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situation et la pénible incertitude dans laquelle il était plongé, Napoléon parut toujours tranquille et d'une humeur égale, montrant même parfois de la gaieté. Il parla avec beaucoup d'affection de sa femme et de son fils, se plaignit d'en être séparé; et il avait les larmes aux yeux en montrant leurs portraits au capitaine Maitland. Sa santé semblait excellente, mais il était sujet à s'assoupir, ce qui provenait sans doute del'épuisement d'une constitution qui avait reçu de si rudes atteintes.

Le 23 juillet, le vaisseau passa près d'Ouessant. Buonaparte resta long-temps sur le pont, et plus d'une fois il jeta un triste regard sur la côte de France, mais il ne dit rien. Le 24, à la pointe du jour, le Bellerophon étant à la hauteur de Darmouth, Napoléon fut frappé de l'aspect hardi de la côte, et, entrant dans la rade de Torbay, de la beauté du site qui est célèbre, «< et qui lui rappelait, dit-il, PortoFerrajo, dans l'île d'Elbe; » association d'idées qui, dans ce moment, dut éveiller d'étranges souvenirs dans l'âme de l'empereur détrôné.

A peine le vaisseau avait-il jeté l'ancre

que le capitaine Maitland reçut des dépêches de lord Keith, et bientôt après de l'amirauté, qui lui enjoignirent de ne permettre à aucune personne, de quelque rang et de quelque condition qu'elle fût, de venir à bord du Bellerophon, à l'exception des officiers et des matelots faisant partie de l'équipage. Le 26, le vaisseau reçut l'ordre de se rendre dans la rade de Plymouth.

Pendant ce temps, les papiers publics qui étaient apportés à bord étaient de nature à jeter l'inquiétude et la consternation parmi les malheureux fugitifs. Ces publications périodiques rapportèrent le bruit généralement répandu, que Buonaparte n'obtiendrait pas la permission de débarquer, mais qu'il allait être envoyé à SainteHélène, le lieu le plus sûr pour le détenir comme prisonnier de guerre. Napoléon luimême prit l'alarme, et il demanda avec instance à voir lord Keith, qui avait paru sensible à quelques attentions que l'empereur avaient eues pour son neveu, le capitaine Elphinstone, du septième des hussards, lorsqu'il fut blessé et fait prisonnier à Waterloo. Cette entrevue entre le noble

amiral et l'ex-empereur eut lieu le 28 juillet, mais elle ne produisit aucun résultat, parce que lord Keith n'avait pas encore reçu la décision du gouvernement anglais,

Cette curiosité populaire tenant de la fureur, qui domine dans tous les états libres, mais qui semble portée au dernier excès par la nation anglaise, fut cause que la mer se couvrit d'une telle multitude de barques autour du Bellerophon, que, malgré les ordres péremptoires de l'amirauté, et malgré les efforts des canots de garde, il était presque impossible de les tenir à la distance prescrite du vaisseau, laquelle était d'une encâblure. Les personnes montées sur ces barquss couraient risque de se faire couler bas et de se faire tuer (du moins elles pouvaient le craindre, car on fit plusieurs décharges pour les intimider), s'exposant en un mot à tous les dangers d'un combat naval, plutôt que de perdre l'occasion de voir l'empereur dont elles avaient entendu si souvent parler. Lorsqu'il paraissait, il était accueilli par des acclamations auxquelles il répondait par des saluts; mais il ne put s'empêcher d'exprimer sa surprise de l'excès d'une curiosité qu'il

n'avait jamais vu se manifester avec tant de vivacité.

Dans la soirée du 30 juillet, le majorgénéral sir Henry Bunbury, l'un des soussecrétaires d'état, arriva de Londres; il était porteur des intentions définitives du gouvernement anglais à l'égard de Buonaparte et de sa suite. Le 31, lord Keith et sir Henry se rendirent auprès de l'ex-empereur, à bord du Bellerophon, pour lui communiquer ces fâcheuses nouvelles. Ils étaient accompagnés de M. Meike, secrétaire de lord Keith, dont on jugea la présence nécessaire pour le rendre témoin de ce qui se passerait. Napoléon reçut l'amiral et le sous-secrétaire d'état avec le calme et la dignité convenable. On lut à l'ex-empereur la lettre de lord Melville premier lord de l'amirauté, qui lui annonçait sa destination future. Elle portait que : « Les ministres anglais manqueraient à leurs devoirs envers leur souverain et envers ses alliés, s'ils laissaient au général Buonaparte les moyens ou l'occasion de troubler de nouveau la paix de l'Europe. Que l'île de Sainte-Hélène avait été choisie pour sa future résidence, parce que sa si

tuation locale permettrait de lui laisser plus de liberté qu'on ne pourrait lui en accorder ailleurs sans danger. Qu'à l'exception des généraux Savary et Lallemand, le géné ral pourrait choisir trois officiers, lesquels, avec son chirurgien, auraient la permission de l'accompagner à Sainte-Hélène. Qu'il serait libre d'emmener aussi douze domestiques. » Le même document portait «que les personnes qui le suivraient seraient soumises à de certaines restrictions, et ne pourraient point quitter l'île sans l'autorisation du gouvernement britannique. » Enfin, il était dit «< que le contreamiral sir George Cockburn, nommé commandant en chef du cap de Bonne-Espé-* rance, ne tarderait pas à mettre à la voile pour conduire le général Buonaparte à Sainte-Hélène, et que, par conséquent, il était à désirer qu'il choisît au plus tôt les personnes qui devaient l'accompagner. »

La lettre fut lue en français à Buonaparte par sir Henry Bunbury. Il l'écouta sans l'interrompre, et sans donner aucun signe d'impatience ni d'émotion. Lorsqu'on lui demanda s'il avait quelque chose à répondre, il commença avec beaucoup de calme

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