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Ce n'est pas tout. A force de labeur et de patience, on pourrait peut-être, pour une matière donnée, et à condition de recommencer le lendemain sur nouveaux frais, parvenir à recueillir, rapprocher, combiner les actes législatifs qui l'ont réglementée. Mais il n'y a pas de matière isolée, distincte, formant un tout à part: en législation tout se tient, s'engrène, se prête un mutuel appui : chaque réformation a son contre-coup; on croit abroger une loi, on touche à dix : de là, nouveaux doutes, conflits, interprétations.

Avec le Svod-plus d'incertitude: vous avez le panorama de la législation-détails et ensemble-les parties et le tout. Si alors encore on hésite sur la portée de l'innovation, s'il y a doute sur le maintien ou le rapport de tel ou tel article, c'est à l'impéritie du législateur qu'il faut s'en prendre. La faute est dans l'opérateur, elle n'est plus dans la méthode.

. Autre considération. Tout codificateur se trouve, par la nature même du travail, aux prises avec trois irrésistibles sollicitations. Il veut faire du neuf; il lui faut ur nouveau plan; il aspire à créer une œuvre parfaite. Ce sont là autant d'écueils : on peut ne pas s'y briser, il y aurait exagération à soutenir le contraire, mais non les éviter.

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Tout codificateur veut faire du neuf, car personne ne veut passer pour copiste. Il lui faut un nouveau plan, car tout homme doué de quelque capacité veut un système et une certaine symétrie. Son œuvre doit être une œuvre complète, finie, parachevée, résolvant tout, suffisant à tout, n'exigeant plus qu'une simple application mécanique; car la jurisprudence, cette doublure du législateur, est là prête à saisir la plume échappée à

sa main.

Nous l'avons dit,

- ce sont trois écueils.

Faire du neuf! Et si une partie de ce qui existe, est bon, pour faire du neuf, il faudrait donc, de gaieté de cœur, se jeter dans le mauvais; il faudrait mettre de côté ce que l'on possède, anéantir ce qui est connu, pratiqué, infiltré dans les mœurs et les habitudes de la nation, bouleverser les principes qui ont présidé à la naissance ou au développement de grands intérêts sociaux; ramener au noviciat, citoyens, jurisconsultes, magistrats; effacer d'un seul trait le fait de longues études, d'une expérience chèrement acquise.

Imaginer un nouveau plan, c'est courir après quelque chose qui a le triple inconvénient d'être tout à la fois inutile, impossible, nuisible. Et cependant nul n'est le maître d'y résister, car nul ne peut se passer d'unité, d'ordre, de méthode; il y a dans cela une beauté de premier aperçu; -- le travail en devient plus facile; -l'ensemble frappe par sa régularité. Voici pourquoi tout codificateur commence et doit commencer par jeter la charpente de l'édifice. Il y réussirait même que ses efforts n'en seraient pas moins oiseux, impuissants, dangereux. Les divisions systématiques, bonnes pour un livre, sont à peu près inutiles dans un code. - Un code n'est pas un compendium; c'est un recueil de formules impératives ou prohibitives. A la différence du professeur qui, s'adressant à des élèves, doit toujours, autant que possible, aller du simple au composé, du connu à l'inconnu, le législateur suppose les notions du droit répandues, les définitions connues, l'éducation juridique terminée. Il n'a point à faire parade d'une science vraie ou fausse acquise sur les bancs du collége; sa science à lui, c'est de formuler ses injonctions dans un langage clair, net, précis. Qu'importe que le dépôt, que

le mandat figurent au nombre des modes d'acquérir la propriété ? qu'importe que la succession, mode d'acquérir per universitatem, transportant par conséquent à l'héritier et la propriété et les obligations du défunt, précède l'exposition de ces dernières et suive immédiatement la propriété? qu'importe que le Code traite de la donation, le Svod de la permutation et de la vente, bien avant les contrats; qu'importe que la législation scolaire ait sa case marquée dans le Svod, sous la rubrique générale des Règlements d'Économie politique, avec les banques, le commerce, l'industrie, la voirie, l'architecture civile? toutes ces anomalies regardent l'enseignement, et encore ne faut-il pas s'en exagérer l'importance. Quant au législateur, pourvu qu'il fasse une bonne loi sur le dépôt, le mandat, la vente, qu'il règle avec prévoyance et sagesse ce qui est de sa compétence, peu importe le numéro d'ordre; la saine critique ne lui marchandera pas un bill d'indemnité.

Il fut un temps où Cujas et Domat joûtaient à outrance, l'un pour maintenir, l'autre pour renverser l'architecture des Pandectes, et les superlatifs ineptissimus et imperitissimus fonctionnaient en guise de projectiles dans ce puéril tournoi, où l'Allemagne émue, baletante, assistait à la vigoureuse polémique de l'ordo legalis contre l'ordo systematicus: - tout cela est mort ou à peu près.

D'ailleurs les efforts du législateur, s'il se préoccupait de systèmes, pourraient bien être frappés d'impuissance. Quelle que soit la sagacité de son plan, la symétrie de l'ordonnance, il ne manquera jamais une foule d'écrivains qui, pour les besoins de l'étude et de l'enseignement, adopteront un, deux, vingt arrangements différents, chacun donnant le sien pour le

meilleur. Qu'on songe à ces guides et manuels, ces systèmes et prolégomènes, ces lineamenta et Leitfaden qu'enfante la méthodique Allemagne. On n'en citera pas deux parfaitement identiques, et cependant chacune de ces conceptions aspire au mérite d'un tracé rationnel, et chacune peut y aspirer; tellement large est la marge, tellement il est impossible de se prononcer en faveur 'd'un arrangement unique et invariable.

Et si ce n'était pas tout, s'il y avait encore un inconvénient plus grave, si l'expérience autorisait l'assertion qu'un arrangement trop étudié n'est pas même sans danger, car il est impossible de prévoir toutes les conséquences que la pratique pourrait en tirer, irat-on nier que, pour un code, la combinaison d'un plan nouveau est un labeur superflu, stérile, hasardeux ? Comme troisième écueil, nous avons signalé la tendance à bannir toute jurisprudence.

Tout réformateur veut être le dernier, tout réformateur vise à la pérennité de son œuvre, et s'efforce d'enchaîner la vertu impulsive du temps. C'est donc la jurisprudence qu'il redoute et non les commentaires. Ceux qui disent avoir entendu Napoléon s'écrier, à la vue du premier commentaire : « Mon Code est perdu ! » lui prêtent gratuitement une absurdité. Un commentaire n'a jamais rien perdu. Un commentaire est un livre, un livre n'oblige personne. Bon, on le consulte; mauvais, on l'oublie. S'avise-t-il de critiquer la loi, son láme ne peut lui nuire; il la juge sur papier, spéculaivement, en docteur; il aurait cent fois raison, qu'elle 'en resterait pas moins obligatoire. C'est la jurispruence qui est redoutable, c'est elle qui met à nu les cunes, les vices, les imperfections. C'est elle qui, ayée de l'autorité du fait, prononce en dernier ressort

sur la valeur de l'œuvre, la consolide ou la renverse.

Or, pour conjurer ce danger, que fait le codificateur? Il veut tout prévoir, et oublie que la plus sage des prévoyances, c'est d'être bien convaincu qu'on ne peut tout prévoir. Il veut tout régler et oublie que son Code n'est plus qu'un catalogue d'autant plus insuffisant qu'il est plus près de la plénitude,

Il veut rendre inutile la science, et oublie que le livre de la loi ne peut être un livre didactique, pas plus qu'un poëme une poétique.

Il veut réduire la jurisprudence à une opération purement mécanique, et oublie que l'essence de l'autorité judiciaire, ce qui précisément la distingue du pouvoir exécutif, c'est qu'elle déclare, disons mieux, qu'elle fait la loi pour un cas concret, tout comme le législateur la fait pour un cas abstrait, à la seule différence que l'un emploie une formule générale et l'autre une formule spéciale. Et l'on voudrait se passer de jurisprudence? Et l'on voudrait que l'acte de juger, c'est-à-dire de comparer le fait à la règle, et de statuer une règle pour ce fait, ne fût que l'application mécanique de la loi, lorsque cette même loi, accordant à l'homme une libre action dans la sphère des rapports privés, force l'autorité judiciaire à le suivre dans sa marche, dans ses détours, et à décider les questions et les cas particuliers qu'il lui a plu de faire naître, ne fût-ce que par bizarrerie? Qu'on codifie tant qu'on voudra : jamais on ne parviendra à détruire la jurisprudence, jamais on ne fera d'un juge une machine à sentences; on concevrait plutôt un législateur illettré qu'un juge automate.

Troisième considération. A quoi bon élever d'un seul jet un monument auquel on est forcé de toucher sans cesse, et dont la perfection ne se conserve qu'à la

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