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tard rembourser en définitive; car elle exproprie et chasse les mauvais payeurs qui lui empruntent toujours sans lui rendre jamais (1). » Ces éléments constitutifs dont la terre réclame la restitution, silice, chaux, potasse ou soude, phosphates et nitrates, et que chaque récolte lui enlève par centaines et milliers de tonnes (2), on les retrouve intégralement dans les résidus de la consommation, de quelque nature qu'elle soit; mais il s'agit d'avoir ces résidus à sa disposition. Si les produits de la terre sont consommés dans le pays même, rien n'est plus aisé que de reprendre l'engrais: plus les échangistes manufacturiers et agriculteurs seront rapprochés, plus complétement seront rendus au sol les éléments qui perpétuent et accroissent sa fertilité, plus les productions industrielle et agricole pourront se développer l'une en même temps que l'autre et l'une par l'autre, dans une progression dont rien ne marque la limite. Si, au contraire, vous exportez vos denrées au loin, à l'étranger, par delà les mers, l'engrais étant une matière trop encombrante pour supporter des frais de retour, vous aurez livré gratuitement et sans compensations possibles les principes vitaux de vos terres; leur puissance de production ira donc en déclinant de plus en plus, et la population sera de moins en moins en état de la relever. « Les hommes qui commencent par exporter ainsi le sol, dit énergiquement M. Carey, en parlant de l'Irlande, je crois, seront forcés de s'exporter eux-mêmes à sa suite. >>

Que l'épuisement arrive à cette limite extrême en cent ans ou en vingt ans, ce n'est plus là qu'une question de temps, qui dépend du plus ou moins de fonds de la terre et aussi du plus ou moins d'énergie de l'exploitation. Car il est à noter ici que, dans de telles conditions, c'est la culture la plus avancée qui est la plus dévastatrice. Une agriculture pauvre et maladroite, qui produit peu au delà de ce qu'elle consomme sur place, qui laisse de vastes espaces à la jachère et aux broussailles, mettra plusieurs siècles peut-être à user un terrain. Au contraire, celle qui emploie les moyens énergiques de la science actuelle pour arracher au sol tout ce qu'il peut rendre et l'envoyer au loin, le brûle en quelques années. Les charrues à défoncer vont chercher la substance de la terre au fond de ses entrailles; les faucheuses, les moissonneuses, les machines à battre, tous ces ouvriers de fer qui ne mangent pas, - n'en retiennent rien sur place; le rail-way et le steamer l'emportent sans retour au bout du monde. Les procédés de la civilisation moderne sont,

(1) M. Carey, passim.

(2) On évalue à plus de 2 milliards de francs l'engrais qui est annuellement employé en Angleterre. On estime que l'engrais perdu de toutes manières, dans l'Union américaine, représente les éléments minéraux de 1,500,000,000 de boisseaux de blé.

comme ses machines, puissants pour le mal autant que pour le bien, selon que la direction économique est mauvaise ou bonne (4).

Le commerce d'exportation borné aux produits agricoles, c'est donc l'absentéisme sur une grande échelle avec toutes ses conséquences les plus désastreuses. Il faut absolument à l'agriculture des consommateurs prochains, c'est-à-dire des industries de transformation indigènes. Ainsi (et voilà le point de vue nouveau du protectionisme de M. Carey), c'est pour l'agriculture, et dans son intérêt tout particulièrement, qu'il est nécessaire de créer à sa portée des manufactures. Quant à elle, elle n'a jamais besoin de protection directe. Tout ce qu'elle veut, c'est un marché rapproché d'elle, sur lequel elle puisse toujours compter, parce que ce marché lui rendra les résidus et engrais sans lesquels elle ne peut pas vivre; parce qu'il lui demandera non-seulement des céréales, mais tous ces produits variés, fruits, herbages, légumes, etc., qui ne peuvent pas se transporter au loin, et qui fournissent aux diverses aptitudes du sol l'emploi le plus rémunérateur.

On ne peut pas contester la justesse de ces observations. Et si la question entre le libre-échange et la protection ne se posait que dans des termes aussi simples que ceux-là, il n'y aurait guère moyen, ce me semble, d'hésiter sur la réponse. J'ai eu l'occasion de dire et je crois avoir prouvé ailleurs, par d'autres considérations, qu'un pays exclusivement exportateur de denrées agricoles et importateur d'objets manufacturés ferait un commerce qui serait ruineux pour lui à la longue (2). M. Carey confirme cette manière de voir par d'autres calculs qui tendent à montrer que, dans un cas semblable, la protection n'impose aucune espèce de sacrifice aux consommateurs des objets protégés. J'en indique un qui s'applique à l'Union américaine :

Un cultivateur de l'Illinois envoie son blé à Manchester et reçoit en retour des cotonnades. Comme c'est le grand marché anglais qui règle le prix de son blé, il s'ensuit qu'à un point intermédiaire quelconque de son parcours, ce prix varie à peu près exactement des frais de trans

(1) Si l'on en croit plusieurs écrivains américains, de pays et de partis différents, une portion notable des États agricoles de l'Union présenterait ces phénomènes d'épuisement. On y verrait des contrées vierges réduites, en quelques années, à la stérilité de la décrépitude, une diminution marquée du rendement, et des maladies endémiques sur les céréales, dans les vieux États comme à l'ouest de New-York, qui forcent les fermiers d'abandonner leurs exploitations; une sorte d'agriculture nomade enfin qui ne se marie pas au sol, et qui roule incessamment vers le nord-ouest, passant comme un lent incendie sur la terre dont elle dévore et disperse la substance, et ne laissant derrière elle que des forêts de chardons autour de masures en ruines. (2) Du revenu foncier, p. 297 et suiv.

port dont il est grevé. C'est du reste un fait en Angleterre le blé se vend 4 dollar le boisseau, autour de New-York 60 à 70 cents, et dans I'lllinois il ne vaut que 25 cents. Si donc ce boisseau de blé, qui vaut 4 dollar à Manchester, y est échangé contre 20 yards de cotonnades, le fermier qui ne l'a vendu que 25 cents, n'obtient, lui, que 4 yards (encore les frais de retour de l'étoffe diminuent cette quantité). En un mot, il n'a que le quart ou le cinquième de la quantité d'étoffe qu'a payée son boisseau de blé ; le reste a été absorbé par les intermédiaires. Supposons maintenant qu'on établisse, à côté du fermier de l'Illinois, des manufactures d'étoffes, au moyen d'un tarif protecteur qui double ou triple le prix des cotonnades anglaises.

Qu'arrivera-t-il? Le blé de l'Illinois trouvant son marché à sa porte montera immédiatement de prix : s'il ne s'élève pas à un dollar, il se vendra toujours, pour le moins, 60 à 70 cents, puisque c'est le prix qu'il valait à New-York (où il n'était cependant que marchandise de transit) (1). En admettant que les manufactures protégées fassent payer 60 ou 70 cents les 4 yards de cotonnade que le fermier de l'Illinois payait 25 cents à Manchester, il est évident que notre cultivateur n'est aucunement lésé : il a pour son boisseau de blé juste la même quantité d'étoffe qu'auparavant.

Elle lui coûtait auparavant 25 cents, elle lui en coûte 60 maintenant; mais il ne vendait son blé que 25 cents et il le vend à présent 60: En outre, voici ce que l'Illinois gagne: retour presque sans frais de l'engrais et amélioration du sol; demandes de denrées diverses autres que le blé et particulièrement de fruits, légumes et autres produits très-rémunérateurs; emploi autour des usines ou dans les usines mêmes pour quelques-uns de ses enfants, tout au moins dans la morte saison; enfin probabilité de baisse prochaine dans la valeur des étoffes, tandis que le prix des subsistances et du travail ira plutôt en augmentant.

On remarquera que le calcul qui précède consiste à convertir, par une sorte de virement, en prime de protection tout ce qui était auparavant absorbé par les frais de transport. Or, comme dans ce cas particulier pris comme exemple, ces frais étaient énormes (75 à 80 0/0), il n'est pas extraordinaire qu'on puisse élever très-haut ici le chiffre de la protection sans grever le consommateur du produit protégé. Mais ces circonstances sont loin de se rencontrer dans les cas les plus ordinaires. Et s'il s'agissait de denrées exportables moins encombrantes que le blé et de distances moins énormes que celles du nord-ouest américain en

(1) Avant qu'on construisît le canal Erié, le prix du blé, dans le pays de Genesee, était de 31 cents le boisseau. Immédiatement après l'achèvement du canal, il s'est élevé à 1 dollar dans le pays de Genesee et s'est maintenu à ce prix.

Angleterre, on trouverait difficilement, entre les prix des pays importants et exportateurs, assez de marge pour établir une protection qui fùt suffisante sans être onéreuse. Je doute que le coton lui-même, malgré les doubles frais de transport dont il est grevé à sa sortie en laine et à son retour en étoffe, puisse fournir les éléments d'une protection efficace basée sur ce calcul. Autrement, on ne comprendrait guère pourquoi les manufactures ne se seraient pas établies d'elles-mêmes dans le pays, protégées qu'elles sont naturellement et sans tarifs légaux, par cette économie des frais de transport qu'elles réalisent.

Le protectionisme de M. Carey ne va pas jusqu'à vouloir que chaque nation s'enferme dans ses frontières, gardant pour elle seule la jouissance des dons naturels que la Providence lui a départis. Non; toute la question pour lui, c'est de déterminer la forme plus ou moins travaillée sous laquelle elle doit exporter ses produits. Qu'elle livre au dehors, dit-il, l'excédant de sa consommation; mais qu'elle n'envoie pas hors de chez elle ce qu'elle doit reprendre et consommer fabriqué. Reste à savoir ce qu'on entend par l'excédant de la consommation et à déterminer quelle quantité de travail il faut mettre dans un produit pour qu'il ne soit plus considéré comme matière première. Tout cela me paraît malaisé à formuler.

Je comprends parfaitement qu'un Américain trouve très-désagréable de voir son pays expédier à grands frais son coton en Angleterre pour le reprendre filé et tissé; mais je n'accepte pas pour cela comme décisif l'argument: « Nous produisons la matière première, donc nous sommes placés mieux que personne pour faire aussi l'étoffe. » C'est Aristote, je crois, qui dit que ce n'est pas le bois, mais l'art qui fait un meuble. Je dirais volontiers que ce qui fait du calicot, c'est moins encore le coton que le métier, le combustible, l'ouvrier et l'outillage. Or, si l'Angleterre a tout cela à un degré supérieur à l'Amérique, ne peut-elle pas prétendre, de ce côté, qu'elle a autant et plus que l'Amérique les matières premières et les éléments constitutifs des cotonnades?

Les économistes qui font sonner si haut les avantages naturels de tel pays ne tiennent pas assez de compte des supériorités morales de tel autre. Je trouve tout simple que l'Amérique ait l'ambition d'élever son industrie à la hauteur de celle de l'Angleterre, et qu'elle prenne tous les moyens pour cela. Mais je ne suis pas convaincu du tout qu'elle réussisse dans cette tentative aussi aisément qu'on paraît le croire. Il serait probablement très-difficile à l'Angleterre d'acclimater chez elle la culture du coton. Je crois qu'il est tout aussi difficile aux États du Sud d'acclimater au milieu de l'esclavage l'industrie de l'Angleterre.

Je ne discuterai pas les idées de M. Carey sur les doctrines opposées du libre-échange et de la protection. En France et en Angleterre, les intérêts ont tellement passionné le débat, qu'il semble aujourd'hui que

toute dérogation au plus absolu laisser-faire soit une désertion des principes économiques. On oublie trop complaisamment que tous les maîtres, depuis Ad. Smith, Say et Rossi jusqu'à MM. Mill et Chevalier, ont reconnu que, dans certains cas, une protection modérée est la meilleure manière d'acclimater une industrie utile. On oublie surtout qu'il est de fait que partout la protection a été l'institutrice industrielle des pays aujourd'hui les plus avancés, et que nous avons pu en voir nous-mêmes les bons résultats, par exemple, dans la fabrication du sucre de betteraves. Des théories absolues, qui laissent en dehors d'elles des noms de cette autorité et des faits de cette importance, sont nécessairement incomplètes. Quand la formule scientifique du mouvement des valeurs sera mieux connue (1), on s'apercevra qu'il n'y a là qu'une question pratique de mesure et de milieu, et qu'un régime qui est mauvais pour la France peut être meilleur pour l'Amérique. La réaction en faveur de la protection devait infailliblement arriver; et la valeur considérable de l'économiste qui s'en est fait l'interprète ne peut manquer de provoquer l'examen et les réflexions des gens sages, qui n'ont ni engagements antérieurs ni parti pris exclusif. Sous ce point de vue, le livre de M. Carey est un événement, qui peut marquer une date et une phase de la science.

Donner une idée, même sommaire, de tous les arguments que M. Carey a accumulés au service de sa thèse, est impossible. Je crois que tout ce que l'histoire ancienne et moderne a pu lui fournir de renseignements, de statistiques et de chiffres, y est employé.

Je ne me chargerais pas de garantir qu'une critique parfaitement sévère ait toujours présidé au choix des preuves. La politique commerciale de l'Angleterre y est attaquée, dans ses principes et dans ses résultats, avec un acharnement froid, mais infatigable. C'est un de ces livres autour desquels l'instinct si sûr du patriotisme anglais fera le silence. L'Amérique, du reste, n'y est guère plus ménagée. Toutes les prédilections et tous les éloges de M. Carey sont pour la France. C'est, il faut le dire, l'ombre de Colbert qui nous vaut la plus grande partie de cette chaleureuse affection; mais ce n'est pas un motif pour que nous y soyons insensibles.

M. Carey dénonce formellement au monde, comme une erreur plutôt qu'un complot, le système qui tend à faire de l'Angleterre l'atelier et le marché régulateur du globe entier. Prenant son histoire à partir d'A. Yurranton, en 1677, à l'époque où elle tirait de l'Allemagne, de la Hollande, des Flandres, de l'Irlande, son fer, ses lainages, ses toiles, etc., il la montre protégeant de toutes les manières possibles

(1) On peut signaler les tentatives estimables faites dans cette voie par M. du Mesnil-Marigny.

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