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LA

CRISE BUDGÉTAIRE EN PRUSSE

La crise qui travaille aujourd'hui le royaume de Prusse nous intéresse d'une façon particulière. Par son point de départ, l'accroissement des charges militaires, et par son point d'arrivée, la question de compétence budgétaire, elle est du domaine de l'économie politique. En signalant spécialement ces deux points de contact, nous n'entendons guère désintéresser la science économique dans la portée générale de la crise prussienne : le conflit entre les tendances autocratiques que manifeste le gouvernement du roi Guillaume Ier et le système représentatif que défend la chambre des députés. Nous l'avons dit ici plus d'une fois et ne saurions trop le redire : à notre sens, le progrès économique ne saurait être séparé du progrès général, qui exigent, l'un et l'autre, la liberté pour base et pour garantie; on ne saurait imaginer un sérieux et sain développement des intérêts matériels sans le libre développement simultané des autres intérêts de la société. Tout ce qui contrarie ce développement, tout ce qui tend à limiter le droit et le devoir qu'a tout peuple de régler lui-même ses affaires, doit rencontrer la franche désapprobation de l'économiste intelligent. Ainsi, la lutte qui se poursuit à Berlin entre les pouvoirs législatif et exécutif et la suspension du régime constitutionnel où elle vient d'aboutir, nous intéresseraient vivement, alors encore qu'aucune question de l'ordre économique ne s'y trouverait engagée d'une façon directe; l'intérêt, toutefois, ne pourrait en ce cas se manifester que par l'attention soutenue avec laquelle nous suivrions les péripéties diverses du combat, par nos vœux ardents en faveur du triomphe des idées libérales et justes. Il n'en est plus ainsi quand le côté économique prédomine dans l'objet du litige; nos sympathies peuvent et doivent alors être moins réservées, moins silencieuses; nous avons plus que le droit de nous occuper d'une crise dont l'opinion se préoccupe à un si haut degré.

I

C'est dans la question surtout qui a servi de point de départ à la crise prussienne, que l'économie politique nous parait intéressée au plus haut degré; il s'agit de l'accroissement des charges militaires. A peine cite

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rait-on une autre question à l'ordre du jour européen qui touchàt d'une façon aussi intime aux intérêts divers dont se préoccupe l'économie politique. Tout le monde connaît les effrayants « progrès » qui depuis dix ans ont été réalisés sur ce terrain. L'Europe est en pleine paix; quelque peu cordiales que soient aujourd'hui les relations officielles entre les grands États, en partie à cause même de la méfiance réciproque qu'on se témoigne et des craintes mutuelles qu'on excite par les armements continus, la guerre n'existe nulle part; rien n'autorise même à la prévoir dans un délai prochain. En consultant cependant les renseignements les moins exagérés, on trouve que le « pied de paix »> embrasse les formidables chiffres que voici - en France, 400,000 soldats; - Russie, 600,000; Autriche, 350,000; - Italie, 250,000; Prusse, 200,000; - Espagne, 150,000; Angleterre, 100,000; soit, pour les puissances de premier ordre, un ensemble de 2,500,000 hommes. Les États moyens et petits de la Confédération germanique y ajoutent plus de 300,000 hommes; l'armée turque ne saurait être évaluée au-dessous de 200,000 hommes; les pays secondaires (Nord scandinave, Belgique et Pays-Bas, Portugal, Grèce) fournissent au moins 150,000 hommes. Le total des troupes que l'Europe entretient en pleine paix s'élève donc tout au moins à 3,150,000 hommes. Ce total est au-dessous plutôt qu'au-dessus de la réalité, comme le sont les chiffres partiels qui le composent; on sait pour citer un seul exemple, et que nos lecteurs sont le plus à même de vérifier

que la réduction du pied de paix, en France, à 400,000 hommes, n'est jusqu'à présent qu'une promesse ou tout au plus un engagement budgétaire. Ainsi l'on pourrait aisément majorer de 150,000 hommes le total ci-dessus. Pour éviter jusqu'au moindre soupçon d'exagération, diminuons-le d'autant au lieu de l'augmenter. Reste encore un chiffre rond de trois millions de soldats entretenus en Europe pour la prétendue défense d'une paix que cette émulation guerroyante est peut-être seule à

menacer.

Nous avons essayé, il y a deux ans, d'établir en détail le coût de ce fatal entraînement; les dépenses militaires de l'Europe en paix dépassaient les deux milliards de francs (1). L'accroissement, personne ne l'ignore, n'a pas discontinué depuis. Cela est confirmé aussi par les recherches récentes de quelques statisticiens de mérite et à même de puiser aux bonnes sources. Ainsi, pour les neuf pays englobés dans ses études comparatives (2), M. de Czernig (3) porte les dépenses militaires

(1) Annuaire international du Crédit public, 2 année.

(2) Grande-Bretagne, France, Prusse, Bavière, Belgique, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Autriche.

(3) Systematische Darstellung des oestreich. Budgets. Vienne, 1862.

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et maritimes réunies à 846 millions de florins autrichiens, plus de deux milliards de francs; notre confrère M. Block, dont les chiffres embrassent l'Europe tout entière, fait monter les dépenses militaires et maritimes au delà de 2,600 millions de francs (1). Elles absorbent en grande moyenne au-dessus du quart des ressources annuelles des États européens; la quote-part dépasse les 50 0/0, si l'on met comme de juste - les charges de la dette publique sur le compte des dépenses militaires, cause principale de l'endettement croissant. Mais quelque forts que soient ces chiffres, ils ne disent pas tout. Le grave inconvénient des fortes armées de paix ne se résume pas entièrement dans les dépenses qu'elles nécessitent; il est aussi dans le dommage indirect qu'elles infligent à la communauté économique en amoindrissant sa force productive. Le système de la paix cuirassée coûte non pas seulement les sommes qu'il détruit, mais encore toutes celles qu'il empêche de naître.

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Cette perte indirecte et voici peut-être pourquoi on s'en occupe moins est plus difficile à établir que la somme des frais directs: aucun budget ne chiffre le montant de la première. Il est vrai que, sur la dernière aussi, le budget tait bien des choses. Pour avoir le montant réel des frais militaires, il faudrait encore tenir compte de l'intérêt des très-forts capitaux immobilisés dans le matériel de guerre (armes, munitions, chevaux, équipages, etc.), dans les casernes, les forts, les dépôts, les chantiers, les ports militaires, et des prestations en nature (traction, logement, etc.) qui, en beaucoup d'endroits, sont imposées aux populations, aux populations campagnardes surtout. Peut-être arriverait-on ainsi à augmenter de moitié ou de deux tiers la somme des dépenses directes que le système dit défensif impose aux peuples de l'Enrope. Essayons de nous rendre compte, approximativement du moins, du montant de la dépense indirecte.

La paix cuirassée entretient trois millions de soldats dans les divers États de l'Europe. Ils sont enrôlés à l'âge juste où la faculté ouvrière est entièrement développée déjà sans être encore le moindrement épuisée; dans cette classe d'âge qui est elle-même l'élite de la force ouvrière, les soldats forment encore une élite à part les faibles et infirmes sont écartés; ceux qui ne travaillent pas ou travaillent moins, les fils de famille, trouvent moyen de se faire remplacer par des jeunes gens qui autrement, pour vivre, seraient forcés de travailler. Les trois millions. de soldats de paix sont donc trois millions de jeunes et vigoureux ouvriers qui s'occuperaient productivement, et ne pourraient pas ne pas le faire s'ils restaient dans la vie civile. Or, la force productive

(1) Puissance comparée des divers Elats de l'Europe. Gotha, 1862.

d'un tel ouvrier peut bien être évaluée à 5 francs par jour moyen : il ne s'agit pas de la rémunération que son travail lui rapportera, mais de ce que le travail ajoutera au capital de la société; non de ce que l'ouvrier gagnera, mais de ce qu'il créera. La différence est notable. L'ouvrier cordonnier qui confectionne une paire de souliers par jour et touche 2 fr. 50 c., n'a pas produit seulement une valeur équivalente à ce salaire; il contribue pour une part sensiblement supérieure à la plusvalue existante entre la matière première qu'il a reçue et le produit qu'il rend. Le profit des patrons, des fabricants, des entrepreneurs, ne consiste-il pas en partie dans la différence entre la plus-value créée par les ouvriers et la quote-part qui en revient à ceux-ci sous forme de salaire? Nous ne voulons pas examiner si la répartition s'effectue toujours d'une façon équitable; la question est trop grave pour être traitée incidemment. La seule chose que nous tenons à constater ici, c'est ce fait matériel: la productivité du travail ouvrier n'est pas représentée intégralement par le salaire que ce travail rapporte à l'ouvrier. Il en est déjà ainsi du travail manuel, où l'ouvrier pourtant ne produit que ce qu'il « fait. » Dans la fabrique, où l'ouvrier aide plutôt à faire qu'il ne fait lui-même, mais aide à faire immensément, la différence entre ce que produit son concours et ce qu'il lui rapporte est plus grande encore, sans qu'il y ait, cependant, plus de mérite de la part de celui qui exécute la besogne ou plus de spoliation de la part de celui qui la donne. C'est la nature même de la besogne qui modifie ces rapports; quand l'ouvrier, payé à raison de 3 fr. par jour, fait marcher 50 broches qui produisent sur le coton brut une plus-value de 40 fr., personne ne dira que l'ouvrier n'ait produit que pour 3 fr., quoique cette somme soit, grâce au jeu de l'offre et de la demande, la juste valeur d'échange de son travail. Toujours est-il qu'une évaluation moyenne de 5 fr. par force productive d'homme et par jour ne saurait guère être taxée d'exagération. Les 3,000,000 de soldats qu'entretient l'Europe en paix représentent donc une force productive de 15 millions de francs par jour; pour l'année, comptée seulement à raison de 300 journées ouvrières, le total monte à 4,500,000,000 fr., c'est-à-dire que les armées de paix, à part les frais directs de leur entretien, causent à l'Europe une déperdition annuelle de quatre milliards et demi de francs. Additionnez le tout, et le chiffre ne restera pas au-dessous de dix milliards. Répartissez-le sur les 300 millions d'habitants que compte le vieux monde, la charge s'élèvera à 33 fr. par habitant, ou, à raison de 5 têtes par famille, à 165 fr. par famille!

Que l'on augmente ou que l'on diminue ce chiffre d'un cinquième, d'un quart, peu importe. Une telle diminution même le laisserait encore assez grand. Il l'est trop pour que les populations puissent ne pas s'en émouvoir. Elles en sentent parfaitement la pression et s'en plaignent;

mais se rendent-elles un compte exact de la nature du mal? Elles le voient dans les dépenses croissantes de l'armée, dans les exigences ascendantes du budget militaire; on leur répond en comparant le budget militaire avec le budget général, ou les chiffres du jour avec ceux d'époques antérieures; armé de ces comparaisons, on fait voir ou croire aux contribuables que le budget militaire ne s'est pas accru plus vite que le budget général ou que les ressources du pays. Passe, si la dépense directe était toute la charge. Il n'en est point ainsi. Grâce à la dépense indirecte dont nous venons de parler, le budget militaire, par la déperdition de productivité qu'il occasionne, amoindrit les facultés contributives du pays à mesure même qu'il surélève les exigences du fisc; il peut ainsi arriver que, par le fait seul de la progression des armements, un budget même stationnaire devient plus difficile à supporter. En d'autres termes, la progression de l'impôt du sang diminuera l'aptitude du pays à payer même l'ancien impôt en argent. Qu'en sera-t-il si, comme cela s'opère presque toujours et forcément, l'impôt pécuniaire monte en même temps que l'impôt du sang? Mettez que, dans tel ou tel pays, le contingent annuel soit porté de 80,000 hommes à 100,000; il faudra, pour l'entretien de ces 20,000 hommes et pour l'augmentation correspondante du matériel de guerre, demander au pays 30 millions de plus qu'il n'avait l'habitude d'accorder annuellement au ministre de la guerre; on portera, de ce chef, le budget militaire de 120 à 150 millions. Sera-ce tout? Non. En appelant 20,000 hommes de plus sous les drapeaux, vous privez la communauté économique d'une force productive de 20,000 x 1,500 francs; le pays gagne 30 millions en moins alors juste qu'il a 30 millions en plus à payer et par le fait même qui lui impose cet accroissement de dépense. Le coût réel de l'augmentation du contingeut sera donc de 60 millions de francs, quoique le budget ne chiffre que la moitié de cette surcharge.

Voici ce qui ne mérite pas moins d'être pris en sérieuse considération. Le progrès de la population et de l'aisance peut rendre de moins en moins sensible l'exigence pécuniaire du budget: grâce à ce progrès, le même pays supportera aujourd'hui une dépense militaire de 150 millions avec la même aisance qu'il supportait il y a dix ans une dépense de 120 millions. C'est juste l'inverse pour la dépense indirecte: plus le pays progresse, et plus s'accroît en moyenne la valeur de l'individu comme force productive; plus grande, par conséquent, est la déperdition que cause le détournement du travail d'un contingent donné d'hommes valides. Est-il besoin de longuement démontrer, par exemple, que mise en non-activité (enrôlement) de 10,000 paysans moldo-valaques est une perte moindre que la mise en non-activité de 10,000 ouvriers valides du Lancashire? ou que 10,000 ouvriers français du second empire valent plus, comme agents de production, que ne

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