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mécaniciens des usines de MM. Derosne et Cail formèrent une association, qui, inaugurée dans l'enthousiasme, ne put résister à l'expérience et au temps.

Le 28, conformément aux instructions et règlements de M. Louis Blanc, des ouvriers tailleurs, au nombre de deux mille, se constituèrent en association. La prison de Clichy transformée en vaste atelier, des avances de fonds, une commande de cent mille tuniques et de cent mille pantalons pour les gardes nationales mobiles et sédentaires, leur furent concédées pour aider à leur tentative. Le salaire fut fixé à deux francs pour le coupeur le plus expert comme pour l'ouvrier le moins habile; et l'association fut placée sous la direction d'un délégué, M. Frossard, et de deux délégués directeurs des travaux, MM. Bérard et Leclerc. Malgré la capacité des chefs, malgré les encouragements donnés, le bénéfice fut presque nul; et le modique salaire de deux francs ne put être augmenté que de quelques centimes.

Ces échecs témoignent plus contre l'opportunité que contre le système luimême. Ici je laisse la réplique à ceux qui luttaient alors avec M. Louis Blanc.

VII. — M. Michel Chevalier, qui écrivait dans le Journal des Débats, consacra à la réfutation des théories du Luxembourg une série de lettres remarquables. Fortifié par la pensée qu'il vaut mieux discuter que s'effrayer, il chercha à découvrir aux yeux de tous les conséquences de cette organisation du travail pour laquelle on invoquait le concours de la nation entière.

M. Michel Chevalier étudie la constitution présente de la société, démontre que la misère provient de l'insuffisance de la production, et conclut à la nécessité d'accroître cette production : « L'agent producteur le plus énergique étant le capital, il faut tendre à l'augmentation du capital par le travail et l'épargne. Contraire à ce but, le système de M. L. Blanc diminue le travail, le capital et la production, car il détruit le stimulant le plus actif et le plus puissant, la concurrence. Il efface le moi, source du génie et du dévouement, le moi, qui fait les héros. Il proscrit la liberté, oubliant que la liberté, sous les traits de la concurrence, a enfanté ces perfectionnements prodigieux auxquels un demi-siècle a suffi. Il va plus loin! Méconnaissant la véritable égalité, qui est une chance aussi égale que possible offerte à chacun de s'élever par ses facultés et par l'opiniâtreté de ses efforts personnels, il offre l'égalité absolue, qui serait l'oppression des hommes intelligents, actifs et dévoués, par les égoïstes, les sots et les fainéants, l'exploitation des bons travailleurs par les mauvais.

« L'égalité du salaire est encore une inégalité; car l'ouvrier célibataire et celui qui a femme et enfants recevant la même somme, l'un sera riche, tandis que l'autre sera privé du nécessaire. De plus, elle protége le paresseux au détriment du laborieux. Il est vrai que le point d'honneur remplacera l'émulation sous peine d'infamie; mais où M. Louis Blanc a-t-il découvert une nature humaine faite pour un système qui suppose que le devoir s'accomplira avec le seul secours d'un écriteau ?

« Le travail à la journée, moins fécond que le travail à la pièce, donne pour résultat un amoindrissement de la production et un accroissement de la misère. Cependant, malgré l'expérience qui prouve cette vérité incontestable, M. Louis Blanc n'admet que le travail à la journée.

Après cette critique, M. Michel Chevalier expose ses idées personnelles; il voit le progrès économique dans la liberté du commerce et de l'industrie et dans le développement des institutions modernes salles d'asile, caisses d'épargne, chambres de commerce, chambres consultatives, conseils de prud'hommes, secours mutuels, caisses de retraite, lois réglementaires du travail des enfants, écoles primaires, etc.

Il termine en déclarant que l'association libre du capital et du travail, c'està-dire la participation dans la distribution annuelle des bénéfices, concédée par les chefs d'industrie aux travailleurs, est un élément de succès et de production, un stimulant pour tous, une garantie d'ordre. Désormais l'association doit être partout à l'ordre du jour. Les lois qui la combattaient doivent être remplacées par des lois qui la favorisent.

VIII. M. Wolowski, convoqué au Luxembourg par M. Louis Blanc, y soutint, contre des doctrines suivant lui inapplicables et désastreuses, une discussion qu'il renouvela dans le Siècle :

<< Il veut l'association; mais il veut aussi la liberté. — Ces deux termes, loin de s'exclure, se complètent. — S'il est juste de condamner sévèrement les effets d'une concurrence anarchique, destructive, il serait funeste, pour dominer les abus de la liberté, de supprimer l'énergique ressort de l'émulation. Que tous les hommes aient leur existence assurée par le travail; mais que l'on ne substitue pas à l'activité, à la prévoyance, à la moralité de l'individu, un être abstrait, l'État, chargé seul de penser, de combiner, d'agir pour tous! L'État a une autre mission: il doit veiller à ce que nul ne meure de faim faute de travail, il doit développer l'activité individuelle et non l'absorber. Une fois ce devoir accompli, la liberté de travailler, qui n'a pas pour compagne obligée la misère, ainsi que le témoignent les États-Unis, - se dégage sans obstacles.

« L'association universelle, obligatoire, régie par une volonté suprême, l'association forcée, dont tous les rouages seraient mis en mouvement par l'impulsion de l'État, qu'est-ce autre chose que l'absolutisme monarchique transporté dans le domaine du travail? Du moment où l'ordre dépend d'un mécanisme, où la liberté lui est subordonnée, où la fraternité elle-même dégénère en un rouage matériel, on tombe dans l'oppression; à la vie on substitue la mort. Que deviennent la volonté, l'intelligence, l'âme, en présence d'une force inexorable qui brise l'individu, pour ne laisser subsister qu'une agrégation d'instruments vivants à laquelle toute spontanéité est ravie? Telle ne saurait être la destinée de l'homme! >>

IX.

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L'école de la liberté du commerce et du travail avait des adhé rents dévoués, appartenant aux divers partis politiques, mais rapprochés par la science, qui s'étaient groupés, en 1842, dans la Société d'économie politique. On y remarque MM. Charles Dunoyer, A. Blaise, Dussard, Joseph Garnier, le duc d'Harcourt, Hip. Passy, Emile Péreire, Ch. Renouard, Louis Reybaud, Horace Say, de Tracy, Villermé, Fix, Rossi, Vivien, Léon Faucher, Coquelin, de Molinari, Anisson-Duperon, Cherbuliez, du Puynode, Blanqui aîné, A. Clément, etc. M. Guillaumin, éditeur, doué d'une intelligence, d'une énergie, d'une persévérance rares, était le centre de cette Société et le fonda

teur du Journal des Économistes, où ces savants et ces penseurs exposaient et défendaient leurs principes. Ils avaient des adversaires tout à la fois parmi les conservateurs, partisans des droits protecteurs et de l'intervention de l'État comme pondérateur, et parmi les novateurs qui lui reprochaient de s'occuper exclusivement de la création des richesses au préjudice d'une plus juste répartition, et de laisser absorber toutes les forces, toutes les jouissances, par les possesseurs de capitaux, par les privilégiés du laisser faire et du laisser passer.

X. L'un des plus incisifs et vigoureux jouteurs de cette école, Frédéric Bastiat, faisait face des deux côtés. Toujours prêt à écraser de sa logique impitoyable et de sa verve étincelante les propagateurs de théories communistes, il accusait les conservateurs protecteurs d'en avoir été les premiers promoteurs :

« ... Ce sont les propriétaires fonciers, ceux que l'on considère comme les propriétaires par excellence, qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisqu'ils en ont appelé à la loi pour conserver à leurs terres, à leurs produits, une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui ont suggéré l'idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionisme a été l'avant-coureur du communisme. Il a été sa première manifestation; car que demandent aujourd'hui les classes souffrantes? Elles ne demandent pas autre chose que ce qu'ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers; elles demandent l'intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce qu'ils ont fait par la douane, elles veulent le faire par d'autres institutions; mais le principe est toujours le même : prendre législativement aux uns pour donner aux autres. Et puisque ce sont les propriétaires et les capitalistes qui ont fait admettre ce funeste principe, qu'ils ne se récrient donc pas si de plus malheureux qu'eux en réclament le bénéfice! >>

Suivant M. Frédéric Bastiat, la propriété, ainsi que la liberté, est une loi de nature, et non une loi de convention. Elle est surtout le droit au fruit du travail. Considérée comme loi de convention, elle n'est qu'une idée issue de ce droit romain qui justifie la possession de l'esclave et toutes les théories nées et à naître faisant reposer l'absolue souveraineté de la loi sur les biens, la vie et le travail de tous. De là une mobilité perpétuelle, une incertitude perpétuelle, qui entrave la production et engendre la misère! Plus de sécurité! plus de liberté! plus de justice! la mort matérielle et morale!

XI. — M. Lamennais, dans le Peuple constituant, s'adressait directement aux ouvriers :

« Ces théories tuent la liberté. Dispensateur de la tâche quotidienne de chacun, producteur universel, régulateur de la distribution des produits, responsable de la vie de tous, l'État aura besoin, pour remplir sa mission, d'un pouvoir absolu. Que reste-t-il de libre à celui qui produit selon ce qu'on lui ordonne, qui consomme selon ce qu'on lui permet? Ce n'est pas le travail qu'on organise, c'est l'esclavage des travailleurs! »

XII. La Revue nationale, publiée sous la direction de MM. Buchez, Ott, Feugueray, J. Bastide, etc., qui, les premiers et depuis longues années, s'étaient

voués à la propagation de l'association libre des travailleurs, continuait cette œuvre de progrès :

« Les désastres financiers, industriels et commerciaux sont nés des vices de l'organisation sociale. Mais la société ne peut se transformer tout d'une pièce; et la confiscation de la liberté au profit de l'égalité est aussi blâmable dans l'ordre industriel que dans l'ordre politique. Toute théorie qui caserne et cloître les ouvriers doit être bannie. La conclusion dernière de M. Louis Blanc, c'est le monopole général par l'État, la tutelle de la société entre les mains du pouvoir exécutif, l'absence de tout progrès après l'absence de toute concurrence, la condamnation à perpétuité du travailleur au bagne de l'atelier national sous peine de mourir de faim, la suppression du libre arbitre, l'anéantissement de la responsabilité. C'est, en un mot, la dégradation intellectuelle et morale la plus complète qu'on ait jamais vue. »

XIII. L'école fouriériste intervenait à son tour. M. Considérant résumait, dans la Démocratie pacifique, les opinions qu'il avait énoncées au Luxembourg dans la conférence du 22 mars:

« Point d'égalité de salaires, mais proportionnalité! Chaque homme étant une activité libre et propriétaire de la valeur de ce qu'il crée, celui qui, toutes choses égales d'ailleurs, crée trois fois plus qu'un autre, a droit à une part triple dans le produit du travail commun; mais il est de son devoir d'abandonner volontairement une portion de ce qu'il a produit pour compléter le minimum nécessaire à ceux qui n'ont pu produire, aux faibles, aux enfants, aux vieillards, aux malades... Imposé, le dévouement ferait du citoyen une machine mue par le piston légal.

<< La formule économique supérieure est l'association libre et volontaire du capital, du travail et du talent. Ces trois forces, qui créent concurremment les produits, ont dans l'association un compte où est répartie à chacune d'elles la rémunération qui lui revient, proportionnellement à sa participation dans l'œuvre.

« Du reste, que les principales formules proposées par les théoriciens soient appliquées dans divers établissements, sans qu'aucune ait la prétention de s'imposer. >>

XIV. M. Pierre Leroux apparaissait sur la scène avec un cortège de publications philosophiques et économiques. Par de longues méditations sur l'humanité, il en était arrivé à ce degré où la profondeur touche à l'obscurité, où le sublime monte et se perd dans les nuages, où l'on n'est plus compris que de quelques adeptes, où l'on a quelquefois beaucoup de peine à se définir soi-même.

Venu de Limoges, il faisait son entrée le 12 avril dans le club de la Révolution, et y prenait place à côté de M. Barbès. Devant un auditoire de trois mille personnes, il développa ses doctrines, dit la Vraie République, dans une improvisation religieusement écoutée pendant deux heures et fréquemment applaudie :

« L'être humain est perfectible, l'humanité est perfectible.

« Le but de la vie pour l'être humain est de réaliser de plus en plus dans

l'unité et la communion l'être humanité, et de développer cet être sous son triple aspect: sensation, sentiment, connaissance.

« La loi de la vie est le progrès, dont voici la formule: changer en persistant, persister en changeant.

« Tout être humain, pour être libre, frère et égal dans la cité, doit être associé à d'autres êtres humains, conformes à ses prédominances et à ses attraits légitimes.

« La loi est la base de l'amitié, c'est la triade.

La triade est organique et naturelle.

« La triade naturelle, réalisant par trois êtres humains l'unité des trois prédominances différentes, réalise la vraie loi morale.

« La triade organique est l'association de trois êtres humains représentant chacun en prédominance l'une des trois faces de notre nature dans une fonction sociale quelconque. »>

Il faisait observer que la loi de trinité, base de sa doctrine, est le principe essentiel de la famille, de toute fonction particulière et de l'amitié. Il indiquait les preuves et les éléments de cette loi: sensation, sentiment, connaissance; liberté, égalité, fraternité; art, science, industrie; paternité, maternité, filialité...

« Toute fonction commune exige trois aptitudes principales et par conséquent le concours de trois travailleurs : l'art, par exemple, a le peintre, l'architecte, le sculpteur; l'imprimerie a le compositeur, le correcteur, le pressier... La nature assigne à la plénitude de l'amitié et du compagnonnage la réunion de trois hommes; deux amis ont peu de chance de vivre longtemps en harmonie; il leur faut un lien, un saint-esprit, comme l'enfant au père et à la mère. C'est sur la pratique du compagnonnage que doit s'asseoir le travail au milieu de la grande fraternité. »

XV. M. Cabet poursuivait avec fanatisme ses prédications icariennes : le jour, dans son journa! le Populaire; le soir, à son club. Il s'indignait contre les calomnies banales qui l'accusaient de vouloir le partage des terres, l'abolition de la famille, le pillage, l'anarchie. « Ce que je poursuis, » s'écriait-il, << c'est l'application de la parole évangélique du Christ, la réalisation de la fraternité. Nous ne voulons plus être spoliés, dépouillés, déshérités, exploités; mais nous ne voulons pour personne aucune spoliation, aucune exhérédation, aucune exploitation.

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Malgré l'ardeur avec laquelle M. Cabet repoussait les attaques dont il se disait victime, il était l'un des chefs de secte qui effrayaient le plus la bourgeoisie c'est qu'il faisait hautement profession de foi de communisme. Ce mot était imprimé sur toutes les feuilles qu'il publiait, prononcé dans toutes les réunions de ses adeptes, écrit sur toutes les lettres qu'il adressait ou qu'il recevait; et ce mot éveillait les craintes que M. Cabet cherchait vainement à calmer. L'opinion publique reculait jusqu'aux dernières extrémités les limites de son système et se terrifiait de la conclusion.

XVI. Au milieu de toutes les sectes, un homme puissant par le talent, l'énergie, la dialectique, par l'étrangeté de ses pensées, par l'audace de ses aphorismes, forçait l'attention publique à se fixer sur sa personnalité. M. Prou

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