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donne le plus grand produit. Il faut n'avoir jamais réfléchi sur le caractère essentiellement progressif de la science et de l'industrie humaine, surtout de la science et de l'industrie agricole, si compliquée, si nouvelle, si loin d'avoir dit encore son dernier mot; il faut n'avoir jamais regardé dans quel but et quelles conditions se fait la plus vulgaire amélioration foncière, pour mettre un seul instant en doute que la culture de dernière époque, qu'elle se fasse sur un terrain neuf ou vieux, est celle qui donne, par rapport à la mise de capital, le plus grand produit actuel.

. M. Carey établit donc précisément, et de tous points, le contraire de l'hypothèse de Ricardo, et pour prouver ses assertions, il se met à faire, à travers le monde ancien et nouveau, une espèce de voyage d'exploration très-curieux. Les observations qu'il présente sur la France, l'Angleterre, l'Écosse, l'Italie, etc., sont très-fines et révèlent chez l'auteur de grandes connaissances historiques et géographiques. Mais la partie la plus intéressante et la plus riche en preuves irrécusables, ce sont les études sur l'Amérique, qui, commençant par les États du Nord, vont, à travers le Mexique et l'isthme, se perdre dans les vastes régions inconnues de l'Amérique du Sud. Pour l'Union américaine surtout, c'est vraiment la carte détaillée de la colonisation, dessinée par époques, d'après nature et au moyen de documents si récents, de souvenirs si bien conservés, d'indices tellement visibles et palpables encore, qu'il n'y a pas moyen de conserver le moindre doute sur l'exactitude du système de M. Carey.

Ce renversement complet de la théorie si légèrement acceptée par les économistes qui nous ont précédés, entraîne des conclusions tout à fait contraires à celles de Ricardo. La loi de M. Carey s'accorde parfaitement avec la loi de progrès dans la mise en œuvre des forces naturelles, telle qu'on le constate partout où l'on étudie la marche de l'industrie. L'homme, pour l'instrument-terre, comme pour tous les instruments qu'il emploie, passe du plus faible au plus fort, du moins productif au plus productif. Donc, à mesure que la population et la civilisation s'accroissent, les subsistances s'obtiennent au moyen d'efforts moindres et baissent de valeur par rapport au travail. Donc, l'instrument ou capital des époques antérieures se déprécie par rapport à l'instrument ou capital des dernières. Et non-seulement la valeur actuelle des terres ne représente pas un excédant par rapport aux dépenses foncières que leur mise en œuvre a successivement exigées, mais cette valeur est de beaucoup au-dessous de la somme des capitaux qu'il a fallu dépenser pour les amener de leur état sauvage primitif à leurs dispositions actuelles. C'est, du reste, ce qu'il est trèsfacile de prouver directement, comme le fait surabondamment M. Carey.

Pour démontrer la baisse des subsistances par rapport au travail qui les obtient, il suffit de mettre en regard, à diverses époques, les prix des denrées et les chiffres des salaires agricoles; ou plus exactement encore, de comparer, sans s'occuper des prix, le chiffre de la population agricole avec la somme en quantité des produits annuels de l'agriculture.

Pour montrer directement que la valeur de la terre est très-loin de représenter aucun excédant sur le capital dépensé pour la mettre en valeur, M. Carey fait un calcul assez original. Il évalue, d'après les documents les plus larges, la propriété foncière (terres, maisons, mines, routes particulières, etc.) de tout un pays, l'État de New-York ou l'Angleterre, par exemple: le chiffre représente tant de millions de journées d'ouvriers; et il demande si, avec ce nombre d'ouvriers, personne au monde voudrait essayer, en prenant l'État de New-York comme il était du temps d'Hendrick Hudson, ou le Royaume-Uni comme Jules César l'a vu, d'exécuter tous les travaux de défrichements, d'irrigations, de drainage, de bâtisses, de canaux, de ponts, de routes, etc., qui les ont amenés à ce qu'ils sont actuellement (1).

On sait que M. J.-S. Mill, obligé de reconnaître que la logique et les faits démentent la théorie de Ricardo, a essayé assez malheureusement de sauver l'honneur de son école, tantôt en disant que dans les premiers temps la loi marche dans le sens de l'abaissement des subsistances, pour tourner ensuite en sens inverse (à quoi on lui a répondu, d'après ses propres principes, System of logic,- qu'une loi qui ne s'applique pas au passé comme à l'avenir, n'en est pas une); tantôt en admettant, comme s'opposant à la loi de Ricardo, un principe contraire qu'il appelle le progrès de la civilisation. M. Peshine Smith, dans son Manuel (p. 65), s'est attaché à ruiner cet essai de replàtrage. Quant à M. Carey, il y a répondu, je ne sais où, en deux lignes et avec un dédain magistral que l'école de Ricardo fait de l'économie politique à l'usage des castors sans doute, mais que lui, Carey, étudie l'homme progressif et non les bêtes des champs. Et M. Carey a raison. Qu'est-ce en vérité qu'un système qui fait figurer, dans l'exégèse humaine, le progrès de la civilisation comme une contre-loi, une anomalie, un dérangement « momentané » de l'ordre des choses? Oh! certainement, si l'homme était improgressif comme le buffle ou le tigre, les trois ou quatre lieues carrées qui nourrissent une famille

(1) Et il faut remarquer que dans ce calcul on ne tient compte ni des moyens bien autrement puissants qu'emploie le travail actuel, ni des énormes quantités de tâtonnements et de travaux en pure perte que ce travail économiserait aujourd'hui.

sauvage ne pourraient en nourrir deux qu'avec une réduction de quote-part. Oui, vous l'avez dit, c'est parce que l'homme est intelligent et progresse, c'est parce qu'en multipliant les hommes se rapprochent au physique et au moral, c'est parce qu'ils associent leurs forces, leurs traditions, leurs découvertes, qu'ils font de plus en plus facilement travailler et produire pour eux la nature. Mais ce n'est pas là un fait occasionnel, exceptionnel et transitoire, comme vous sembleż le croire; la civilisation et le progrès, c'est la loi même de la société, c'est le produit naturel, caractéristique, normal de l'intelligence humaine. Ainsi, la difficulté de produire les subsistances est applicable au cas des civilisations qui déclinent et des sociétés qui reculent vers la barbarie; la loi de la production plus facile et de la subsistance plus abondante est celle de toute société qui se développe dans l'ordre naturel de la civilisation.

On comprend que, la théorie de Ricardo ainsi renversée, M. Carey se trouve singulièrement fort vis-à-vis de celle de Malthus. La fameuse formule que la population tend à croître plus rapidement que les subsistances devient une hypothèse sans portée aucune, du moment qu'il est démontré que nulle part on n'a vu la population croître aussi rapidement que les subsistances.

En supposant, en effet, que la possibilité de cette tendance s'appuyât sur quelque chose de moins vague qu'une affirmation gratuite, de quel droit voudrait-on qu'une science essentiellement pratique, comme l'économie politique, se préoccupât d'une tendance qui ne s'est jamais traduite en fait? La crainte de l'excès de population, plus ou moins fondée, peut autoriser, à l'occasion, quelques conseils de prudence. Permis à ceux qui en ont peur de dire aux gouvernements: « Prenez garde d'encourager, par des moyens artificiels, l'accroissement exagéré du prolétariat; » de dire à quelques familles ou à quelques cantons pauvres : « Consultez vos moyens et vos espérances légitimes avant de vous embarrasser de trop d'enfants; » comme on dirait à une industrie, en temps de crise : « Prenez garde de trop produire en ce moment. L'abus, c'est de passer de l'expression réservée d'un conseil de pure circonstance à l'affirmation dogmatique d'une loi générale; c'est de proclamer comme un axiome qu'il y a toujours dans la société plus de bouches affamées qu'on n'en peut nourrir, ou toujours plus de produits qu'on n'en peut écouler. A ce cri d'alarme, immotivé et dangereux, on a raison d'imposer silence au nom des faits.

Quoi qu'il en soit, M. Carey n'a pas voulu se contenter de battre Malthus sur le dos de Ricardo. Il a pris corps à corps la question de

tendance et la formule de la double progression arithmétique et géométrique. Je n'ai jamais pu deviner, pour ma part, sur quelle espèce d'aperçu, si arbitraire qu'il soit, Malthus a pu prendre prétexte pour formuler cet incroyable rapport. S'il est une loi démontrée en biologie, c'est que la tendance à la multiplication d'une espèce est d'autant plus marquée que son organisation est plus infime, et d'autant plus faible que son rang dans l'échelle de l'être est plus élevé. Tous les animaux, tous les végétaux qui servent à la subsistance de l'homme, peuvent s'accroître en nombre des milliers de fois plus vite que l'homme lui-même. Qu'est-ce d'ailleurs que l'alimentation? une destruction? Pas du tout c'est, comme le dit M. F. Passy, « une simple transformation qui ne détruit rien; » on pourrait même dire, pour les végétaux au moins, une transformation qui accélère la reproduction. Tous les agriculteurs professent qu'il suffit de restituer avec intelligence au sol les résidus de ce qu'il a livré, pour qu'il reproduise l'aliment en quantité progressive. Un homme qui naît n'est pas seulement un estomac de plus, c'est une force et une intelligence et croire qu'à notre époque cette force et cette intelligence combinées avec celles qui l'entourent, n'est pas en état de produire infiniment plus que sa subsistance, c'est avoir une idée bien humble de la société et du progrès.

Sans sortir des procédés connus de la culture actuelle, vous pouvez, dans les pays les plus peuplés, doubler et tripler le nombre des travailleurs sans aucune espèce de crainte et avec tout profit, le rapprochement seul des hommes supprimant d'énormes pertes de temps et de forces dans la production et l'échange. Et puis pense-t-on que le dernier mot de la science agricole soit dit? Qu'est-ce que ce point de vue de myope qui prétend asseoir un calcul d'approvisionnement pour l'avenir sur la routine présente de l'agriculture européenne? Il y a peut-être eu, chez les Chérokées, quelque Malthus à peau rouge qui a effrayé sa tribu en lui prédisant que, du jour où chaque guerrier n'aurait plus une lieue carrée pour sa chasse, le chiffre des hommes irait en diminuant. Sa prophétie ferait rire aujourd'hui. Celle de Malthus est-elle plus sérieuse? Après la chasse, on a eu le pâturage, après le pâturage le labourage, après la jachère l'assolement continu, après les céréales les fruits et la culture' maraîchère. On va avoir la pisciculture, puis l'exploitation des champs de la mer sur une échelle inconnue (1), etc. La raison de la progression alimentaire n'est pas

(1) Sur le littoral de l'Union, l'exploitation et l'aménagement des bancs d'huîtres ont été conduits de telle sorte qu'aujourd'hui, pour 30 millions de consommateurs, la moyenne par tête est plus forte que lorsque l'Amérique ne comptait qu'un million d'habitants. (Carey, t. III, p. 350.)

arithmétique; elle est exponentielle; elle décuple, à chaque stage de la civilisation, ce qui a été décuplé déjà.

Remarquez qu'à mesure que l'homme, en se développant en nombre et en puissance, augmente ainsi sur une large échelle ses moyens d'alimentation, et passe de la nourriture animale, qui se compte par livres, aux végétaux qu'il crée par quintaux et par tonnes, il se trouve que, l'outillage plus parfait rendant le travail moins rude, il y a moindre déperdition musculaire et moindre besoin par conséquent d'alimentation substantielle, en même temps qu'il y a abondance plus grande. Il est difficile d'apercevoir des conditions plus rassurantes en vérité. Et puis quelle étrange idée d'avoir peur, à notre époque, que la terre ne vienne à manquer à l'homme! Le globe est encore désert : la race humaine n'en occupe et n'en cultive pas la centième partie ! Et c'est la moins riche en principes vitaux. Dans les pays même les plus peuplés, en Chine, par exemple, il y a de vastes espaces d'excellent terrain qui sont incultes. En Asie, en Afrique, en Australie, en Amérique, etc., des continents entiers présentent à l'état sauvage les sols les plus merveilleux du monde. On a calculé que le bassin de l'Orénoque, à lui seul, suffirait pour nourrir toute l'espèce humaine aujourd'hui. Et avec quelle facilité! Le riz, dans ces climats, rend cent pour un, et le maïs trois cents; le bananier donne, à surfacc égale, cent trente-trois fois plus de substance alimentaire que le blé. L'habitant de la mer du Sud, quand il a planté, dans sa vie, trois arbres à pain, a payé sa dette de travail et assuré la subsistance de toute sa famille. Il paraît que, dans l'occupation du globe, comme dans l'agriculture, l'homme a procédé par la partie facile et saine, mais pauvre de son domaine, les régions froides et montagneuses. C'est dans les plaines des tropiques que sont les vrais greniers d'abondance; seulement, pour en prendre possession, l'humanité a besoin de croître en nombre, en discipline et en force.

Que reste-t-il donc de tout ceci? L'objection (puérile à mon sens) qu'en admettant la subsistance comme assurée, en vertu de la loi de doublement,- quelle qu'en soit la période,-les hommes finiront par se toucher les coudes sur la surface de la terre. M. Carey nie positivement qu'il y ait lieu à supposer une loi fixe de progression quelconque ; et en présence des éléments si complexes et si parfaitement inconnus dont se compose celle de la population, il est difficile de n'être pas de son avis. D'abord pourquoi prendrait-on pour la loi, la fécondité de l'espèce observée à son plus haut degré (4)? Il y a très-certainement des races plus

(1) Et avec une erreur de calcul. On a vérifié en Amérique, depuis Malthus, que l'immigration (qui se compose d'adultes entrant immédiatement

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