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taxe. Ce système a fonctionné de la fin de 1853 à 1855, un peu plus de deux ans, et la ville a dû avancer aux consommateurs la somme de 60 millions. Heureusement, depuis 1855, les récoltes ont été généralement bonnes jusqu'en 1861, et la caisse, faisant alors payer aux consommateurs le pain plus cher qu'il ne valait réellement, a pu rentrer dans une partie de ses fonds.

Heureusement encore, lorsque la désastreuse récolte de l'année dernière est venue, l'échelle mobile n'existait plus, le commerce des céréales était libre, et malgré un déficit énorme de 16 millions d'hectolitres, le prix du blé n'a pas pris de proportions exagérées.

La compensation, qui certes n'avait pas été imaginée pour cela, est venue fournir, à cette époque, la preuve la plus irrécusable de l'impuissance de l'échelle mobile et des bienfaits de la liberté commerciale. Pendant toute cette crise, la plus grave que nous ayons eu à traverser depuis 1816, si l'on considère l'importance du déficit, M. le préfet de la Seine n'a pas eu pendant une seule quinzaine à faire payer le pain moins cher qu'il ne valait, et il a presque constamment pu continuer à faire rentrer des centimes compensateurs, comme si la récolte eût été magnifique. Pendant deux ou trois quinzaines, tout au plus, les chiffres ont été au pair, on a payé le pain 50 centimes le kilogramme, le prix qu'il valait réellement.

Ce système de taxe et de compensation où M. le préfet est censé distribuer, en bon père de famille, le pain quotidien à ses administrés, a-t-il des avantages? Ses inconvénients ne dépassent-ils pas ses avantages?

C'est sur le terrain de la compensation qu'ont eu lieu les principales discussions. M. le préfet de la Seine a paru tenir surtout à cette conception coûteuse qui met dans les mains de la ville une institution de crédit assez puissante. On a prêté 60 millions aux consommateurs, de 1853 à 1855. Or, pour faire ce prêt, on a dû créer une Caisse et contracter des emprunts. Mais comme l'argent rentre dans les caisses de la ville depuis 1856 à raison de 8 ou 10 millions par année, ces rentrées, considérables sans doute, ont permis d'utiliser ces sommes à d'autres emplois.

On a élevé contre le système de la compensation des critiques diverses et nombreuses. On lui a reproché de faire profiter des sacrifices de la ville les gens aisés aussi bien que les ouvriers; de créer pour les classes riches un dégrèvement coûteux pour la ville, insignifiant pour elles, tandis que l'abaissement artificiel de la taxe ne dispensait pas la ville,

dans les mauvaises années, de la charge des bons de pain, qui s'élevèrent, en 1853-1855, à 2,300,000 francs. On reproche à la compensation d'être devenue un stimulant à la fraude. En effet, quand le pain était au-dessous de son prix réel à Paris, le département de Seineet-Oise venait s'approvisionner à Paris; quand il était taxé, au contraire, au-dessus du prix réel, les Parisiens allaient s'approvisionner dans Seine-et-Oise. Il fallut, pour modérer cette fraude, demander à M. le préfet de police une ordonnance, entachée d'inconstitutionnalité, qui interdit l'entrée et la sortie du pain dans Paris, ce qu'une loi pouvait seule décréter.

Néanmoins la fraude a fait son chemin sans qu'on ait pu l'empêcher de se multiplier. Ainsi, par exemple, les grands établissements qui achetaient leur pain chez le boulanger lorsque la compensation tenait le prix du pain au-dessous de sa valeur réelle, se sont mis à fabriquer leur pain eux-mêmes dès qu'il a fallu restituer les centimes compensateurs. Il aurait fallu interdire aux particuliers de faire leur pain chez eux! On voit jusqu'où l'on peut aller avec le système de la réglementation poussé dans ses extrêmes limites!

Aussi la compensation a-t-elle été lente à se compléter. En trentetrois mois de disette la ville a avancé 435 c. aux consommateurs; en cinquante-neuf mois d'abondance, pendant un temps presque double, on n'a pu faire rentrer que 415 c. Cette situation est, du reste, confirmée, si l'on compare la consommation d'une bonne année, 1858, à celle des deux années précédentes; elle offre, pendant le bon marché, une diminution de 48,177 sacs de farine, soit près de 10 millions de kilogrammes de pain. D'où il suivrait que quand le pain est cher on en mangeait davantage que quand il est bon marché. M. le préfet dit que dans les bonnes années on consomme plus de légumes et de vin, ce qui diminue la consommation du pain. Est-ce là un argument sérieux?

D'autres, enfin, prétendent que l'intromission de l'État dans le prix des denrées peut créer pour lui, à un moment donné, une responsabilité pleine de périls..

Tous ces arguments ont certainement leur valeur; mais ce qui me frappe le plus dans ce système de compensation, c'est qu'il coûte fort cher et qu'il est complétement inutile.

Et je le prouve par des chiffres et par des faits.

Au 31 décembre 1860, le restant à recouvrer sur une disette qui n'a pas duré beaucoup plus de deux années s'élevait à 10,155,001 f. 22 c.,

et on avait dépensé, en frais d'administration, intérêts, etc., 13,326,932,747 fr. 47 c., qui restaient aussi à recouvrer. Depuis cette époque la rentrée a continué lentement et les frais se sont accrus. Voilà ce que coûte la compensation.

Maintenant quels services est appelée à rendre, dans l'avenir, cette coûteuse institution?

Nous pouvons juger de ce qui arrivera par ce qui est arrivé. Que s'est-il passé en 1861-1862, pendant une année désastreuse, puisque le déficit s'élevait à 16 millions d'hectolitres? La compensation n'a pas fonctionné une seule fois dans le sens de l'abaissement de la taxe; elle a, au contraire, presque constamment pu percevoir des centimes compensateurs.

Peut-on donner une preuve plus éclatante de l'inutilité absolue de ce système ruineux pour la ville? Il coûte cher et il n'est bon à rien.

Or, les derniers défenseurs de la limitation et de la taxe, battus de toutes parts, se sont retranchés dans le système de la compensation, dernier boulevard des protectiomstes vaincus. Prouver l'inutilité de la compensation, n'est-ce pas condamner à la fois la taxe et la limitation, et faire triompher enfin le principe fécond de la liberté?

C'est la liberté du commerce des céréales qui a rendu la compensation inutile et qui permettra de faire disparaître à jamais le monopole de la boulangerie et son cortége de règlements et de prohibitions.

VICTOR BORIE.

DES EMPRUNTS

ET

DES CONTRIBUTIONS DE SALUT PUBLIC

DU CRÉDIT EN GÉNÉRAL

« Le crédit public est un enfant puîné de l'esprit de gouvernement, » écrivait, en 1824, Dufresne Saint-Léon, un vieillard qui avait passé sa vie à s'occuper des finances de la France, et qui avait pu voir ce Benjamin de la politique moderne naître, grandir, croître en force et déjà menacer l'avenir. Depuis lors le crédit public est en effet devenu une puissance redoutable avec laquelle tout gouvernement doit compter.

S'il est vrai que le crédit public soit une chose toute nouvelle, c'est déjà un motif pour s'en méfier; car rien n'est bon de ce qui est complétement nouveau ou complétement ancien. Ce qui est complétement nouveau manque, par cela même, de cet élément éternel qui doit se retrouver en toute chose vraie et juste, et qui a pour base les lois générales de la nature et les lois non moins immuables de la logique sociale. Tout ce qui est complétement ancien est également mauvais, parce que rien de ce qui a été ne peut continuer d'ètre sans changer, que l'éternité même n'est qu'un perpétuel mouvement, et que la résultante complexe des lois mathématiques, abstraites et universelles de la nature et de la société se traduit par une transformation continuelle des réalités concrètes et particulières.

Ce qui est éternel et général dans les choses est donc opposé à toute innovation radicale, et tout retournement complet de l'ordre établi est contradictoire aux lois de la raison. Toute idée de création absolue est une idée absurde. On ne fait rien qu'avec ce qui est, et en vertu des lois préexistantes des choses et de leurs attributs essentiels.

Ce qui est particulier et muable, au contraire, demande un perpétuel mouvement, un continuel changement; et c'est en vain qu'à l'œuvre d'éternelle transformation, l'homme, lui-même toujours changeant, voudrait opposer ses décrets immobiles.

Si donc le crédit public, tel qu'il est aujourd'hui conçu, est une chose absolument nouvelle, on peut déjà en conclure que ce ne peut être une chose durable, mais seulement une crise passagère et un résultat fortuit des circonstances dans la vie des nations. L'impôt est aussi ancien que la société; si l'emprunt est d'hier, il est probable que l'emprunt disparaîtra bientôt et que l'impôt subsistera en se transformant.

Surtout en fait de finances et de chiffres, on n'invente rien; ce qui était vrai hier le sera demain, parce que deux et deux feront toujours quatre. Ne seraitil pas étrange que le crédit, toujours fatal aux individus qui en abusent, appliqué aux nations fût une mine de richesses où l'on pût toujours prendre sans crainte de l'épuiser jamais? Il est évident qu'il doit y avoir ici quelque profonde erreur de la théorie, trop malheureusement passée dans la pratique. Qu'est-ce que l'emprunt ou le prêt?

Deux choses le distinguent du don et du tribut: c'est d'abord que le prêt est un contrat libre des deux parts, comme la vente; c'est de plus que la valeur doit en être restituée à une époque plus ou moins éloignée, mais déterminée d'un commun accord entre les contractants.

L'emprunt forcé est donc, comme la vente forcée, une contradiction dans les termes et dans les idées : ce sont des prises par force, l'une contre un échange immédiat que l'une des parties n'est pas appelée à discuter et à consentir, l'autre contre une restitution plus ou moins éloignée dont l'une des deux parties seule fixe l'époque ou les conditions.

Un emprunt perpétuel, c'est-à-dire que le débiteur n'est tenu de rembourser en aucun temps donné, est donc aussi une chose contradictoire : ce n'est plus un emprunt, mais un don à intérêt, ou plutôt une vente à payement annuel.

Il en est de même des emprunts déguisés, que se sont permis souvent les gouvernements, et qui sont, en réalité, aux emprunts forcés, ce que l'escroquerie est au vol à main armée; seulement c'est un vol ou une escroquerie suivie de restitution.

A ne consulter que la notion même de l'emprunt, il n'existe donc pas, il ne peut exister sans le consentement libre et loyal des deux parties contractantes, ni sans une restitution dans un temps fixé.

I

ORIGINE ET INSTITUTION DU CRÉDIT PRIVÉ

Le crédit public ne pouvait subsister dans l'enfance des sociétés, a dit Adam Smith; on peut l'affirmer même du crédit privé. En effet, pour prêter, il faut d'abord avoir, et avoir surabondamment. Pour qu'il y ait des gens qui prêtent et d'autres qui empruntent, il faut qu'il y ait déjà des pauvres et des riches, c'est-à-dire d'assez grandes inégalités sociales.

Or, il n'est en aucune façon douteux qu'il a toujours existé des inégalités et des différences profondes entre les divers représentants de l'humanité. Ce n'est même qu'au moyen de ces inégalités individuelles que le progrès général de l'espèce peut s'être accompli; mais ce furent d'abord et pendant longtemps des inégalités purement ethniques.

J.-J. Rousseau s'abusait étrangement quand il considérait l'état sauvage comme l'état de liberté par excellence. La tribu sauvage, au contraire, n'est pas même société; elle n'est qu'espèce, variété, troupeau, et ses membres ont à peine le droit d'être des individus. Leurs instincts plus fixes ne se prêtent ni au changement ni au progrès : chacun doit faire ce que tous font, vivre comme les autres vivent, et l'on sait que les mœurs, les coutumes et jusqu'à l'éti

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