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notre temps ses plus remarquables chapitres. Il a seulement, à mon avis, manqué d'une analyse assez suivie, assez pénétrante peut-être ; la subtilité n'est pas toujours ce qu'en a dit Pascal. Pour moi, je le reconnais aussi après Tooke et Fullarton, les banques ne livrent leurs billets qu'au commerce qui les sollicite, et elles reçoivent en retour les autres effets qu'ont fait naître les affaires. Mais, par d'intempestives facilités, ces institutions ne peuvent-elles jamais engager le négoce à trop multiplier les demandes qu'il leur adresse? Ne se peuvent-elles pas montrer trop complaisantes sur les effets qu'on leur présente? C'est là qu'est l'erreur de ces auteurs. La demande ne détermine pas plus l'offre que l'offre seule ne règle la demande; c'est du rapport établi entre ces deux extrêmes que provient le cours de toute chose. Il en est de la circulation comme de la production et de la consommation; les conditions des banques stimulent ou arrêtent les échanges, suivant qu'elles sont ou faciles ou onéreuses. Et c'est pour cela que des banques libres, responsables de chacun de leurs actes, surveillées chaque jour par la clientèle qui les entoure, soumises à d'innombrables concurrences intéressées à les trouver en faute, sont si supérieures aux banques privilégiées. Sans rien exagérer, elles suivent avec soin les divers mouvements des transactions, en s'efforçant d'en prévenir les écarts.

Chose incroyable chez un peuple aussi versé dans les connaissances économiques et la pratique des affaires que le peuple anglais ! dans le le bill de 1844, on a pensé aux crises en apercevant ce qui ne se réalise qu'aux époques d'aisance et de richesse, à moins de supposer un ensemble de circonstances vraiment impossible. Une forte émission de papier chasse hors du pays le numéraire, a-t-on dit, et les embarras redoublent; mais quand cela a-t-il lieu? et avec une émission calculée sur l'encaisse métallique, quand cela devient-il inévitable? En 1824, la banque d'Angleterre, cédant à l'entraînement industriel qui si follement emportait le Royaume-Uni tout entier, l'excitant, l'encourageant, s'y livrant sans retenue, jeta dans le public beaucoup de papier. Cela permit d'exporter une quantité considérable d'or, jusqu'à 4,400,000 livres sterling, calcule M. Senior (1), pour les spéculations à l'étranger. Par suite, la valeur des billets baissa par rapport à celle des espèces métalliques; une livre sterling en or parvint à valoir un peu plus qu'une livre sterling en papier. Aussitôt les porteurs de billets se portèrent à la banque pour se faire rembourser. Leur foule s'accrut d'autant plus que la production exagérée, les spéculations insensées étaient con

(1) Voy. Three lectures on the transmission of precious metals from country to country, p. 29.

traintes de s'arrêter le jeu même a ses limites; et la crise de 1825, cette crise terrible, effroyable, se déclara. On sait ce qu'il advint, au contraire, à partir de ce moment. L'émission de la banque, bien que se multipliant dans des proportions plus considérables encore, ne repoussa pas plus loin du pays le numéraire métallique. La crise elle-même rendait le change favorable et s'opposait aux lointaines entreprises. Loin de là, cette abondante émission fit affluer le numéraire dans les coffres de la banque; le public, suffisamment pourvu, se rassura, et, je l'ai dit ailleurs, tout fut sauvé. Jamais l'opinion, qui parut si singulière lorsqu'elle fut émise (1), du célèbre comité parlementaire de 1811, du bullion comitee, comme le nomment encore les Anglais : que c'est le devoir de la Banque d'Angleterre d'étendre ses émissions au moment des crises, pour soutenir le crédit, ne s'est mieux vérifiée. Je montrerai plus loin qu'en 1845 et 1846 les facilités de l'escompte, suivies de l'accroissement de l'émission de la banque, conduisirent également à la crise de 1847, la rendirent au moins infiniment plus dommageable, et j'ai déjà rappelé que, pour en arrêter les fâcheux effets, on a dû permettre d'augmenter le nombre des billets au delà des limites décrétées en 1844. A ce moment encore, grâce à ces nouvelles facilités, la panique s'évanouit comme un rêve, dit le dernier historien de la Banque d'Angleterre (2). N'imaginez donc pas que la même mesure produise toujours les mêmes effets; que la prospérité n'ait pas d'autre loi que la détresse, et avouez que toutes vos prévisions ont été démenties.

Je ne dirai pas, comme Carey, que mieux vaudrait que l'art et le secret de conduire une banque fussent restés inconnus que d'en alloner plus longtemps le monopole à quelques compagnies de particuliers (3). Mais je pense, comme lui, que le trafic des agents de circulation a d'autant plus besoin de liberté, qu'une intervention qui les affecte d'un demi pour cent cause plus de préjudice que l'intervention qui affecterait de 100 0/0 le prix de toute autre marchandise (4), parce qu'elle entraine des conséquences infiniment plus étendues.

Les exemples que j'ai rappelés suffiraient pour prouver que mesarer l'émission du papier sur l'encaisse des banques,―et sur quoi l'ordonner autrement, à moins de s'en tenir à un chiffre pris au hasard simplement? - c'est agir sans prévoyance, sans connaissance des principes les plus élémentaires du crédit et de la façon la plus désastreure pour la nation.

(1) Surtout à M. Vantsittant.

(2) Voy. Macleod, Theory and practice of banking, t. II, ch. vnr. (3) Voy. Carey, Principles of the social science, t. III, ch. xxxIII. (4) Carey dit ici le prix des chaussures, t. III, ch. xxxiv.

Quand le courant de l'industrie et de la circulation coule rapide et à pleins bords, on le grossit encore et l'on hâte sa marche, en excitant à faciliter les escomptes et à multiplier les billets; comme, dès qu'il se restreint ou se ralentit, on entrave son cours et bientôt on le tarit, en faisant retirer le papier, en même temps que se retire l'argent. C'est l'excès joint à l'excès, et le dénûment uni au dénûment. Macleod assure qu'il n'est aucun moyen de régler l'émission du papier, si l'on ne règle le prix de l'escompte (1). C'est possible; mais comment régler ce prix? Les lois sur l'usure sont bien anciennes, et qu'out-elles produit?

Il y a mieux, lorsqu'on prétend mesurer la somme du papier à la somme du numéraire, par crainte que de trop abondants billets ne chassent les métaux utiles, on oublie que la disparition du numéraire résulte souvent de causes étrangères à l'état général de la circulation. Tantôt, en effet, elle est nécessitée par les dépenses extraordinaires de l'État, surtout en cas d'expéditions militaires ou de dettes à l'étranger. Tantôt elle provient de lointains placements industriels, comme lors des spéculations sur les mines et les emprunts d'Amérique, vers 1823 et 1824, ou de l'achat de matières premières indispensables qu'on ne possède pas sur son territoire, et dont l'exceptionnelle rareté surélève momentanément le prix, ainsi qu'on l'a vu chez la plupart des peuples européens pour leur approvisionnement de coton, aux époques de cherté de cette denrée, devenue l'un des principaux agents du travail et des salaires. Tantôt enfin le numéraire s'exporte pour réparer les désastres des disettes, comme parmi nous en 1837 et 1861. Tooke et Fullarton prouvent même qu'en ces diverses occurrences les espèces exportées ne se retireront probablement pas de l'ensemble des monnaies circulantes. On les prélèvera bien plutôt, écrivent-ils, sur les thésaurisations, les accumulations, toujours très-abondantes chez les particuliers dans les pays barbares, et chez les banquiers, sous forme de réserve, dans les États civilisés (2). C'est encore une observation fort exacte. Qui ne sait avec quelle facilité, par exemple, nous avons trouvé, sans restreindre notre circulation, les sommes énormes qu'il nous a fallu payer à l'étranger après 4815?« Si le payement doit être fait par le gouvernement, dit Fullarton dans une de ses belles discussions (3), n'est-il pas probable que le gouvernement ouvrira un emprunt par lequel il accordera aux prêteurs des avantages supérieurs à ceux qu'ils obtenaient auparavant? Si le payement est fait par des négociants, il faut qu'ils prennent

(1) Macleod, Theory and practice of banking, t. II, ch. xi.
(2) Voy. Fullarton, On currency and banking, p. 66 et suiv.
(3) Voy. Fullarton, id., p. 71-74.

les fonds sur les sommes qu'ils ont déposées aux banques ou gardées en réserve à défaut de banques, et, dans ce cas, cette opération ne finit-elle pas par les amener sur le marché comme emprunteurs? Et tout cela n'agit-il pas sur les trésors ou les réserves, de manière à mettre en activité une partie de l'or et de l'argent que les marchands d'argent avaient accumulés quelquefois exprès pour tirer parti d'un avantage exceptionnel?» Fullarton démontre ensuite qu'avec les habitudes anglaises, ces capitaux se demandent nécessairement aux réserves des banquiers, et termine en disant : « Il est un but qu'on ne peut manquer d'atteindre en persévérant dans ce système,-système qu'ont fait triompher les auteurs du bill de 1844, par l'obligation qu'ils ont imposée de mesurer l'émission de la Banque d'Angleterre à sa réserve. La combinaison sur laquelle repose ce système tend à assurer que, dans tous les cas où le change subira un dérangement, ou du moins chaque fois que ce changement coïncidera avec un état de gêne sur le marché des capitaux, on ne manquera jamais d'avoir une de ces crises, rares jusqu'à ce jour, mais dont les effets ont toujours été grands et déplorables. >>

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Bientôt, en effet, la crise de 1847, la plus curieuse à étudier parce qu'elle est la plus rapprochée du bill de 1844, et celle que je prends de préférence comme exemple, afin de ne pas sembler choisir entre de nombreux faits ce qui serait favorable à l'opinion que je défends; la crise de 1847, dis-je, démentant les trompeuses et séduisantes promesses du bill de 1844, est venue justifier l'opinion de Fullarton. Aucune des spéculations de 1846, si ce n'est celle qui s'exerçait sur les grains, n'avait d'effet sur la balance des importations et des exportations de l'or ou de l'argent, et pas plus les achats de grains que le jeu sur les actions de chemins de fer ou la hausse des cotons en Amérique n'obligeaient à une baisse des prix ou à une contraction du crédit. Si les réserves des banques étaient telles, d'ailleurs, qu'elles pussent suffire à l'exportation des métaux précieux sans être épuisées, pourquoi, en diminuant les moyens de crédit, avoir contraint ceux par qui se devaient opérer ces exportations à redemander leurs dépôts, et par suite à restreindre encore la somme insuffisante des capitaux disponibles et à relever le taux de l'intérêt? Le plus illustre économiste anglais de notre temps, dont les sentiments sur le bill de 1844 ne se sauraient tous approuver, je l'ai montré précédemment, le confesse lui-même : la crise de 1847 ne pouvait être évitée par les dispositions de ce bill. Il déclare même que ces dispositions en ont probablement doublé la violence (1).

(1) Voy. Mill, Principles of political economy, liv. III, ch. xxiv, § 4.

Au moins, pense-t-on peut-être, si fâcheuse que soit la contraction du crédit, comme celle qu'impose le bill de 1844, quand se retirent les dépôts des banques, cette contraction est indispensable pour rappeler l'or sur le marché des échanges, lorsqu'il en est disparu. Par malheur, c'est encore une méprise. L'ignorance ne pourrait invoquer avec plus de succès la fin des crises que leur origine: ses bonnes fortunes sont décidément fort rares. L'or s'obtient surtout beaucoup plus aisément par la hausse du taux de l'intérêt, qui n'implique la baisse d'aucune marchandise et qu'entraîne le seul amoindrissement de la circulation monétaire, que par l'avilissement des prix, qui les affecte toutes et qui suit chaque restriction du crédit. On l'a vu de reste pendant la crise de 1857, à Hambourg, où la hausse de l'intérêt, resté là complétement libre, a fait affluer plus promptement les métaux précieux que nulle autre part sur le continent, en mettant fin à toute souffrance. Est-il utile, d'ailleurs, de rappeler instantanément les espèces métalliques? Ne doit-on jamais laisser au cours ordinaire du négoce de les ramener par le jeu naturel des échanges? Et c'est une très-juste remarque à la fois qu'il n'est pas besoin, pour la réimportation des capitaux, d'une hausse d'intérêt semblable à celle qui se produit lorsqu'on porte brusquement le poids de toutes les exportations du numéraire sur le marché des capitaux disponibles (1), comme le fait encore la contraction du crédit. Qu'il me soit enfin permis de terminer ces observations par ces autres paroles de Mill, d'autant plus caractéristiques qu'il hésite longtemps avant de les prononcer: « Je pense, dit-il, en parlant, à propos du bill de 1844, du montant comme de l'émission des billets de banque, qu'il est inutile de prendre aucune mesure spéciale en faveur des porteurs de billets, et je crois qu'une mesure semblable ne serait autre chose qu'une intervention abusive. La véritable mesure à prendre en faveur de tous les créanciers serait une bonne loi des faillites, et, quant aux sociétés par actions, la publicité de leurs comptes (2). » Que de fois, lorsqu'on oppose l'arbitraire à la liberté, la pensée qui faisait écrire à Tacite ces mots, si souvent rappelés: Solitudinem faciunt, pacem apellant, revient-elle à l'esprit !

Je me suis autant étendu sur le bill de 1844, parce qu'il est le meilleur règlement imposé aux banques, comme je le disais au commencement de ce travail, et parce qu'aussi, grâce au mérite et à la réputation du grand ministre qui l'a proposé, comme aux éloges qui l'ont accueilli

(1) Idem. (2) Idem.

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