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assertion, je crois pouvoir moi-même aller plus loin et avancer que, aux yeux de ceux qui s'arrêtent peu aux mots pour interroger la réalité des choses, ce germe était déjà déposé dans l'ordonnance criminelle de 1670. Sous l'empire de cette législation, en effet, les peines étaient arbitraires. Le juge pouvait, dans la plupart des cas, abaisser à son gré la pénalité. Il pouvait même l'élever discrétionnairement. Je ne juge pas ce régime en ce moment; mais, quel que soit le jugement qu'on ait à en porter, il est aisé de voir, en ce qui concerne l'abaissement arbitraire de la peine, qu'il renferme en luimême l'idée première de notre système des circonstances atténuantes qui, en matière correctionnelle, permet au juge de descendre de dix ans de prison jusqu'à un franc d'amende seulement. Pour ceux qui aiment à rechercher la liaison historique des lois établies, le rapprochement qui vient d'être indiqué n'est pas sans intérêt. On verra plus loin que, sous le rapport de l'appréciation du système en lui-même, il ne sera pas sans influence.

La législation criminelle de 1791, en cela comme en bien d'autres points, prit à tâche de rompre entièrement avec le droit antérieur. Celui-ci avait établi une grande fluctuation arbitraire dans les peines; celle-là décréta contre chaque infraction criminelle une pénalité déterminée, invariable, inflexible. Pour donner plus de force encore à cette inflexibilité, la loi nouvelle s'en prit même au droit de grâce. Car, de peur que cette prérogative royale n'eût pour effet d'apporter dans la pénalité criminelle un principe d'atténuation, le Code pénal de 1791 l'abolit pour tout crime poursuivi par voie de jurés. Ainsi, à cette époque, la réaction contre le passé est absolue. Le principe général de la législation

criminelle, quant à la quotité du châtiment, consiste dans l'invariabilité de la peine établie.

Ce système, le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV me semble ne l'avoir modifié en aucune manière. Ce Code, malgré son titre, n'est guère qu'une loi de procédure criminelle. Cinquantetrois articles seulement s'occupent de la pénalité. Il renvoie pour le reste au Code de 1791. J'ignore dans quelle partie de ce Code M. Ortolan a trouvé le germe du système des circonstances atténuantes1. J'y vois consacrée, dans ces cinquante-trois articles, l'invariabilité de la peine, si ce n'est peut-être dans un seul, relatif à de très-légères peines de simple police, où l'on trouve l'énonciation d'un maximum et d'un minimum. Le rédacteur du cours de M. Ortolan s'étant borné à une affirmation dénuée de tout développement explicatif, je ne peux qu'indiquer ici cette opinion de l'honorable professeur, sans l'approuver, mais aussi sans la contredire expressément.

Le Code de 1810 paraît enfin. Ici l'esprit de transaction entre la législation de 1670 et celle de 1791, en ce qui touche à la pénalité, se montre, non pas timidement et avec hésitation, mais avec un caractère bien déterminé. Le législateur de 1810 répudie nettement le principe de l'invariabilité de la peine, décrété en 1791 et suivi par le Code de l'an IV. Mais, quelle que soit la tendance de ses sympathies intimes, il n'avoue pas le principe de l'arbitraire en vigueur dans l'ancienne jurisprudence. Le Code de 1810, en effet, remplace l'arbitraire par la variabilité. Il enferme cette variabilité de la peine dans les limites d'un maximum et d'un

1 Loc. citat.

minimum, quelquefois fort éloignées. Si elle se fût arrêtée là, l'innovation eût pu se vanter de s'être tenue dans un certain juste-milieu entre 1670 et 1791. Mais le législateur va plus loin encore, et faisant cette fois un pas bien marqué vers le passé, il introduit, dans le nouveau Code, la faculté pour le juge de réduire les peines correctionnelles jusqu'à la quotité d'une simple amende d'un franc. Il est vrai que cette faculté est restreinte, 1o aux matières régies par le Code pénal; 2o aux délits correctionnels; 3° aux cas où le préjudice causé n'excède pas 25 francs. Ce changement, on le voit, se produit ici avec une certaine réserve. C'est ainsi que commencent toutes les innovations. Mais, malgré cette réserve, l'innovation dans le droit moderne est immense, placée qu'elle est surtout à côté d'une limite déjà très-variable entre un maximum et un minimum. Dès ce moment le principe de l'arbitraire dans les peines est intronisé dans notre nouvelle législation sous le nom de circonstances atténuantes. Il y marche avec assurance, comme un exilé réintégré dans ses anciens domaines.

Sous la restauration, le système des circonstances atténuantes est en progrès. Tout en restant d'abord dans le cercle des affaires correctionnelles, il commence néanmoins à sortir du Code pénal pour se glisser à petit bruit dans quelques lois spéciales, entre autres dans la loi du 25 mars 1822 (articles 6, 8, 9 et 14), sur la répression des délits de la presse. Plus tard, en 1824, des matières correctionnelles il étend sa conquête sur les matières du grand criminel. It s'empare de quelques crimes seulement, l'infanticide pour la mère, les coups et blessures entraînant incapacité de travail pendant plus de vingt jours, et diverses espèces de vols qualifiés. Les juges ne peuvent, il est vrai, réduire la peine que

de deux degrés. L'application du système reste dans les mains de la magistrature; mais le système a pris pied dans les cours d'assises.

En 1832, il y domine; tout le Code pénal est dans sa main matières criminelles et correctionnelles, sans aucune distinction au sujet des cas où le préjudice causé excède ou n'excède pas 25 francs. Il s'étend même à toutes les matières criminelles régies par des lois spéciales, jugées par les cours d'assises. Brisant enfin toutes les entraves dont on l'avait embarrassé jusqu'alors, il est confié à la souveraineté du jury, à ce qu'on a appelé son omnipotence, expression inventée pour sauver ce que peut avoir de mal sonnant le mot arbitraire.

Ainsi, aujourd'hui comme en 1670, l'arbitraire règne dans nos tribunaux criminels, toutefois avec cette ditférence importante qu'autrefois l'arbitraire pouvait s'élever jusqu'à l'échafaud, tandis qu'à présent il n'aspire plus qu'à descendre dans l'échelle de la pénalité. De nos jours c'est dans un intérêt d'adoucissement, dégénérant presque en impunité, qu'on l'a établi; tandis que jaḍis il avait été constitué dans une pensée d'intimidation qui pouvait aller jusqu'à la barbarie. L'arbitraire, tel qu'on l'avait créé dans l'ancienne législation, avait pour effet moral de donner à la magistrature un aspect de colère farouche, de manière à porter atteinte à ce caractère de calme et d'impartialité, qui est l'apanage d'une bonne

1 Sous la période qui commence à la révolution de 1830, le système des circonstances atténuantes a continué à faire des excursions dans les lois spéciales rendues en dehors du Code pénal. Ainsi par exemple, l'article 463 de ce Code est étendu à tous les délits prévus par la loi du 10 décembre 1830, sur les afficheurs et crieurs publics; la loi du 16 février 1834 (art. 2) l'applique également aux infractions de criage, vente et distribution d'écrits.

justice distributive. L'arbitraire introduit en 1832 donne à la justice un air de débonnaireté qui ne peut que l'abaisser dans l'opinion publique. La terreur qui résulte d'une rigueur, allant même jusqu'à l'atrocité, maintient toujours et quelquefois augmente le respect des peuples. La débonnaireté, au contraire, pousse toujours au mépris.

Cette application à priori sur les effets du régime établi en 1832, voyons si l'expérience la confirme.

Un fait constant en ce moment, quelle qu'en soit la cause et quel que soit le mode admis pour le constater, c'est l'énorme accroissement des crimes et des délits, accroissement qui a pris surtout d'effrayants développements depuis 1833. Ainsi, le chiffre des accusés de crimes, qui, en 1833, était de 6,964, s'est élevé successivement d'année en année à 8,014 en 1838; celui des prévenus de délits communs, qui, en 1833, était de 62,679, s'est élevé de la même manière, en 1838, jusqu'à 80,926. La moyenne annuelle des accusés pour tous les crimes s'est élevée de 1825 à 1829 à 7,184, et de 1833 à 1838 à 7,413. Entre ces deux périodes, de 1825 à 1829 et de 1833 à 1838, la masse totale des accusés de crimes et de délits s'est accrue moyennement du chiffre de TREIZE MILLE par an, et cet accroissement, en prenant les années extrêmes de la seconde période, 1833 et 1838, s'est élevé à dixNEUF MILLE DEUX CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPT 1 pour la dernière année (1838). .

1 Je rectifie ici le chiffre de M. Collard qui, par l'effet d'une erreur, typographique sans doute, n'est porté qu'à 18,247, chiffre au surplus assez exorbitant encore.

On doit avoir remarqué que, dans ces calculs, les années 1830, 1831 et 1832 ne sont pas comprises. Les années 1830 et 1832 doivent

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