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trouverait encore bien d'autres diversités dans les règles légales qui s'appliquent aux conventions. Faut-il en conclure que la justice est étrangère au respect des conventions? M. Clamageran ne le pense pas. Il en est des conventions comme de la propriété le principe en est juste; mais les conséquences légitimes du principe n'étant pas aperçues partout et toujours avec une égale netteté, le principe se développe successivement sous des formes qui varient suivant les circonstances diverses au milieu desquelles se trouve le législateur.

M. DUPUIT trouve que c'est à tort que M. Passy lui reproche de se contredire en invoquant à la fois le droit de propriété et le droit naturel. M. Dupuit admet parfaitement qu'il existe un droit naturel, mais il nie que le droit de propriété en dérive. Les principes du droit naturel sont plus limités qu'on ne le pense généralement: on ne peut y rattacher que ceux qui se trouvent dans la conscience et que tous les peuples reconnaissent. Les hommes ont fait et peuvent faire pour la propriété toute espèce de convention sans violer le droit naturel. La seule différence entre ces conventions, c'est qu'elles sont plus ou moins favorables au développement de la richesse publique. Ainsi, pour les forêts, par exemple, nous avons en France un mode d'appropriation particulier ; il y a une administration spéciale dont M. Clavé, qui vient de parler, est un des agents les plus capables; pour justifier ce mode d'appropriation, il faut démontrer qu'il est plus favorable que tout autre à la production forestière. Une fois cela prouvé, tout est dit. Il en est de même pour les mines; il en est de même pour l'œuvre intellectuelle, pour les inventions. Toutes ces questions si embarrassantes pour la doctrine du juste, ne le sont pas pour la doctrine de l'utile. Quoi de plus juste que la propriété littéraire et la propriété industrielle ? Et cependant partout elles ont une constitution différente de celle de la propriété foncière, parce que le communisme, qui est le mode d'exploitation le plus avantageux pour les richesses intellectuelles, est au contraire le mode le plus désavantageux pour l'exploitation du sol.

M. Clamageran a cité des conventions que l'État ne ratifie pas en France: celle, par exemple, qui aurait pour résultat d'aliéner la liberté de la personne. Cette objection ne fait que confirmer le principe invoqué par M. Dupuit. Car, s'il y a une propriété naturelle, c'est bien celle de la personne. D'où vient cependant qu'elle n'existe pas en France ? C'est que la loi ne le veut pas. Ainsi la loi domine ce prétendu droit de propriété naturelle, et enfin si la loi ne ratifie pas ici une convention librement consentie, c'est qu'elle voit dans la convention quelque chose de nuisible à l'intérêt public. Il en est de même de beaucoup d'autres; le joueur qui a gagné ne peut trouver au

près de l'État aucune force pour faire exécuter la convention faite avec le perdant. L'État n'intervient jamais et ne doit jamais intervenir que quand l'intérêt public est engagé. Il ne se demande pas s'il est juste que le perdant paie, mais s'il est utile qu'il paie.

M. F. CLAVÉ dit que Charles Comte lui paraît avoir établi le principe de propriété sur une base inébranlable, la liberté humaine. Tout homme, dit-il, est libre, donc il est maître de ses facultés, donc il l'est du produit de ses facultés et des fruits de son travail. Tout ce qu'il crée (et l'appropriation, en tant qu'elle ne lèse pas les autres, est une création) est à lui et ne saurait lui être enlevé. Qu'il y ait eu des spoliations que la loi a été obligé de consacrer, c'est le fait de l'imperfection humaine; que l'homme consente parfois à limiter sa propre liberté, c'est un sacrifice qu'il fait à l'avantage de vivre en société.

Mais tout cela ne touche pas au principe même de la propriété, qui est la liberté humaine. D'ailleurs, l'idée de justice exerce un tel empire, qu'elle devient le complément nécessaire de tout raisonnement basé sur l'utile. Ainsi, Bastiat, défendant le libre-échange en invoquant le droit qu'a tout homme de disposer du fruit de son travail, a beaucoup plus frappé les. esprits et plus fait pour la cause qu'il défendait, que J.-B. Say se bornant à dire, très-justement d'ailleurs, que les produits s'écheangeant contre les produits, il y a avantage pour chaque peuple à fabriquer ceux auxquels il est le plus propre, pour les échanger ensuite contre ceux dont il a besoin.

M. JOSEPH GARNIER dit qu'en basant le droit de propriété sur la liberté humaine, Charles Comte l'a basée sur la justice. Les idées de justice et de liberté ne vont pas l'une sans l'autre : justice, liberté, appropriation légitime sont des termes corrélatifs; c'est pour cela que la théorie de M. Dupuit est incomplète. Elle peut être commode dans certains cas; mais elle est assurément une arme dangereuse aux mains du législateur. Quant à l'argument que M. Dupuit tire de la prescription, il ne semble pas avoir grande valeur. La vie de l'homme est courte; les générations durent peu; et il faut bien fixer un terme pour obtenir la sécurité de possession, condition indispensable qui se déduit autant de l'idée de justice que de celle d'utilité sociale.

BIBLIOGRAPHIE

ANNUAIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ET DE LA Statistique pour 1862, par MM. MAURICE BLOCK et GUILLAUMIN. 1 vol. in-18 de 604 pages. 1862. Prix, 5 fr.

MM. Maurice Block et Guillaumin ont attaché leurs noms à des œuvres collectives résumant de volumineux ouvrages et donnant à chacun, sans fatigue, les éléments d'un travail sûr, appuyé sur des sources authentiques.

Le premier a dirigé et mené à bonne fin une utile entreprise, celle du Dictionnaire de l'administration française, où l'on trouve les notions les plus claires et les enseignements les plus complets sur la matière. Nous croyons que le même auteur qui, chaque année, par un utile Annuaire administratif, met son œuvre au courant des faits nouveaux, prépare une autre collection, le Dictionnaire politique, où toutes les questions qui se rattachent à la science du gouvernement des nations seront traitées par des auteurs spéciaux, et qui sera comme le code général de l'art de gouverner les hommes.

A M. Guillaumin est dû la création du Dictionnaire de l'économie politique, qu'il a su composer des articles traités par les écrivains les plus autorisés dans cette grande science de la création et de la diffusion des produits, et tout récemment il a terminé l'un des plus vastes monuments de recherches commerciales, géographiques et économiques qui ait été entrepris, je veux parler du Dictionnaire général du commerce el de la navigation, dont M. Louis Reybaud vient de faire un compte rendu des plus flatteurs au sein même de l'Académie des sciences morales et politiques. Il a rendu pleine justice à la puissance de volonté, à la persévérance qu'il a fallu à l'habile éditeur pour entreprendre et mener à bien une œuvre dont les documents émanent souvent d'hommes placés sur les lieux mêmes, à tous les points du globe, et qui ont pu donner les renseignements les plus sûrs et les plus précis.

L'Annuaire de l'économie politique et de la statistique qui nous occupe en ce moment et dont la dix-neuvième année vient de paraître et est sous nos yeux, ne pouvait être confié à de meilleures mains qu'à celles de ces intrépides travailleurs! Ajoutons que chaque année les auteurs de cet utile et précieux travail ne négligent rien pour l'améliorer et le tenir constamment au courant des faits nouveaux.

Cette année, l'article Mexique a reçu d'heureux développements; il est plein d'intérêt et d'actualité; la configuration du sol y est parfaitement indiquée, et les divers renseignements dont on est avide aujourd'hui s'y trouvent concentrés avec habileté dans l'espace qui lui est donné. La Chine a fait son entrée

dans l'Annnaire, et déjà le mouvement commercial de Shang-Haï, en 1858 et 1859, y figure avec de précieux détails. L'an prochain la Cochinchine et le Japon y seront indiqués, nous le pensons, avec des détails suffisants pour montrer l'intérêt qui s'attacherait à nos relations commerciales avec tout l'extrême Orient.

La population et les finances de la France ont été l'objet d'études approfondies qui les font connaître dans tous leurs détails, avec les résultats les plus récents et tout à fait officiels.

Le commerce extérieur, la navigation de la France et la statistique militaire sont présentés avec des chiffres qui nous mettent à même d'en acquérir une juste idée et d'être édifiés complétement sur ces grandes manifestations de la puissance d'un grand peuple.

La statistique de l'administration de la justice est des plus intéressantes; la statistique télégraphique, minérale et postale, l'étendue et les recettes des chemins de fer, ainsi que les opérations de la Banque de France, terminent, avec la liste des lois et décrets sur les finances, le commerce et les matières économiques en général, la première partie de ce précieux répertoire.

La deuxième partie, consacrée tout entière, et c'est justice, à la ville de Paris, donne le mouvement de la population de la grande ville, sa consomma. tion, ses comptes, sa douane, son assistance, etc.

La troisième partie a été soigneusement mise au courant des événements; consacrée aux pays étrangers, elle forme un tableau des plus curieux et des plus saisissants sur la population, la superficie, le commerce intérieur et extétérieur, les forces militaires et les finances de toutes les contrées du monde. La partie des variétés contient un coup d'œil très-remarquable sur l'année 1861. La récolte, l'exposition universelle, l'abolition du droit de Stad, l'affaire du Trent, y figurent parmi les événements généraux.

En ce qui concerne le France, nous avons la statistique des travaux du Corps législatif, et, ce qui fixe plus particulièrement l'attention, la renonciation au droit d'ouvrir des crédits extraordinaires, les projets de réforme de M. Fould, les mesures complémentaires de cette réforme, la nouvelle forme du budget, la conversion, la suppression de l'échelle mobile, ses conséquences, etc.

Nous passons à l'Angleterre et nous y trouvons, entre autres choses, les modifications du système financier, les droits d'octroi à Londres, la vaccine obligatoire, les locomotives sur les routes ordinaires, la loi municipale. En Allemagne, nous constatons les efforts de l'Autriche pour se régénérer, la conversion des rentes en Prusse, le traité de commerce entre ce pays et la France, la suppression de la loterie en Bavière, la réduction du tarif des télégraphes, etc. Dans les autres pays de l'Europe, nous voyons que la Belgique a rendu à l'or sa qualité de monnaie légale ; que le Danemarck a proclamé la liberté de l'industrie; nous constatons que la Suède et la Russie marchent d'un pas ferme, malgré les obstacles, dans la voie des améliorations; nous traversons l'océan Atlantique, et nous voyons la guerre civile en Amérique primant toutes les questions; l'article qui lui est consacré est très-développé, vu l'espace, et plein d'intérêt.

Le cap de Bonne-Espérance a sa part dans ce large coup d'œil, ainsi que l'Australie. Nous eussions désiré un article sur les travaux, si admirablement

conduits par M. Ferdinand de Lesseps, de l'isthme de Suez, dont M. de Lesseps lui-même nous a rendu compte dans une conférence au grand amphithéâtre de l'école de médecine, où l'enthousiasme des spectateurs et pour l'œuvre et pour l'homme prouvait que cette entreprise est, comme l'a dit un orateur anglais avec un certain dépit, rivée à la France!

Une revue financière et la Bourse de Paris terminent ce travail qui met dans la main de celui qui s'occupe des études sérieuses de la politique, de l'économie politique, de la statistique, du commerce et des relations des peuples entre eux, un guide sûr.

Pourquoi cette quatrième partie, qui donne un résumé étendu des travaux si nombreux, si variés et si actuels de la Société d'Économie politique, n'offret-elle pas une analyse plus complète, plus détaillée des séances si pleines d'intérêt de l'Académie des sciences morales et politiques? Il nous semble qu'une énumération pure et simple, une vraie table des matières de ce qui ce passe dans cette enceinte de la science la plus élevée, à coup sûr, dont puisse s'occuper une académie, puisqu'il s'agit tout simplement du gouvernement des hommes par la philosophie, par la politique, par l'application de l'histoire, par l'administration, par la justice, par l'économie politique, etc., il nous semble, disons-nous, qu'un pareil catalogue ne saurait suffire, dans un annuaire destiné, comme celui dont nous nous occupons, à tenir ses lecteurs au courant du mouvement intellectuel de l'époque, au point de vue de ces sciences supérieures. Nous en avertissons ses habiles et consciencieux auteurs; c'est provoquer de leur part, nous en avons l'assurance, une amélioration à cet endroit.

JULES PAUTET.

CHRONIQUE ÉCONOMIQUE

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SOMMAIRE. La plaidoierie de M. Berryer et la liberté des salaires. Abolition des réserves de la boulangerie. Vœu du conseil de l'Hérault pour l'abolition de l'inscription maritime. Suppression de l'esclavage dans les colonies hollandaises. Rapport de M. le Ministre des finances.

Nous avons eu ce mois-ci un étonnement, c'est la plaidoierie de M. Berryer pour les ouvriers imprimeurs condamnés pour délit de coalition. Que M. Berryer ait dit d'excellentes choses en leur faveur, nous ne le contestons pas.

Au point de vue économique, on sait que nous n'admettons pas le délit de coalition. Nous blâmons la pression coërcitive et comminatoire exercée par un petit nombre d'ouvriers sur le grand nombre, pour les

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