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sciences sociales. Selon lui, c'est par la science progressive de l'utile que la morale se constitue et se forme; c'est par les conséquences bonnes ou mauvaises que le sentiment de l'honnête se détermine. J'admets la part de vérité contenue dans cette thèse, part de vérité que nous autres économistes nous avons à défendre et à faire accepter par les philosophes qui la méconnaissent. Je ne nie pas moins absolument que ce soit uniformément par les leçons de l'utile que le sentiment moral s'est développé. Le discernement plus délicat et plus sûr du bien et du mal moral s'apprend à d'autres écoles : les religions, les philosophes, l'influence qu'exercent sur les autres hommes ceux qui en ont été doués à un degré plus éminent, sont autant de disciplines sous lesquelles il se forme. Je n'en voudrais d'autre exemple que l'esclavage lui-même, cet exemple qui pourrait sembler plus favorable que beaucoup d'autres à la thèse de M. de Fontenay. Je tiens qu'il est historiquement démontré faux que l'injustice de l'esclavage ait été manifestée par suite de ses effets funestes soit sur la richesse publique, soit sur la société prise à d'autres points de vue. Lorsque plusieurs évêques, au ve siècle, libèrent leurs esclaves, il n'y a pas un rayon emprunté à l'utile dans la vérité morale qui luit à leurs yeux. Ils invoquent la fraternité, l'égalité, la justice qui empêche qu'un homme en confisque un autre à son profit comme une bête de somme. Ils s'appuient sur les idées chrétiennes. Ce sont les mêmes idées qu'invoquent les ordonnances de quelques rois de France pour abolir le servage. Rien, dans tout cela, qui atteste la moindre comparaison du travail libre avec le travail esclave ou serf au point de vue des résultats. Qu'importe que le christianisme n'ait point immédiatement, directement émancipé les esclaves, et qu'il se soit trouvé même de nos jours des théologiens sophistes vendus aux maîtres, pour justifier cette institution antipathique et odieuse à la conscience humaine épurée et avivée par une conviction plus haute de la destinée humaine et un sentiment plus profond de la valeur de l'homme? Le mouvement anti-esclavagiste en Angleterre et aux États-Unis a été éminemment chrétien et philosophique. Comment contester que c'est au nom de la justice qu'ont été tranchées les longues hésitations et les incertitudes du principe de l'utile? On en était encore à discuter si le travail esclave n'était pas plus fécond, si le climat permettait un autre genre de travail que celui des noirs asservis, si l'esclave lui-même n'était pas plus heureux avec son irresponsabilité que dans un état de liberté dont il n'userait pas ou userait mal, et déjà la souillure de l'esclavage avait disparu des colonies anglaises à la voix de Wilberforce et de ses amis. C'est

aujourd'hui seulement que nous sommes sûrs expérimentalement que l'abolition de l'esclavage n'est point une mauvaise spéculation, et encore avons-nous vu tout récemment un économiste des plus distingués, trèsabolitioniste, M. de Molinari, soutenir qu'elle avait été une mauvaise affaire (1).

Voulez-vous d'autres exemples? Prenons la tolérance religieuse. Avec votre système qui fait naître et se développer la notion du bien et du mal moral invariablement à la suite des effet utiles ou nuisibles, elle ne pourrait être que le résultat de l'inefficacité des persécutions. Il est très-vrai que celle-ci y a contribué. Il ne l'est pas que les raisons qui ont fait prévaloir la tolérance religieuse aient toutes été dérivées de cette considération qu'elle ne sert à rien. On a reconnu philosophiquement et sans tenir compte des effets utiles le droit pour chaque esprit de chercher librement la vérité, pour chaque conscience le droit d'adorer Dieu comme elle le jugeait convenable. Plusieurs ont invoqué le christianisme lui-même en faveur de la liberté de conscience et cité son esprit de douceur et de charité. Louis XIV invoquait non-seulement la religion telle qu'il la comprenait, mais le bien de l'État, c'est-à-dire l'intérêt public, pour révoquer l'édit de Nantes. Si on n'avait eu que des raisons empruntées à l'utilité, la question aurait pu demeurer longtemps indécise, vu l'état des esprits très-convaincus alors de l'excellence de l'unité et de l'autorité en toutes choses. On peut appliquer le même raisonnement à la torture. Dans le système exclusif de l'éducation de l'homme moral par les effets, je vois l'humanité s'interrogeant pour savoir si réellement mettre un homme à la question est un procédé bon pour arracher un aveu, et après avoir fait cent expériences qui concluent à la négative, commençant à concevoir quelques légers scrupules sur le mérite moral de ce moyen d'investigation juridique. Eh bien ! est-ce ainsi que la torture a été abolie? Non, mille fois non! Lorsque Beccaria pousse le cri éloquent qui a rencontré tant d'échos, il s'élève avant tout contre l'horreur de ce supplice, et il a pour adversaires, qui? Les hommes de l'utile. Comment! disent-ils, abolir la torture, un moyen si commode! La société est désarmée! La propriété va périr! L'assassinat va régner! L'intérêt public exige...—Arrière, messieurs les docteurs. C'est l'humanité qui déclare infâme, c'est la justice qui déclare inique et disproportionné le supplice atroce qui brise les os et brûle les chairs du prévenu et même du coupable convaincu.

(1) Article ESCLAVAGE, du Dictionnaire d'économie politique.

Abolissons donc ces procédés cruels et iniques. Il y a des moyens commodes ou non, utiles ou non,- qu'une société honnête et morale réprouve et n'emploie pas !

C'est ainsi que solder la délation, encourager la trahison, la commettre pour opérer, dans une guerre civile, l'arrestation d'un agitateur, sont des actes très-immoraux quoique très-utiles peut-être à la communauté, s'ils épargnent mille désordres et l'effusion d'un torrent de

sang.

Si j'insiste sur ces exemples, ce n'est pas que je ne sois convaincu que le juste et l'utile ne s'accordent au sujet de l'esclavage, de la tolérance religieuse et de l'abolition de la torture, comme en fin de compte pour tous les cas que je pourrais citer. Mais ils montrent l'erreur de votre thèse et prouvent qu'il s'en faut bien que ce soit toujours à la vue des résultats que le sentiment moral s'éveille et s'avive. Autrement, le monde romain qui avait fait l'expérience complète de l'esclavage, en aurait compris l'indignité. Autrement il aurait suffi que l'inquisition rôtit deux ou trois mille hérétiques sans les empêcher de pulluler pour qu'on en eût assez de ce moyen atroce. Le sentiment moral, avouons-le, reçoit d'autres leçons que celles de l'utile. La vérité est que tantôt c'est le résultat, bon ou dangereux, qui a éclairci l'idée du juste, tantôt, et le plus souvent, l'idée du juste qui a devancé la notion exacte et complète des conséquences utiles ou funestes. Cette idée du bien moral, dans l'une et l'autre supposition, n'en conserve pas moins son indépendance et sa supériorité. Pourquoi voiton tous les jours des hommes préférer, dans l'ordre des idées, la recherche pénible au repos dans la tradition, dans l'ordre de l'action, même s'ils sont riches, le travail à l'oisiveté? Est-il même exact de dire qu'ils ont pour but uniforme de servir l'humanité? Non, la vérité est que la loi de l'individu comme celle de l'espèce est de se développer. C'est sa destinée et son devoir. Il s'abandonne à l'une et suit l'autre, lorsqu'il donne à ses facultés tout le degré de perfectionnement qu'elles comportent.

Je ne comprends pas qu'on croie au progrès et qu'on nie l'innéité. Qu'est-ce que le progrès, si ce n'est quelque chose qui se développe, quelque chose de préexistant dès lors? Le progrès moral, c'est le sentiment inné, mais au début très-élémentaire et souvent confus, du bien et du mal, qui s'éclaircit, s'affine, s'affermit et s'étend. Tout sert à son éducation, les religions elles-mêmes, très-susceptibles de développements (quant à la manière dont on les interprète), les philosophies,

la réflexion individuelle, le milieu social avec les relations compliquées que la civilisation fait naître, et c'est une prétention quelque peu exagérée que d'en confier le soin exclusif à l'économie politique.

Qu'on ne s'étonne pas si nous nous attachons à l'élément fixe de la morale comme le naufragé à sa dernière planche. C'est de ce côté qu'est le péril. Quant à moi, je crois fermement, je crois jusqu'à en souffrir quand je les vois contester, au progrès matériel et au progrès moral de l'humanité, comme aux rapports qui unissent ces deux ordres de progrès. Je n'en suis que plus surpris lorsqu'on ne s'aperçoit pas que la négation systématique de l'élément inné de la morale livre le progrès lui-même à toutes les chances d'une variabilité indéfinie et le compromet étrangement. Comment admettre une philosophie sociale qui prend l'humanité pour idole et qui oublie que si l'individu se forme dans son sein, elle-même ne se compose que de ce que les individus y ont versé et y mettent sans cesse de leur fond? Comment admettre une philosophie sociale qui, à force de voir la grandeur du genre humain conquérant de la nature, ne se souvient plus des misères de l'homme, sujet à des infirmités et à des douleurs que rien n'efface, comme s'il ne s'agissait pas toujours, en dépit de tous les progrès, au bout d'un peu de temps, de quelques pelletées de terre jetées sur un cercueil? Il est curieux, et ceci même est un signe de cet optimisme un peu trop béat d'une certaine philosophie, de se voir presque accusé de scepticisme, parce qu'on ne croit pas sans réserve à des dogmes qui tendent à trop exalter l'humanité. Que les docteurs de la perfectibilité humaine y prennent garde. Ils débutent trèsnoblement par la religion du progrès et par la philosophie de la vie universelle; qu'ils prennent garde, dis-je, que nous ne recueillions pour principal gain moral dans la masse des esprits et des âmes la religion de l'égoïsme et une philosophie de viveurs. Une morale toute fondée sur l'idée du progrès mène là. Ce que l'artiste lui-même, accusé d'amourpropre, adore dans l'œuvre de ses mains, c'est l'art qu'il croit y avoir réalisé, c'est l'idéal. Du moment que vous aurez réussi à persuader à l'homme qu'il a fait la morale, attendez-vous à ce que le caprice et la passion en usent librement avec cette œuvre de son esprit, toute respectable qu'elle puisse paraître à la science de l'utile.

HENRI BAUDRILLART.

DES CONDITIONS RÉGLEMENTAIRES DU TRANSIT

ET

DE L'EXPORTATION PAR CHEMINS DE FER

Aux termes de l'ordonnance royale du 15 novembre 1846, portant règlement d'administration publique sur l'exploitation de nos chemins de fer, et du modèle de cahier des charges des concessions des six grandes compagnies, la perception des taxes est soumise à un ensemble de formalités, qui est le corollaire inévitable de l'exploitation d'un monopole de fait par tout autre que l'État. Ainsi, en France, aucune taxe ne doit être perçue sur un chemin de fer avant une homologation ministérielle, c'est-à-dire une décision rendue après un examen administratif des conditions légales et économiques que cette taxe va faire au public expéditeur. Notons, en passant, qu'il y a bien peu de temps que les compagnies ont cessé de prétendre que cette formalité fondamentale de notre législation des voies ferrées se réduisait à un enregistrement pur et simple de leurs propositions, après vérification de la non-supériorité de la taxe au tarif maximum. L'intervention d'une aussi haute autorité pour une besogne aussi simple s'expliquerait mal; mais le rédacteur de l'ordonnance de 1846, en employant dans le même sens les mots homologués, autorisés et approuvés, ne permet pas au lecteur impartial de douter de la parfaite synonymie des mots homologation, autorisation et approbation. — Les tableaux des taxes de toute nature homologuées doivent être constamment affichés dans les stations de chemins de fer. Enfin, lorsque les compagnies veulent introduire quelques modifications de prix, elles sont obligées d'en aviser le public, au moyen d'affiches placardées pendant un mois, d'en informer l'administration et de renoncer à leurs changements, s'ils ne sont pas agréés par elle, après instruction. Un abaissement de tarif ne peut avoir lieu qu'après le délai d'une année au moins (je ne parle ici que des marchandises), à partir de la date de l'homologation ministérielle; qu'il s'agisse d'un relèvement, à l'expiration du délai réglementaire, ou même d'un abaissement, il pourrait ne point être accordé à une compagnie de chemins de fer, qui n'a en pareille matière qu'un simple droit de proposition.

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