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vivons à une époque critique et de transition. Il faudrait consacrer un article spécial à l'histoire de cette science, qui tient à la fois à la jurisprudence et à la philosophie'.

Il est évident que la prédilection des jurisconsultes allemands pour les études historiques a dù nuire aux progrès de la philosophie du droit. Les cours dits du droit naturel sont plutôt suivis parce qu'ils sont prescrits que par l'intérêt qu'ils inspirent. Il est cependant impossible qu'un jurisconsulte n'ait pas une manière de voir quelconque sur le fondement et le but suprême du droit. L'école historique elle-même a une base scientifique; et M. Puchta a raison de dire que le point de vue sous lequel elle envisage le droit et la législation est une philosophie. Il est vrai que cette philosophie n'est pas déduite de principes spéculatifs, qu'elle n'est pas nettement articulée, et qu'elle est plutôt décrite d'une manière vague et pour ainsi dire par fragments, que démontrée. Mais on n'a qu'à lire les belles pages du livre sur la vocation de notre siècle pour la législation et la jurisprudence, dans lesquelles M. de Savigny expose sa théorie de l'origine du droit, pour se convaincre que cette théorie repose sur des vues philosophiques *. Pour lui donner une base inébranlable et ce caractère d'évidence nécessaire à toute doctrine philosophique,

1 L'auteur de cet article a tracé, dans le huitième volume de la Revue trimestrielle allemande, un tableau de l'état actuel de la science philosophique du droit. Stuttgard, octobre 1839.

2 Cela est incontestable aujourd'hui, depuis que, dans le premier volume de son Système du droit romain pratique, M. de Savigny a développé complétement sa manière de voir. On peut dire que l'école historique est maintenant une école philosophique, veram, et non simulatam philosophiam affectans.

il faut des recherches psychologiques, il faut une démonstration dialectique des notions fondamentales et tout un système de droit naturel que l'école historique puisse accepter. Peu d'auteurs l'ont tenté. Cependant l'essai en quelque sorte manqué de M. Stahl1 n'a pu empêcher l'auteur de ces pages de publier un ouvrage destiné à résoudre le problème. Par sa solution, on pourrait d'autant plus facilement arriver aujourd'hui à une réconciliation des écoles opposées, qu'il n'existe plus de véritable objet de discussion entre elles. Cette observation nous conduit à tracer en peu de mots l'histoire de ces écoles dans les dernières années.

La querelle de la codification (comme l'appelle M. Lerminier) a cessé peu d'années après sa naissance. En 1819, M. Falck s'est occupé pour la dernière fois de ces questions. Elles n'avaient aucune portée pratique; les souverains de l'Allemagne n'ont jamais songé à gratifier le pays d'un Code civil général. Ils n'ont pas même soulevé la question de l'utilité d'un nouveau Code criminel et d'un Code de procédure uniforme pour l'Allemagne entière. La voix de M. Klüber qui, en 18303, revint au projet de M. Thibaut, ne fut entendue nulle part.

L'opposition entre M. de Savigny et ses partisans intimes d'un côté, M. Thibaut et ses amis de l'autre, consistait dans la méthode d'exposition du droit, et surtout du droit romain. L'école historique attachait à l'histoire du droit elle-même un intérêt principal et souvent exclusif,

'Philosophie du droit, d'après des vues historiques (Rechtsphilosophie nach geschichtlicher Ansicht), 3 vol.

Rechtsphilosophie als Naturlehre des Rechts. Fribourg, 1839. Dans ses dissertations et méditations pour l'histoire et le droit public de l'Allemagne, t. ler, p. 330 et suiv.

tandis que, pour ses antagonistes, la jurisprudence était une science pratique, dont on étudie les principes pour les appliquer. A leurs yeux, l'histoire du droit n'est pour le jurisconsulte qu'un moyen de plus pour saisir le vrai sens des principes; c'est une science auxiliaire qui n'a pas d'importance par elle-même. Cela nous explique l'ardeur avec laquelle M. de Savigny et ses amis les plus dévoués ont exploré les antiquités et la philologie du droit, pendant que leurs adversaires écrivaient de préférence sur les dernières parties de la législation de Justinien, qui s'appliquent encore dans la pratique. Cependant on se rapprocha de part et d'autre; plusieurs interprètes célèbres travaillèrent à la fois pour les Archives de la jurisprudence du droit civil, publiées à Heidelberg, et pour le Musée du Rhin ou le Journal de M. de Savigny. Il y en a parmi eux qui tiennent le milieu entre les deux écoles, par exemple M. de Lohr à Giessen.

Un nouvel adversaire s'éleva cependant contre l'école historique, et manifesta l'intention de créer en opposition avec elle une nouvelle école philosophique, née de la philosophie de Hegel; ce fut M. Gans à Berlin. Son allié en France, M. Lerminier, crut cette école déjà bien puissante en 1829, lorsqu'il en parla dans son Introduction générale à l'histoire du droit ; mais elle ne s'est jamais consolidée. M. Gans, toujours isolé, fut presque un adversaire personnel de M. de Savigny, dont il était devenu le collègue, et des plus intimes disciples de l'illustre maître. L'histoire comparée du droit de succession devait constituer une jurisprudence philosophique, basée sur le système de Hegel ; mais les formules de la philosophie hégélienne ne se trouvent qu'au commencement du traité; dans le troisième et le quatrième

volume, la couleur philosophique pâlit tellement qu'on ne l'aperçoit plus. Le mérite historique même est faible dans ces mêmes parties, qui ne contiennent souvent qu'une compilation.

La levée de boucliers de M. Gans était un événement passager, et la trève conclue tacitement entre les écoles diverses durait encore, lorsqu'en 1839, contre toute attente, la lutte recommença presque simultanément de part et d'autre. Nous n'osons pas affirmer que la brochure publiée par M. de Savigny à l'occasion du jubilé de M. Hugo n'en fut pas la cause accidentelle. Nos lecteurs ont sans doute remarqué que cette brochure n'est hostile à personne; elle n'a pas un caractère polémique ; c'est l'hommage rendu à un ami vénéré par un ami sincère. Cependant M. de Savigny y exprime sa manière de voir sur les progrès de la science depuis cinquante ans, et M. Thibaut paraît avoir ressenti le plus vif chagrin, sinon par la publication de l'écrit de M. de Savigny, du moins par le caractère, signalé dans cet écrit, de la marche de la science, par les aberrations singulières dans lesquelles sont tombés quelques partisans avoués de l'école historique, par le dédain manifesté par d'autres envers les membres de l'école appelée par eux non historique. Il lança inopinément, au printemps de 1839, une espèce de manifeste contre l'école historique, écrit avec une irritation visible. Il reprend la querelle depuis 1815 et accuse l'école historique, c'està-dire ses partisans et sectaires exagérés, d'avoir gâté

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1 De l'école historique et de l'école non historique des jurisconsultes (Von der historischen und nicht historischen Schule der Rechtsgelehrten), publié d'abord dans le t. XXI des Archives, et ensuite sous la forme d'une brochure séparée. Une traduction de cette brochure, par M. Vicq, a paru dans les Archives de droit de Bruxelles, t. X, p. 321.

l'étude du droit en Allemagne. Les journaux littéraires prirent bientôt fait et cause pour ou contre lui. Pendant que les Annales littéraires de Halle, fondées en 1838 par les plus jeunes élèves de Hegel, se déclarèrent avec éclat pour M. Thibaut, M. Puchta lui répliqua vivement dans les Annales pour la jurisprudence, publiées par M. Richter; d'autres feuilles regrettèrent que M. Thibaut eût pu écrire une brochure de ce genre.

Mais c'était le moment des brochures. A peine celle de M. Thibaut avait-elle paru, que M. Gans en publia une autre, écrite avec beaucoup de violence, pour défendre sa théorie philosophique du droit de la possession, sur laquelle M. de Savigny avait dit quelques mots dans la sixième édition de son traité. M. de Savigny ne répondit pas, mais bien un étudiant de Berlin; la mort subite de M. Gans (le 2 mai) termina la contestation. Vers le même temps, M. Mayer, professeur de droit romain à Tubingue, que nous avons nommé plus haut, publia aussi une brochure sur l'étude du droit romain en Allemagne, dans laquelle il conclut à la rédaction d'un code général. Cette conclusion a dû surprendre les adversaires de la codification, vu que M. Mayer appartient à l'école historique. D'un autre côté, le jurisconsulte praticien, M. Puchta, le père du professeur de ce nom, fit publier des Consolations, pour démontrer aux amis des Codes que la non-féussite du projet de M. Thibaut n'avait pas été un malheur pour l'Allemagne.

Il est possible que la question de la codification soit discutée de nouveau; elle est toujours intéressante par

1 M. Schaaf, natif du pays de Bade.

2 V. l'analyse de cette brochure, dans la Revuc étrangère, t. VI, p. 849.

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