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transactions, la nécessité qui fait dépendre le taux de leurs salaires du rapport entre l'offre et la demande de leur travaux, vingt années ne s'écouleraient pas sans apporter dans leur situation les changements les plus heureux et les plus inespérés.

En effet, si, au lieu des fausses idées qu'on leur a suggérées sur les capitaux, ils y voyaient ce qu'ils sont réellement, les éléments indispensables du développement de tous les travaux, lesquels s'étendent ou se resserrent nécessairement selon que les capitaux sont plus ou moins abondants, ils reconnaîtraient aussitôt combien ils sont intéressés à cette abondance, et dès lors, ne seraient-ils pas énergiquement disposés, d'une part, à appuyer tout ce qui peut favoriser la multiplication des capitaux, par conséquent le respect de la propriété légitime, l'ordre, la paix, la sécurité publique; d'autre part à réprouver, à flétrir tout ce qui peut en restreindre l'abondance, consé- par quent, le désordre, l'insécurité, les guerres agressives, les profusions de l'État et des particuliers?

Si, au lieu de se préoccuper plus ou moins chimériquement de l'organisation artificielle du travail, ils arrivaient à comprendre que l'organisation naturelle, celle résultant de la liberté de tous, est à la fois la seule qui respecte leur dignité et celle qui peut le mieux assurer leur prospérité et leur avancement, sous tous les rapports, ne seraient-ils pas disposés à réprouver tout régime artificiel qui, prétendant les soumettre, comme des êtres inférieurs, à une perpétuelle tutelle, tendrait à les priver des avantages qu'ils peuvent espérer du libre usage de leurs facultés utiles?

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Et quel immense appui leur opinion, en s'éclairant ainsi, ne donnerait-elle pas aux efforts des hommes de bien, pour affranchir notre civilisation de tout ce qui, dans nos institutions et dans nos mœurs, en retarde les progrès, de tout ce qui entretient et développe l'activité nuisible, de tout ce qui arrête ou décourage l'activité utile! Quelles voies nouvelles ouvrirait à la prospérité commune la réforme graduelle de tous les grands abus, si elle était rendue possible par un tel appui!

Enfin, si, au lieu de s'abandonner aux conseils peu éclairés, sinon peu bienveillants, qui les engagent à ne se préoccuper aucunement de l'excès possible de leur multiplication, ils usaient à cet égard de quelque sagesse, de quelque prudence, comme le font d'ailleurs, avec moins de nécessité, les classes moyennes les plus rapprochées de leur position, nul doute que leurs salaires, en présence de la multiplication des capitaux et avec les développements qu'ajoutent sans cesse aux forces productives les découvertes de la science et de l'industrie, ne sauraient tarder longtemps à se relever.

N'y a-t-il pas lieu d'espérer que ces trois vérités, au fond assez simples, seront un jour généralement comprises par ceux qu'elles intéressent le plus? Ce jour-là, la civilisation n'aura pas accompli l'un de ses moins bienfaisants progrès.

Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur, l'expression de ma considération la plus distinguée.

Annonay, 26 juin 1862.

AMBROISE CLÉMENT.

BULLETIN

Fragment emprunté à l'Histoire de la Révolution de 1848 PAR M. GARNIER-PAGÈS (1)

Sur les théories économiques et socialistes de cette époque.

Nous extrayons du dernier volume de l'Histoire de la Révolution de Février, par M. Garnier-Pagès, le chapitre suivant qui ne sera peutêtre pas sans intérêt pour nos lecteurs :

I. - Il était d'autant plus important de captiver l'imagination des ouvriers et d'occuper leurs bras, que, portés aux rêveries par les énervants conseils de l'oisiveté, ils se laissaient peu à peu détourner vers les théories qui berçaient leurs misères d'espérances chimériques. Pour l'homme lié à l'inflexible loi du travail qui peut seul lui donner le pain de chaque jour, n'est-il pas naturel et bien doux d'accueillir comme praticables les idées et les systèmes qui lui promettent l'amélioration de son sort et une réalisation immédiate?

Lorsque la Révolution de Février éclata, la science sociale, l'économie politique, avaient pénétré l'esprit du peuple et descendaient jusque dans le cœur des masses. Des novateurs ne s'étaient plus bornés à l'étude exclusive des sources de la richesse ; à côté des lois de la production, ils avaient revendiqué une plus large place pour les lois de la répartition. Ils affirmaient que dans une société bien organisée l'intérêt de tous ne doit pas être subordonné à l'intérêt de quelques privilégiés, et que la plus grande somme de bien-être appartient au plus grand nombre.

On a vu, au début de cette histoire, quelles étaient les doctrines enseignées sous le dernier règne par ces audacieux pionniers de la science sociale, qui ouvrent des voies nouvelles au génie aventureux et créateur des peuples, et qui creusent, au milieu de mille tentatives avortées, le sillon où le présent sème pour l'avenir.

Il est intéressant et indispensable de saisir le développement de ces doctrines à travers la mêlée et la lutte des passions, dans le bouillonnement des idées, au paroxysme de la fièvre révolutionnaire. Suivons donc pas à pas la marche de ces théories, dont l'enseignement a exercé sur la République une influence qui a profondément modifié les destinées de la nation.

(1) Paris, Pagnerre, 8 vol. in-8°.

II. Le 20 mars, au Luxembourg, dans une séance du Comité, où assistaient MM. Wolowski, Dupont-White, Toussenel, Vidal, Le Play, Duvergier, etc., et les délégués des ouvriers et des patrons, M. Louis Blanc avait exposé son système; mais comme il le développa plus complétement en assemblée générale, le 3 avril, c'est là que je prendrai les extraits nécessaires pour le faire apprécier.

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Le principe sur lequel repose la société d'aujourd'hui, c'est celui de l'isolement, de l'antagonisme; c'est la concurrence! La concurrence, c'est l'enfantement perpétuel et progressif de la misère... c'est la perte des forces, c'est la lutte!... De quoi se composent aujourd'hui les bénéfices de tout atelier? n'est-ce pas de la ruine de maint atelier rival? Quand une boutique prospère, n'est-ce point parce qu'elle est parvenue à arracher comme une proie l'achalandage des boutiques voisines? (Bravo! bravo!)

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La concurrence livre la société au gouvernement grossier du hasard. Est-il sous ce régime un seul producteur, un seul travailleur, qui ne dépende pas d'un atelier lointain qui se ferme, d'une faillite qui éclate, d'une machine tout à coup découverte mise au service exclusif d'un rival?... La concurrence réduit l'industrie à n'être plus qu'une industrie meurtrière...

<< En créant la misère, la concurrence crée l'immoralité. Qui oserait le nier? C'est la misère qui fait les voleurs; c'est la misère qui, en greffant le désespoir de la haine sur l'ignorance, fait la plupart des assassins; c'est la misère qui fait descendre tant de jeunes filles à vendre hideusement le doux nom d'amour!...

« On nous reproche d'attaquer la liberté en attaquant la concurrence! ah! j'avoue qu'un tel reproche me remplit d'étonnement; car si nous ne voulons pas de la concurrence, c'est parce que nous sommes les admirateurs de la liberté oui, la liberté! mais la liberté pour tous, car tel est le but à atteindre.

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La liberté existe aujourd'hui et dans toute sa plénitude pour quiconque possède des capitaux, du crédit, de l'instruction !... Mais la liberté existe-t-elle pour ceux à qui manquent tous ces moyens de développement?

Lorsque, chaque jour, des malheureux à qui une compétition désordonnée ferme les avenues du travail viennent nous dire ici : « De grâce! du travail « pour nous, du pain pour nos femmes et pour nos enfants! » et que nous n'avons rien à leur répondre... ces hommes sont-ils libres? (Non! non!)

« La liberté consiste non pas seulement dans le droit mais dans le pouvoir donné à chacun de développer ses facultés. D'où il suit que la société doit à chacun de ses membres et l'instruction, sans laquelle l'esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans lesquels l'activité humaine est d'avance étouffée et tyranniquement rançonnée.

« Il faut donc, pour que la liberté de tous soit établie, assurée, que l'État intervienne. Or quel moyen doit-il employer pour établir, pour assurer la liberté ? L'association! l'association par l'éducation commune, par la réunion fraternelle des forces et des ressources, les instruments de travail...

<< Avec l'association universelle, avec la solidarité de tous les intérêts nouée puissamment, plus d'efforts annulés ! plus de temps perdu! plus de capitaux égarés!...

« Et maintenant quel sera, dans ce régime nouveau, le meilleur mode de répartition à établir soit dans les travaux, soit dans la rémunération?

« L'idéal vers lequel la société doit se mettre en marche est celui-ci : Produire suivant ses forces, consommer suivant ses besoins! (Oui! oui! c'est évident!)

Mais cet idéal, peut-on y atteindre aujourd'hui? Je ne le pense pas! Si l'on prétendait immédiatement appliquer ce principe... où serait la limite des besoins? où serait la règle des aptitudes? Objection sérieuse, fondamentale! La société aujourd'hui n'est pas suffisamment éclairée... La règle des aptitudes sera formée par l'éducation..., la limite des besoins, clairement indiquée par la nature, assignée par la morale...

« ..... Vous connaissez le projet d'organisation du travail que nous avons naguère proposé. Vous savez par quels moyens, tirés de l'état actuel des choses, nous estimons qu'on pourrait arriver à une solidarité parfaite, d'abord entre les ouvriers d'un même atelier, puis entre les ouvriers d'une même industrie, et enfin entre toutes les industries diverses. Bientôt nous publierons le résultat de nos études sur l'établissement d'ateliers agricoles et sur le lien qui doit les unir aux ateliers industriels de manière à compléter notre plan. »

M. Louis Blanc examine ensuite quelle est la meilleure répartition des salaires et des bénéfices : l'égalité ou l'inégalité? Il laisse aux ouvriers le choix. Mais il préfère l'égalité des salaires, « qui a l'avantage d'être une transition entre la proportionnalité vraie et la proportionnalité fausse. Ainsi d'un bout de l'histoire à l'autre a retenti la protestation du genre humain contre ce principe: A chacun suivant sa capacité, en faveur de ce principe: A chacun suivant ses besoins. (Marques unanimes d'assentiment.)

« L'égalité des salaires ne saurait être qu'un acheminement vers la justice, une condition d'ordre, une garantie de durée de l'association... Maintenant est-ce à dire que ce système d'égalité dans la rémunération doit être étendu de l'ouvrier au fonctionnaire public et au chef de l'État? Sans hésiter nous répondons que si l'association devenait assez vaste pour embrasser l'universalité des citoyens et faire de la nation une grande famille, ce serait alors le cas d'appliquer le principe supérieur de justice: Devoir en proportion des aptitudes et des forces, droit en proportion des besoins.

« ..... Ainsi se trouverait réalisée cette maxime de l'Évangile : « Que le premier d'entre vous soit le serviteur des autres! » (Applaudissements.)

Dans la séance du 20 mars, à l'argument qui lui était adressé que l'égalité des salaires tuait l'émulation et engendrait la paresse, M. Louis Blanc avait répondu que l'émulation serait remplacée par le point d'honneur du travail, que la paresse aurait bien vite le caractère d'infamie qui parmi les soldats s'attache à la lâcheté, et qu'il serait planté dans chaque atelier un poteau avec cette inscription: Dans une association de frères qui travaillent, tout paresseux est un voleur!

III. En restreignant ce discours aux limites de cet ouvrage, si je l'ai dépouillé de son grand éclat, je crois avoir laissé intacte la démonstration du système que je résume ainsi :

La société actuelle est basée sur la concurrence, c'est-à-dire sur la perte des forces, sur le hasard, la misère, l'immoralité. La liberté actuelle n'existe que pour les riches, car la liberté n'est pas seulement dans le droit, mais dans le pouvoir; ce pouvoir, c'est l'État qui doit le donner en substituant à la concurrence l'association, et en établissant ainsi la solidarité générale. Quant à la répartition des salaires et des bénéfices, l'égalité est plus près de la justice que l'inégalité, mais elle n'est qu'un acheminement. Le principe de la justice est: « Devoir en proportion des aptitudes et des forces, droit en proportion des besoins. Ce système d'égalité s'étendra de l'ouvrier au fonctionnaire et au chef de l'État.

IV. — M. Louis Blanc avait décrit ainsi (20 mars) son plan transitoire de l'organisation du travail :

« Le mal présent est très-grand; la nécessité du remède en sera mieux sen→ tie. Voici ce que nous proposons :

<< Aux entrepreneurs, qui, se trouvant aujourd'hui dans des situations désastreuses, viennent à nous et nous disent : « Que l'État prenne nos éta<«<blissements et se substitue à nous, » nous répondrons: « L'État Ꭹ consent! « vous serez largement indemnisés; mais cette indemnité qui vous est due ne « pouvant être prise sur les ressources du présent, lesquelles seraient insuffi<< santes, sera demandée aux sources de l'avenir. L'État vous souscrira des « obligations portant intérêts, hypothéquées sur la valeur des établissements « cédés, et remboursables par annuités et par amortissements. »

« L'affaire ainsi réglée avec les propriétaires, l'État dirait aux ouvriers : « Vous allez travailler désormais dans ces usines comme des frères asso« ciés. >>

V.-Acheter la totalité des hauts-fourneaux, forges, mines, usines, ateliers, magasins de confection, que l'industrie aux abois voudrait vendre, les remettre aux mains des associations ouvrières, c'était, dès le début, soumettre ces associations aux plus mauvaises conditions du travail, à des conditions d'existence impossibles.

Ne possédant que des établissements compromis, car la vente de ceux-là seuls eût été consentie, elles auraient eu à lutter contre les fabriques les mieux disposées pour produire à bas prix, et conservées par leurs propriétaires. Inexpérimentées, ne connaissant pas la clientèle, indécises sur le choix d'hommes capables de la direction, de l'achat et de la vente, ne vivant que sur le crédit, elles se seraient heurtées, avec une infériorité décisive, contre des industriels ayant le savoir et la fortune acquise, accumulée, disponible.

Le moment d'ailleurs était-il opportun? Lorsque, par suite de la suspension des affaires, l'industrie subissait des pertes considérables, on irait créer des associations qui ne pouvaient avoir quelques chances de succès qu'en pleine prospérité commerciale! On irait lancer le navire en pleine tempête! Mais c'était tuer l'idée dans son germe, en supposant qu'elle fût viable!

VI. M. Louis Blanc voulut expérimenter son système.

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Le 25 mars, sous son inspiration et sous celle de M. Vidal, les ouvriers

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