétendez qu'elle a reçu. Le crime du poëte, dites-vous à tout Port-Royal, vous a irrité contre la poésie.

Mais, monsieur, s'il se trouvoit qu'en effet on ne l'eût point offensée, n'auroit-on pas grand sujet de se moquer des efforts que vous faites pour la défendre? Voyez donc tout à loisir si on peut lui avoir fait quelque outrage, puisqu'on n'a pas seulement parlé d'elle. On n'a pas nommé la poésie dans toute la lettre; et tout ce qu'on y dit, ne regardant que les poëtes de théâtre, si c'est une injure, elle ne peut offenser que la comédie seulement, et nou' pas la

poésie. Croyez-vous que ce soit la même chose, et prenez-vous ainsi l'espèce pour le genre?

On voit bien dès-là que vous êtes un poëte de théâtre, et que vous défendez votre propre cause: car vous auriez vu plus clair dans celle d'un autre ; et vous n'auriez pas confondu deux choses qui sont aussi différentes que le bien et le mal. Mais enfin, puisqu'on a seulement parlé des poëtes de théâtre, qu'a-t-on dit contre eux qui puisse vous mettre si fort en colère? On les a appelés empoisonneurs des ames; c'est ce qui vous offense, et je ne sais pourquoi: car jusqu'ici ces poëtes n'ont point accoutumé de s'en offenser. Peut-être avez-vous oublié, en écrivant votre lettre, que la comédie n'a point d'autre fin que d'inspirer des passions aux spectateurs; et que les passions, dans le sentiment même des philosophes païens, sont les maladies et les poisons des

ames.

Au moins apprenez-moi comme il faut agir avec vous: car je vois qu'on vous fâche quand on dit que ⚫ les poëtes empoisonnent; et je crois qu'on vous fâcheroit encore davantage, si l'on vous disoit que vous n'empoisonnez point, que votre muse est une innocente, qu'elle n'est pas capable de faire aucun mal, qu'elle ne donne pas la moindre tentation, qu'elle ne touche pas seulement le cœur, et qu'elle le laisse dans le même état où elle le trouve.

Ce discours vous devroit flatter bien sensiblement, puisqu'il est tout contraire à celui qui vous a si rudement choqué. Mais, si je ne me trompe, il vous

déplait encore plus que tout ce qu'a pu dire l'auteur des Lettres; et peut-être voudriez-vous à présent ne vous être pas piqué si mal à propos de ce qu'il a dit que les poëtes de théâtre sont des empoisonneurs d'ames. Je ne pense pas aussi que ces poëtes s'en offensent, et je crois qu'après vous il n'y en a point qui ne sachent que l'art du théâtre consiste principalement dans la composition de ces poisons spirituels. N'ontils pas toujours nommé la comédie l'art de charmer, et n'ont-ils pas cru, en lui donnant cette qualité, la mettre au-dessus de tous les arts? Ne voit-on pas que leurs ouvrages sont composés d'un mélange agréable d'intrigues, d'intérêts, de passions, et de personnes, où ils ne considèrent point ce qui est véritable, mais seulement ce qui est propre pour toucher les spectateurs, et pour faire couler dans leurs cœurs des passions qui les empoisonnent de telle sorte qu'ils s'oublient eux-mêmes, et qu'ils prennent un intérêt sensible dans des aventures imaginaires?

Mais cet empoisonnement des cœurs, qui les rend ou gais, ou tristes, au gré des poëtes, est le plus puissant effet de la comédie; et les poëtes n'ont garde de s'offenser quand on leur dit qu'ils empoisonnent, puisque c'est leur dire qu'ils excellent dans leur art, et qu'ils font tout ce qu'ils veulent faire.

Pourquoi donc trouvez-vous si mauvais ce que tous les autres ne trouvent point désagréable? Et pourquoi n'avez-vous pu souffrir que l'auteur des Lettres ait dit, en passant, que les pièces de théâtre sont horribles, étant considérées selon les principes de la

religion chrétienne et les règles de l'Évangile? Il me semble que la vérité et la politique devoient vous obliger de souffrir cela patiemment. Car enfin, puisque tout le monde sait que l'esprit du christianisme n'agit que pour éteindre les passions, et que l'esprit du théâtre ne travaille qu'à les allumer, quand il arrive que quelqu'un dit un peu rudement que ces deux esprits sont contraires, il est certain que le meilleur pour les poëtes c'est de ne point répondre, afin qu'on ne réplique pas; et de ne point nier, afin qu'on ne prouve pas plus fortement ce qu'on avoit seulement proposé.

Est-ce que vous croyez que l'auteur des Lettres ne puisse prouver ce qu'il avance? Pensez-vous que dans l'Évangile, qui condamne jusqu'aux paroles oisives, il ne puisse trouver la condamnation de ces paroles enflammées, de ces accents passionnés, et de ces soupirs ardents qui font le style de la comédie? Et doutez-vous qu'il ne soit bien aisé de faire voir que le christianisme a de l'horreur pour le théâtre, puisque d'ailleurs le théâtre a tant d'horreur pour le christianisme?

L'esprit de pénitence, qui paroît dans l'Évangile, ne fait-il pas peur à ces esprits enjoués qui aiment la comédie? Les vertus des chrétiens, ne sont-ce pas les vices de vos héros? Et pourroit-on leur pardonner une patience et une humilité évangélique? La religion chrétienne, qui régle jusqu'aux désirs et aux pensées, ne condamne-t-elle pas ces vastes projets d'ambition, ces grands desseins de vengeance, et

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