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chambre des pairs. Le contrat d'assurance est, il faut en convenir, une garantie toute personnelle à l'assuré; des tiers, restés étrangers au contrat, ne peuvent y puiser aucun droit. Mais lorsqu'on croit devoir faire le sacrifice des principes aux exigences du commerce, ne peut-on donc pas établir une dérogation de plus, lorsque l'équité l'exige?

Avant de m'expliquer sur ce point, je crois devoir reproduire quelques considérations accessoires de droit et d'équité, qui ont été présentées à l'appui du projet. Un des arguments, consigné dans les rapports et reproduit dans la discussion récente, consiste à dire qu'en France l'armateur est obligé de choisir son capitaine parmi les hommes que lui impose la loi, tandis qu'ailleurs cette nécessité n'existe pas, et que, dans les cas ordinaires, le mandant peut prendre son mandataire parmi toutes les personnes dignes de sa confiance. Il a été répondu avec raison que les restrictions attachées en France au choix libre du capitaine, sont une véritable garantie; que cet ensemble de connaissances et d'épreuves dont les capitaines français doivent justifier, fournissent une plus grande certitude de capacité et de moralité. M. le garde des sceaux a invoqué. en faveur du projet, l'exemple de l'Angleterre, qui, par un bill rendu en 1813, a établi que a les propriétaires ou copropriétaires de navires ne seront pas res ponsables des dommages ou pertes causés par quelque faute, négligence, affaire ou chose faite, omise ou occasionnée, sans la faute et la participation de ces propriétaires, qui peuvent arriver aux effets, provi sions, marchandises ou autres choses chargées su tout navire ou vaisseau,.... au delà de la valeur de navire ou vaisseau et du fret, etc.... »

Mais ce bill prouve qu'en Angleterre on n'est pas encore arrivé jusqu'à la disposition de l'article 216; que malgré le désir d'augmenter le nombre des armements, la faculté d'abandon, lorsqu'il s'agit des fautes du capitaine, n'y a été admise que relativement aux dommages occasionnés à la cargaison; et cependant, depuis 29 ans, ce bill a été jugé entièrement suffisant.

On insiste enfin sur cette considération, que le Code de commerce, par l'article 347, défend d'assurer le fret et le profit espéré des marchandises, tandis qu'en Angleterre et aux États-Unis il est permis d'assurer tout ce qui fait partie de l'opération maritime; que, par conséquent, en France, les armateurs sont obligés de courir de plus grands risques. C'est en effet sur ce point que la législation actuelle est restée en défaut. Depuis la promulgation du Code, une révolution économique s'est opérée en France dans la fortune mobilière; l'industrie et le commerce y ont créé des rapports qu'en 1808 on n'a pu prévoir, et les assurances y ont pris un développement dont à peine les commencements existaient alors. C'est ainsi, par exemple, que les assurances contre l'incendie, devenues aujourd'hui d'une si haute portée, y ont été passées complétement sous silence.

En examinant les intérêts différents engagés dans la question débattue depuis plusieurs années avec tant de vivacité, nous rencontrons en première ligne l'intérêt des armateurs, et ensuite celui des chargeurs. Quant aux premiers, il n'y a rien qui puisse étonner dans leurs réclamations. Ce sont les plaintes des débiteurs, qui veulent payer le moins possible; ils gagnent sous un double rapport par l'adoption du projet de loi; d'abord en obtenant, pour tous les cas et sans aucune restriction, la faculté de se libérer par l'abandon de leurs na

vires; puis en acquérant fréquemment un bénéfice, au moyen du payement des sommes assurées. Toutefois ils ne devraient pas oublier que, lorsque la loi a établi des garanties, elle l'a fait autant dans l'intérêt des emprunteurs que dans celui des prêteurs; que lorsqu'elle a voulu favoriser les premiers au préjudice des seconds, il est arrivé souvent qu'elle a manqué le but. Par exemple, la sécurité accordée en France par le régime hypothécaire à la fortune immobilière, a fini par en faire retirer les capitaux, et a nui ainsi plutôt aux intérêts des propriétaires qu'à ceux des préteurs. Déjà sous la législation actuelle, il était souvent difficile au capitaine de trouver dans un port étranger les fonds nécessaires aux réparations de son navire; les annales de la cour royale de Paris de 1840 seulement présentent trois exemples de navires poussés

par

les vents à Bourbon et à Montevideo, qui n'ont pu, faute d'emprunt, réparer quelques avaries peu considérables, et, par suite, ont été condamnés et vendus à vil prix. D'ailleurs il faut s'attendre à ce que les primes d'assurance s'élèveront en proportion de l'augmentation des risques que courront les assureurs.

Quant aux chargeurs, ils demandent l'abaissement du fret; le besoin le plus urgent, le plus immédiat de l'industrie et du commerce français étant d'avoir le fret à un prix aussi bas qu'il l'est en Angleterre et aux ÉtatsUnis, afin de pouvoir supporter la concurrence avec ses rivaux sur les marchés étrangers. Mais, habitué qu'est le commerce à n'entrevoir que ce qui lui est immédiatement nécessaire, il ne semble pas avoir pris en considération les conséquences éloignées dont le menace la loi nouvelle. Le capitaine qui, durant le voyage, se trouve dans la nécessité de faire face à des besoins im

prévus, a trois moyens à sa disposition: il peut emprunter au taux ordinaire, ou par contrat à la grosse, ou vendre une partie de la cargaison jusqu'à concurrence des besoins constatés. L'emprunt au taux ordinaire deviendra presque impossible; car personne ne voudra donner son argent au taux commun, en courant pour son remboursement plus de risques que dans les autres cas, obligé qu'on serait de venir plus tard en contribution avec une foule de créanciers, ignorés au moment du contrat, sur un navire abandonné et souvent même perdu. Si le capitaine parvient à tirer une lettre de change sur son armateur, celui-ci différera d'autant plus son acceptation, qu'il sera intéressé à avoir auparavant des nouvelles de son navire, afin de calculer les chances de l'abandon et de se tenir à l'abri de toute responsabilité ultérieure. L'emprunt à la grosse deviendra au moins rare; car, outre les risques maritimes, que par la convention le bailleur de fonds consent à prendre à sa charge, il courra des risques nouveaux, augmentés de tous ceux qu'occasionneraient des emprunts antérieurs ou postérieurs, ignorés ou non prévus par lui. Il ne restera donc au capitaine que le dernier moyen, le moyen extrême, celui de la vente d'une partie de la cargaison. Or, ces ventes se font sous l'empire de la nécessité, dans un lieu autre que celui de la destination, dans un lieu où le navire a été poussé par accident, par le besoin de réparation ou par toute autre cause. L'armateur s'est obligé à tenir son navire toujours en état de naviguer ; c'est un voiturier, comme on l'a observé dans la discussion, chargé du transport d'une marchandise; or, lorsqu'il arrivera des dommages à la voiture, ce ne sera plus lui qui fournira les réparations nécessaires, ce sera la marchandise. D'un cas exceptionnel, sanctionné dans

l'intérêt commun de la cargaison entière et du navire, on fait un cas régulier. D'un autre côté, la fréquence des recours ouverts contre les propriétaires de navires, à cause de la vente des marchandises, augmentera nécessairement celle des cas où ils s'en délivreront par l'abandonnement.

En dernier lieu, l'armateur possédant un navire grevé d'engagements multipliés, qui en droit devraient lier sa personne, et trouvant, en compensation de l'abandon ou de la perte de ce navire, une assurance avantageuse, finira par attacher peu d'intérêt à la conservation de son navire; et les chargeurs éprouveront une diminution de garantie pour le succès du voyage et la sécurité de leurs marchandises.

Mais tous ces inconvénients et ces dangers devraientils entrer en balance avec cet avantage immense que produiraient en France l'abaissement du fret et l'augmentation des armements, avantage que, par un accord unanime, on semble attacher à l'abrogation de l'art. 216? « Au milieu de cette quantité considérable d'exportations et d'importations dont s'enrichit l'industrie française, il y a quelque chose qui reste stationnaire, les armements qui ne s'accroissent pas, un commerce qui souffre, parce que le législateur de 1808 a mal entendu les besoins du commerce maritime ». Voilà comment s'est exprimé M. le garde des sceaux dans la séance du 16 avril 1841. A cette déclaration énergique, M. Charles Dupin a opposé des chiffres qui n'ont pas été contestés. Il a démontré que la marine commerciale de la France a opéré, en 1829, 3,101 voyages au long cours et transporté dans ceux-ci 316,462 tonneaux, et que dix années plus tard, en 1839, elle a fait 6,308 voyages et transporté 636,761 tonneaux; que, tandis que la marine

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