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en question tous les principes d'ordre et de morale ; cette situation empirée encore de nos jours par l'action incessante d'une littérature dramatique et romancière, cruellement corruptrice, par le besoin d'émotions de toute espèce qu'on va demandant à la fortune, aux agitations de la place publique, à la célébrité du crime, n'est-t-elle pas excentrique, anormale, périlleuse à l'excès pour toutes les idées d'ordre social, pour tous les sentiments probes et justes qui sommeillent au fond du cœur humain, et qu'une telle situation pervertit ou comprime? Il faut le dire avec un savant publiciste : les dispositions d'horreur pour le crime, de respect pour la majesté des lois morales, sont tombées dans un affaiblissement général; les notions du juste et de l'injuste sont altérées dans l'esprit de la multitude'; elles le sont même dans la classe instruite et élevée, à un degré moindre sans doute; mais elles le sont, en réalité, dans l'esprit de chacun de nous. Là est le mal, là est la cause vraie et première de l'augmentation des crimes et de l'énervation de notre régime répressif, cause que MM. Collard et Bonneville ont aperçue, mais à laquelle ils n'accordent qu'une trop médiocre attention et qu'ils n'apprécient que comme tout à fait secondaire.

En présence de cette démoralisation sociale, le système des circonstances atténuantes, en quelques mains qu'il soit confié, quels fruits peut-il porter, je le demande? Attribuer le mal à sa rémission entre les mains du jury et croire que le mal disparaîtrait, si l'exécution de ce système était donnée à la magistrature, n'est-ce pas se faire illusion sur la cause du mal et

1 Bienfaisance publique, t. III, p. 432.

peut-être aussi sur la valeur intrinsèque du système lui-même ? Sans doute la magistrature est moins atteinte de la contagion morale que les autres classes de la société, et, dès lors, l'application qu'elle ferait de ce système serait moins abusive. Mais tant que la régénération des esprits et la restauration des sentiments moraux ne seront pas accomplies, il y aura abus, et abus exorbitant, dans l'application du système des circonstances atténuantes, quelles que soient les mains destinées à mettre ce système en mouvement.

Si l'état des choses tel que je viens de l'exposer est vrai, le remède proposé par M. Collard sera-t-il efficace? est-il d'ailleurs opportun? On sait que M. Collard demande le maintien, et même l'extension à toutes les matières correctionnelles et criminelles, du système des circonstances atténuantes, en destituant le jury du droit d'en faire l'application,

Cette proposition présente deux questions à résoudre ; 1° question d'opportunité : le moment est-il arrivé de revenir sur ce qui a été fait? 2° question d'efficacité : quelle est la valeur du système des circonstances atténuantes examiné théoriquement, abstraction faite du temps, des lieux et des hommes chargés de l'appliquer?

Les états statistiques publiés jusqu'à ce jour, n'embrassent qu'une période de 14 années ( 1825 à 1838 ), dont 2 au moins et 3 peut-être, 1830, 1831 et 1832, doivent être mises de côté, ainsi que le fait observer avec raison M. Collard. Il ne reste donc qu'une série de onze années aux méditations du publiciste, nombre bien faible dans la vie d'un peuple. Sur ce nombre, cinq appartiennent à une époque politique, six à une autre, et les premières années, il faut le dire, laissent beau

coup à désirer en ce qui touche au complément des matériaux et à la perfection du travail. Il est aisé de voir, dès à présent, que l'une et l'autre série peuvent être considérées comme insuffisantes pour obtenir des moyennes sûres et exactes. Les partisans du système des circonstances atténuantes ne prétendront-ils pas, en effet, qu'il n'est pas permis d'établir des raisonnements solides. sur des documents aussi incomplets et sur des moyennes aussi incertaines? Le travail de M. Collard s'arrête forcément en 1838. On demandera si, depuis cette époque, la période croissante a continué? si elle n'est pas demeurée stationnaire? s'il n'y a pas eu réaction? On peut dire, en effet, dès à présent, avec une certaine assurance, que, depuis quelque temps, un mouvement réactionnaire commence à se faire sentir dans les dispositions du jury, sans qu'il soit possible toutefois de préciser aucun chiffre. Il est incontestable que les condamnations à mort, par exemple, lui inspirent moins de répugnance. Cette réaction, en ce qui concerne la peine la plus effrayante et la plus efficace, s'est-elle étendue aux autres crimes? on doit le croire. Mais se soutiendra-t-elle? le jury se montrera-t-il désormais mieux pénétré de la gravité de ses fonctions, des besoins de la société, des nécessités que ces besoins exigent? on peut l'espérer, sans l'assurer pourtant. Quel sera l'effet de cette nouvelle sévérité du jury sur le nombre des délits et des crimes? il faut attendre. D'autre part, l'affaiblissement des sentiments moraux est compris; un travail intérieur s'opère dans les esprits; le péril est connu, on songe à le conjurer. Les symptômes de cette situation se laissent déjà apercevoir, quoiqu'ils ne puissent être encore matériellement constatés. Les publications qui ont signalé le mal, au nombre

desquelles il faut ranger les brochures de MM. Collard et Bonneville, contribuent à ces résultats; d'autres viendront encore qui les corroboreront. Mais, quoi qu'il en soit à cet égard, les faits proclamés par M. Collard, si exacts, si vrais qu'ils soient pour le passé, peuvent être répudiés pour le présent et pour l'avenir; ils peuvent n'être pas considérés encore comme une épreuve suffisante pour motiver, dès à présent, une révision dans notre législation pénale, et surtout pour prononcer une destitution du jury à l'égard d'un pouvoir qu'on s'était habitué à croire inhérent à son institution. Trop d'empressement pourrait effaroucher beaucoup de bons esprits qui ne demandent que le temps de faire leur conversion. Sous ce rapport la question de l'opportunité paraît manquer de quelques éléments nécessaires à sa solution.

Mais si la question de fait ne semble pas mûre, la question de théorie reste entière; et celle-là, du moins, le moment est venu de l'examiner avec un calme et une absence de préoccupation qu'on n'a eus à aucune époque, ni en 1832, ni auparavant sous la restauration. L'esprit de parti, à cette dernière époque, se glissait dans toutes les questions, et faisait de chaque problème social un moyen d'opposition contre le gouvernement: condition mauvaise pour l'examen de toutes les théories. En 1832, l'entraînement d'une révolution récente et la solidarité de doctrines que le besoin de la lutte contre le régime précédent, plutôt qu'une conviction bien éclairée, avait fait proclamer, fascinaient encore les esprits, et les privaient de la liberté et du désintéressement nécessaires pour bien apprécier la valeur scientifique d'un système. Les intelligences, plus libres et plus calmes aujourd'hui, se prêtent mieux qu'à aucune de ces deux

époques pour se livrer avec fruit à un travail de cette

nature.

Il faut remercier M. Collard d'avoir le premier ouvert la lice. Il y est entré, armé de toutes pièces, avec la chaleur d'une conviction énergique dont la forme n'est pas toujours irréprochable. Sans attacher à cette réserve, très-secondaire d'ailleurs, une importance qu'elle ne saurait comporter, je me hâte de reconnaître le mérite vraiment remarquable de l'œuvre de M. Collard, au point de vue qu'il a adopté.

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Mais ce point de vue doit-il être accueilli ? M. Collard est-il dans le vrai, lorsqu'il enseigne que le système des circonstances atténuantes, indépendamment de son mode d'application, est par lui-même un principe rationnel, admis par la théorie ? C'est cette thèse, dégagée de toute préoccupation du jour, de toute arrièrepensée d'application, posée dans les pures régions de l'abstraction, que je propose à M. Collard lui-même, malgré le plaidoyer qu'il a écrit en faveur du régime des circonstances atténuantes. C'est avec de pareilles dispositions d'esprit que les problèmes de ce genre veulent être examinés avant d'en venir plus tard à une appréciation relative pour l'application à tel ou tel peuple, à tel ou tel pays, à telle ou telle époque.

Or, est-il bien vrai que la théorie reconnaisse la rationalité absolue d'un tel principe? et, quel est le propre de ce principe? Ne présente-t-il pas tous les caractéres de l'arbitraire? n'a-t-il pas pour effet de transporter, au plus haut degré, la volonté capricieuse de l'homme, dans l'application de la loi pénale? n'est-il pas en contradiction flagrante avec ce dogme qui enseigne

1 Pages 1 à 16.

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