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<«< celui qui réclame l'exécution d'une obligation, » dit l'article 1315, «< doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré, doit justifier le payement ou le fait qui a produit l'extinction de l'obligation. » Et cependant des auteurs graves soutiennent encore aujourd'hui que ces principes ne sont vrais qu'en tant qu'il s'agit d'une affirmation; mais que, si celui qui joue le rôle de demandeur allègue un fait négatif, il ne peut être tenu de le démontrer, et se trouve fondé en conséquence à rejeter la preuve sur l'adversaire. Ce système prétend s'appuyer a la fois sur le raisonnement et sur l'autorité des jurisconsultes romains. Essayons d'apprécier la portée des arguments qu'il emprunte à ces deux ordres d'idées.

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D'abord, on se place sur le terrain de la logique, et on dit la preuve d'un fait négatif est à peu près impossible à administrer. Celle d'une proposition affirmative est très-facile. La justice doit choisir la voie qui la conduit sûrement au but, plutôt que celle qui n'aboutit qu'à une impasse. Il est aussi conforme à la raison qu'à l'utilité pratique de toujours imposer la preuve à celui qui affirme plutôt qu'à celui qui nie. Nous avons déjà détruit la base de cette argumentation, en établissant que la preuve d'une négative est très-praticable. Mais allons plus loin; tenons pour non avenu ce que nous croyons avoir démontré jusqu'à l'évidence, que toute négative sérieuse se résout en affirmative et retombe, par cela même, dans le domaine de la preuve; admettons un instant que l'on ne puisse prouver qu'une proposition affirmative en la forme : le système opposé obtiendrat-il pour cela gain de cause? Nullement. La maxime que nul n'est tenu à l'impossible est parfaitement applicable quand il s'agit d'une obligation légale que nous subis

sons sans aucune participation de notre volonté. Mais ne perdons pas de vue la règle fondamentale de la matière, posée par l'article 1315 du Code. Celui qui réclame quelque chose en justice veut innover, puisqu'il attaque, ou bien la possession positive de son adversaire, s'il s'agit d'un droit réel; ou bien, en matière personnelle, cette sorte de possession de sa liberté où se trouve placé tout homme dont l'assujettissement envers autrui n'est pas constaté. C'est à lui à justifier son assertion, puisque rien ne se présume en dehors des présomptions établies par la loi'. Sur quoi s'appuie-t-il pour rejeter le fardeau de la preuve sur l'adversaire? Sur ce qu'il lui est impossible de prouver ce qu'il soutient! Mais alors pourquoi vient-il entretenir la justice de ses réclamations? Comment ! il reconnaît en principe que c'est à lui à établir son droit, et parce qu'il ne saurait y parvenir, il voudrait imposer le rôle actif dans la procédure à l'autre partie qui ne réclame que le maintien du statu quo! A ce compte, les propositions les plus insoutenables seraient les plus commodes à alléguer, puisque l'impossibilité même de les prouver mettrait la preuve du contraire à la charge du défendeur ! Il faut vraiment toute la force des traditions et de la routine pour que l'on puisse concevoir que de pareils arguments aient fait quelque impression sur des esprits sérieux.

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Insoutenable aux yeux de la raison, le système qui

Bentham est le seul publiciste, à ma connaissance, qui ait osé révoquer en doute ce principe de raison et d'ordre social, pour soutenir que, toutes choses égales, il fallait donner gain de cause au demandeur (V. son Traité des preuves judiciaires, édition de Dumont, liv. IV, ch. 2 ; et les notes de M. Rossi sur ce point, même édition, ibid., notes qui jettent un grand jour sur les conséquences pratiques de cette idée neuve de Bentham).

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dispense le demandeur de prouver une négative est-il au moins fondé à invoquer l'autorité des jurisconsultes romains? Il a été, dit-on, formulé par Paul, dans la loi 2, fl de probat: Ei incumbit probatio qui dicit, non qui negat. Mais d'abord, les prétendues règles de droit, posées par Tribonien, ne sont souvent que des observations isolées des anciens jurisconsultes, auxquelles on prête une portée exagérée, en les détachant de ce qui précède et de ce qui suit. Et même, en prenant le texte de Paul pour général, il ne signifie pas nécessairement que le demandeur n'est tenu de prouver qu'en tant qu'il énonce une proposition affirmative. Il peut vouloir dire simplement que la preuve incombe à celui qui émet une proposition, et non pas à celui qui se contente de la dénier ce qui rentrerait dans la règle générale, qui en impose la charge à quiconque, soit dans la demande, soit dans la défense, allègue un fait nouveau. Et cette interprétation est d'autant plus fondée, que tel est le sens manifeste d'un autre texte invoqué à contre-sens par l'opinion vulgaire. Qui n'a entendu répéter cet adage: Factum negantis probatio nulla est, comme expression de l'impossibilité de prouver une négative? Eh bien! cet adage se retrouve en effet dans le corpus juris, mais avec un tout autre sens que celui qu'on lui prête communément. Un rescrit de Dioclétien et de Maximien, qui forme la loi 23, au Code De probationibus, porte en effet: Actor, quod adseverat probare se non posse profitendo, reum necessitate monstrandi contrarium non adstringit, cùm per rerum naturam factum negantis probatio nulla sit. S'agit-il ici d'un fait négatif dont le demandeur rejetterait la preuve sur la partie adverse? Pas le moins du monde. Le rescrit a pour but, au contraire, de protéger le défendeur contre les prétentions

d'un demandeur qui, désespérant de prouver, voulait en imposer l'obligation à l'adversaire. Et quel est le motif de cette décision? C'est que celui qui se borne à dénier les allégations produites contre lui, n'a rien à prouver. Les empereurs décident donc que c'est au demandeur à faire la preuve, quelque difficile qu'elle soit. Ainsi, bien loin d'adopter le système qui autorise l'interversion des rôles, ils consacrent de la manière la plus formelle le principe qui oblige le demandeur à justifier de son droit. Factum negantis probatio nulla est signifie évidemment ici, qu'on n'est pas tenu de prouver quand on se renferme dans une simple dénégation. Or, quand est-il permis de se renfermer dans une simple dénégation? Quand on se tient sur la défensive, c'est-à-dire quand on est défendeur, soit à la demande, soit à l'exception. C'est probablement aussi tout ce que voulait dire le texte de Paul: onus probandi incumbit ei qui dicit, non qui negat.

Il est vrai qu'il y avait un cas à Rome où celui qui aurait dû prouver une négative était autorisé à rejeter la preuve sur l'adversaire. C'était celui où, poursuivi en vertu d'un écrit d'où naissait directement l'obligation de payer une certaine somme, le signataire invoquait l'exception non numeratæ pecuniæ. Bien que le défendeur par cette exception se constituât demandeur, il avait droit d'exiger du prétendu créancier la preuve de la numération des espèces. Mais c'est là une décision toute spéciale, tout exceptionnelle, qui tient à deux causes : en premier lieu, la fréquence de ce genre de fraude à Rome, fréquence attestée par le grand nombre de textes qui en font mention; en second lieu, le peu d'autorité dont jouissaient chez les Romains les écrits dont, jusqu'à Justinien (§ 12, de inut, stipul., Instit.),

on pouvait très-facilement contester l'autorité. Ces deux motifs sont tout à fait inapplicables aujourd'hui. Aussi cette doctrine a-t-elle été depuis longtemps rejetée en France « exception de pécune non nombrée n'a lieu, dit Loisel (Inst. Cout., liv. 5, tit. 2), pour charger le demandeur qui a une obligation ou cédule reconnue. » Du reste, ce cas était le seul' où l'on intervertît à Rome les principes de la preuve. La règle qui la met dans tous les cas à la charge du demandeur se trouve nettement formulée par Africain dans la loi 5 ff. de Op. nov. nunciat. Après avoir supposé que la partie actionnée refuse de défendre, soit dans une action confessoire, soit dans une action négatoire, le jurisconsulte dit, sans distinguer hactenus is, qui rem non defenderet, punietur, ut jure suo probare necesse haberet : id enim esse, petitoris partes sustinere. Ainsi, soit qu'il s'agisse d'une affirmation, soit qu'il s'agisse d'une négation, în force la partie qui ne veut pas défendre à jouer le rôle de demanderesse, c'est-à-dire à prouver. Le demandeur doit donc faire la preuve, même dans une action négatoire.

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Mais comment établir qu'il n'existe pas de servitude sur le fonds que je possède ? C'est là une négative indéfinie qui échappe à la démonstration. Dans des espèces semblables, il est un tempérament adopté par les partisans de la doctrine que nous soutenons ici; tempérament qui consiste à obliger le défendeur, non pas à prouver

1 Sauf les traces que pouvait avoir laissées le système des actions de la loi, lequel ne tenait pas compte de la possession antérieure au litige.

* On a trouvé dans cette espèce, et dans les cas analogues où les rôles sont intervertis par le magistrat, qui déplace fictivement la possession, une explication assez plausible du fameux sane uno casu,

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