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réellement quelque chose en arrière, et en désignant à l'étude une difficulté, elles indiquent un progrès à réaliser. Il est donc plus utile qu'on ne le croit que ces sortes de tiraillements puissent se produire franchement; et ce parti a de plus le grand avantage de laisser à chaque science toute l'indépendance qu'elle doit avoir dans sa sphère propre. Autrement, si l'on veut l'harmonie à tout prix, on pousse infailliblement chaque spécialité à agrandir son point de vue en se plaçant pour cela sur le terrain des sciences collatérales : ce qui aboutit à effacer toutes les divisions de noms et d'objets en les confondant dans une vague promiscuité qui touche à tout et ne précise rien.

Et puis, y aura-t-il vraiment conflit?-Oui, sans doute, si, avec cette impatience d'appliquer qui n'est que trop naturelle, chaque science (je devrais dire chaque savant, fort peu autorisé la plupart du temps à parler pour la science) se hâte d'imposer comme une loi générale sa conclusion particulière et insuffisante. Non, si conservant la conscience de sa spécialité, elle se contente de donner simplement sa voix pour ce qu'elle vaut, au nom des intérêts qu'elle représente et qui ont en définitive à se balancer avec des intérêts d'un autre ordre; ou plutôt encore si elle se borne à transmettre le résultat de son étude à la science qui vient après elle et qui est chargée de le retravailler et de le revoir à un point de vue plus élevé. C'est ainsi que, dans une fabrique où le travail est bien divisé, l'atelier qui fond le métal le transmet successivement à ceux qui le moulent, le tournent, le liment ou le montent, jusqu'à ce que, de main en main et de façon en façon, l'œuvre commune arrive à la forme définitive et en quelque sorte pratique sous laquelle elle doit être employée.

Cette analogie tirée de la pratique matérielle de la division du travail nous conduit à une dernière observation sur le rang d'ordre des sciences sociales, à laquelle j'attache une certaine importance: c'est que les sciences inférieures, si l'on veut appeler ainsi celles qui dégrossissent en quelque sorte la besogne, qui touchent aux faits et aux nécessités premières de la vie sociale, ne sont pas, comme on le dit trop souvent, subordonnées aux sciences supérieures qui s'occupent des grands rapports politiques ou moraux ; mais qu'au contraire ce sont les premières qui sont indépendantes, et qui imposent aux secondes des données et des conditions dont celles-ci ne peuvent pas sortir. L'ordre dialectique est ici précisément l'inverse de l'ordre historique ou pratique. Nous avons déjà dit comment la société, qui ne peut rien qu'à la condition expresse d'une très-forte unité d'action et de volontés, avait dû,

dès le principe, constituer d'autorité, arbitrairement ou empiriquement, peu importe, toutes ses grandes disciplines, comme la législation, la morale, l'hygiène ou l'économie publique, etc.; elle aurait eu le temps de mourir cent fois, si elle avait voulu attendre, avant de formuler une règle pratique, le développement des connaissances sur lesquelles cette règle aurait dû logiquement être fondée. Il en a été de même à tous les degrés; partout la pratique a devancé sur la science; partout ce qui devait rationnellement être une conséquence, a été, par la nécessité des choses, affirmé comme principe et règle.

C'est ainsi que la science, quand elle est venue plus tard, a trouvé les bonnes places occupées, et s'est vue forcée de prendre une attitude de protestation et de révolte, qui n'a pas toujours été sans danger. Aujourd'hui ce droit de remontrance et de libre contrôle est à peu près reconnu aux sciences de l'ordre physique; il ne l'est pas encore à celles de l'ordre moral. On ne permettrait plus à la médecine, par exemple, de s'autoriser de son rang et de son ancienneté pour imposer silence à la physiologie qui lui prouve la circulation du sang; et chaque jour la physique, la chimie et la mécanique réforment ou confirment (ce qui revient toujours à contrôler sans opposition) les pratiques traditionnelles de l'agriculture et de l'industrie. Mais pour la pratique sociale, le préjugé de la tradition subsiste. On l'impose sans cesse à la science, et la science l'accepte un peu trop humblement, à mon avis.

Il est reçu de dire à l'économie politique qu'elle doit se subordonner, dans la théorie même, à la politique et à la morale. Les économistes tiennent encore tête assez résolûment à la politique. Mais la plupart reconnaissent, sans contestation, que l'économie politique est une branche et une dépendance de la morale, qui est une science d'ordre supérieur. - Eh bien! non scientifiquement, l'économie politique n'est pas une branche (acceptons la métaphore), mais une racine de la morale. Ce n'est pas une dérivation et une dépendance de la morale; c'est, au contraire, une des prémisses, un des éléments constitutifs, une des données premières de la morale. Et c'est précisément parce que la morale est une science supérieure en importance pratique, qu'elle est, dans l'ordre scientifique, un corollaire et une synthèse de la science inférieure. Partout, la science indépendante est celle qui est la plus près de l'observation de l'analyse et du détail; c'est celle-là qui transmet des résultats et des conditions obligatoires à la science synthétique et culminante. Voyez, par exemple, l'hygiène : est-ce elle qui régit et conditionne l'anatomie, la physiologie, la chimie végétale

ou animale, etc.? Non, ce sont, au contraire, ces sciences, inférieures au point de vue de l'application, qui la conditionnent et qui n'ont à lui obéir en rien. La morale est en quelque sorte l'hygiène supérieure du corps social; elle y distribue à tous les organes cette santé générale qui résulte de la rectitude et de l'harmonie des volontés. L'économie politique serait quelque chose comme la physiologie ou l'anatomie; elle démonte le mécanisme social et en étudie les ressorts les plus apparents. La morale fera ce qu'elle voudra de cette étude, mais elle doit en tenir compte; la science qui fait l'étude, au contraire, n'a pas à se préoccuper de l'usage que la morale en pourra faire. Cet ordre de dépendance (qui peut choquer quelques idées reçues) devient indiscutable, quand à la place de l'économie politique, on considère une science plus terre à terre, mais par cela même plus positive, la statistique. Il est évident pour tous que celle-là ne dépend de personne et que toutes en relèvent. Quand elle a dit son chiffre, l'économie politique ni la morale n'y peuvent rien; et c'est, au contraire, à elles de prendre note de ce chiffre et d'accepter dans leurs plus hautes conceptions, sa prédominance brutale.

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VII

Il y a dans tout ce que nous venons de dire quelque chose qui ressemble à un plan de constitution ou de reconstitution rationnel de toute la Science sociale. La question telle qu'elle était posée aboutissait là forcément. Pouvions-nous établir les rapports de l'économie politique et de la morale, sans déterminer leur rang d'ordre dans la série des connaissances humaines? Et le rang de deux sciences aussi capitales, une fois fixé, n'entraînait-il pas nécessairement celui des sciences de la même famille? Quoi qu'on pense de cette tentative de programme, je laisse à d'autres le soin de le compléter. J'ai cru utile d'en indiquer les bases, afin qu'on ne vint pas subordonner une science qui doit rester indépendante et qui peut se suffire à elle-même. Quant au programme lui-même, nous ne sommes pas assez avancés, à mon avis, pour qu'il soit aujourd'hui possible ou avantageux de le suivre rigoureusement. Les matériaux sont encore bien rares pour construire méthodiquement. La statistique en est à s'organiser; l'histoire vient de naître (j'entends celle qui s'occupe d'autre chose que des batailles et des intrigues de cour); l'économie politique elle-même hésite encore sur des phénomènes tout à fait primordiaux, qu'elle aurait probablement mieux pénétrés déjà si elle n'eût

voulu s'occuper de trop de choses et peut-être de choses trop élevées. C'est qu'ici, il faut le dire, nous ne sommes pas tout à fait maîtres de nous tenir dans le domaine calme et méthodique de la science pure; la pratique, chez nous, pousse la théorie plus vite qu'elle ne peut marcher, et lui demande à chaque instant des solutions d'urgence; nous nous trouvons condamnés, par l'incessante nécessité de l'application, à conclure d'après des aperçus incomplets, à conseiller sur ce que nous ne savons guère, à faire enfin de cette science d'à peu près et d'occasion qui commence par où il faudrait finir, et finit par où il faudrait commencer. Dans cette situation, je suis loin de trouver mauvais que l'économie politique s'accroche un peu au hasard à tout ce qui lui offre un point d'appui pour agir sur l'opinion, et je pense qu'elle est parfaitement autorisée surtout à se servir, sans exiger rigoureusement leur certificat d'origine, des grandes notions morales qui ont l'acceptation générale pour elles, et qui sont, en quelque sorte, parce qu'elles sont. L'intuition et le sentiment peuvent se trouver en arrière de la science, mais ils sont aussi souvent peut-être en avant. Dans le siége éternel que l'esprit humain pousse autour de la vérité, s'il est sage de procéder par un cheminement méthodique, il faut savoir aussi profiter, pour gagner du terrain, de tous les postes avancés qui ont pu être enlevés sans qu'on sache comment: à condition pourtant que la science aura soin de les relier aux ouvrages réguliers de la tranchée.

Je crois donc qu'il faut laisser chaque économiste chercher librement sa voie selon son tempérament et ses idées. Mais, d'un autre côté, il est bon, de loin en loin, d'embrasser l'ensemble général du mouvement, et de marquer avec précision le point de départ et le but. Que ce but soit plus ou moins élevé, peu importe; l'essentiel est qu'il soit nôtre. Toute science a nécessairement son champ d'action propre, où elle ne relève de personne. Sachons le voir et le garder. Nous sommes les ouvriers de la dernière heure et les tard-venus; mais dans l'ordre des sciences comme dans celui des idées, le rang n'est pas à l'ancienneté, tant s'en faut. Il est incontestable que nous apportons à la philosophie un élément nouveau: ce qu'il est, ce qu'il peut devenir, l'avenir nous le dira. En attendant, prenons garde de nous rattacher, par esprit de paix, à ce qui est immobile. Je n'ose pas dire qu'il faut nous faire suivre, il y a, à Paris comme à Rome, un sacré collége qui répondrait par le: Non possumus; mais je maintiens que nous devons marcher indépendants.

R. DE FONTENAY.

OBSERVATIONS

SUR

LE SPIRITUALISME EN ÉCONOMIE POLITIQUE

EN RÉPONSE A M. DAMETH ET A M. DE FONTENAY

I

M. Dameth a publié dans le numéro de mai du Journal des Economistes un article sur l'économie politique et le spiritualisme, digne d'attention par le mérite de l'écrivain et par la nature des conclusions. L'auteur paraît s'y être proposé d'établir à l'aide d'une discussion très-savante que ce que l'économiste a de mieux à faire, c'est de se désintéresser de toute doctrine philosophique. Il m'est impossible de ne pas remarquer pourtant que l'habile critique n'a pas joint l'exemple au précepte et que ses préférences métaphysiques sont visibles aussi bien que ses antipathies; je suis loin de lui en faire reproche. Au contraire, j'en conclus que ce désintéressement complet, absolu, de toute doctrine ou du moins de toute tendance philosophique, quelle que soit la chose dont on traite, n'est pas aussi facile qu'on se l'imagine communément.

Ce n'est pas que je mette en doute l'autonomie de la science économique. Elle forme le premier article de mon credo comme de la profession de foi de M. Dameth. L'économie politique a son domaine et ses lois propres, sur lesquelles la métaphysique est sans prise. Il est inutile sans doute de démontrer que la loi de l'offre et de la demande est la même pour les chrétiens et pour les bouddhistes, pour les disciples de Condillac et pour ceux de Kant. Nous savons par l'expérience que les mêmes raisons qui ont empêché le papier-monnaie de réussir en France l'ont fait échouer en Chine et en Perse. Un impôt vicieux exerce les mêmes effets funestes sur une population de croyants et sur une nation composée d'athées. Il n'est pas besoin de s'attacher à prouver, ce qui est clair de soi et connu de tous, que la théorie des valeurs n'a rien à démêler avec la philosophie. Ricardo, par exemple, aurait pu donner à la science plus

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