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condition d'être toujours corrigé, complété, restauré ? Nous l'avons dit plus d'une fois aucune puissance de divination ne réussira à enchaîner la vertu impulsive du temps. Le temps fait mieux les lois que tous les académiciens réunis en concours. Le temps, dit le proverbe persan, est le père des miracles; c'est le premier ministre des souverains; avec lui on fait tout, sans lui on ne fait rien. Voulez-vous une législation qui s'applique à une plus grande masse de faits, à une plus grande variété de combinaisons, laissez-la se modifier d'elle-même par lejeu naturel et le libre développement de l'organisme social. De cette manière, et tout en évitant le remaniement trop fréquent des lois, remaniement dangereux, car il remet sans cesse leur principe en question, -on parvient à rattacher les temps aux temps et les lois aux lois. —La législation peut suivre le progrès du droit, satisfaire au mouvement du corps social, sans perdre son caractère d'unité. Secondée par la méditation et l'histoire, œuvre du temps lente et graduelle, elle dure et résiste mieux qu'une œuvre d'ensemble, créée par un esprit philosophique. On l'a dit et nous le répétons : les législateurs devraient prendre pour symbole le vaisseau de Thésée, que les Athéniens, au dire de Plutarque, conservèrent bien des siècles. Ils en ôtaient, ajoute l'historien, les vieilles pièces à mesure qu'elles se gâtaient, et les remplaçaient par des neuves, qu'ils joignaient solidement aux anciennes, en sorte qu'on ne pouvait dire si c'était toujours le même vaisseau, ou si c'était un vaisseau différent.

Quatrième considération. Lequel des deux systèmes, des réformes intégrales et simultanées, ou des réformes partielles et successives, offre plus de garantie contre l'erreur? Évidemment le dernier. En législation, le

talent et le génie peuvent moins que le discernement et l'esprit d'observation.

L'œuvre du plus beau génie, élaborée à huis clos, c'est-à-dire sans tenir compte des exigences actuelles et des faits locaux, serait une œuvre inutile et vaine. Rien ne peut suppléer à leur connaissance. Or, comment apprécier par le calcul ou la divination l'influence que tant d'éléments divers doivent exercer sur la législation? Quel est l'esprit d'une portée assez vigoureuse pour embrasser un si vaste ensemble? Quel est l'homme qui pourrait se flatter de connaître tous les faits généraux et locaux, permanents ou accidentels, susceptibles ou non d'être modifiés par l'action législative ?

Encore une fois, il y aurait exagération à le nier; mais en mettant de côté ces natures d'élite qui ne sont pas dans les conditions usuelles de l'humanité, toujours est-il que, en évitant les proportions démesurées, en procédant par lois partielles, détachées, en s'entourant de tous les moyens que multiplie l'état avancé de la civilisation, pour connaître les imperfections, lacunes et défectuosités signalées par l'expérience, le législateur, avec un peu de soin et de discernement, accomplira ce que, dans une autre voie, le génie le plus vaste n'aurait pu exécuter.

Sans doute une loi n'est pas bonne par la seule raison qu'elle est spéciale et courte. Mais toujours est-il qu'on embrasse plus facilement un sujet simple qu'un sujet compliqué; que l'étude des faits qui s'y rattachent, la fixation des principes qui le dirigent est plus aisée; qu'on rencontre moins de difficulté dans le travail, moins de résistance dans les circonstances extérieures ; que par conséquent les erreurs, les omissions doivent être plus rares, que la perfection cesse d'être impossible.

Voilà pour la rédaction. -- Il en est de même pour la discussion. Est-ce donc si commun de rencontrer des hommes à qui les procédés intellectuels soient assez familiers pour saisir l'ensemble d'un grand ouvrage, l'analyser, en étudier chaque partie, le reconstruire ensuite; trouve-t-on beaucoup de personnes en état de suivre une longue discussion sur le même objet, sans qu'elle les fatigue et les dégoûte, sans que la délibération perde de sa maturité, sans que l'esprit prenne congé de l'affaire. Et à supposer qu'il s'en trouve, le projet y gagnera-t-il? qui ne connaît les ondulations fréquentes et irrégulières d'une assemblée délibérante, et combien il est rare que son concours contribue au perfectionnement du travail. - Aussi plus le projet est long et systématique, plus il court la chance d'être défiguré, tronqué, altéré, et de sortir du combat dans un état de lacération, dont le moindre inconvénient serait la disparition de toute symétrie, de tout mérite artistique.

Enfin, et comme dernière considération, consultons l'expérience. Elle a parlé dans le pays qui, peu soucieux de théories spéculatives, prime tous les autres par la rectitude du jugement et le coup d'œil pratique. L'Angleterre, la prudente Angleterre s'est prononcée pour le système des réformes partielles. Les Bills généralisateurs du ministère Peel, refondant dans un ensemble. méthodique tous les statuts relatifs à une spécialité donnée1 avec abrogation des dispositions contradictoires ou surannées, explication de celles analogues, et complétement des lacunes, semblent avoir résolu le problème d'une codification progressive et perfectible.

1Ont été ainsi codifiées les matières suivantes : le jury, les banqueroutes, le vol, l'excise. On sait qu'en Angleterre le même acte IV. 2 SERIE.

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APHORISME 5. Les coordinations réussissent, les codifications avortent.

Commentaire. Cette assertion n'est vraie que pour les peuples slaves. L'Europe occidentale a beaucoup codifié, par nécessité d'abord, plus tard par entraînement et esprit d'imitation.

Le génie législatif des peuples slaves, plus positif que scientifique, les a toujours portés vers la coordination. Leurs codes ne sont que des digestes. Tous les travaux entrepris dans cette voie ont constamment réussi1; tous

renferme les matières les plus hétérogènes, les rapprochements les plus bizarres. Aussi rien n'est plus difficile que la recherche d'une disposition législative. On trouve, par exemple, des dispositions relatives aux jurés dans des statuts où personne ne se serait avisé de les chercher; sur la construction des prisons, l'incapacité des apothicaires à certains offices municipaux, la prohibition d'exporter les cuirs, etc.

1 Russie. Svodnyi soudebnik (Digeste judiciaire du Tzar Ivan Vasilevitch) 1550. · Oulogénie d'Alexis Michailovitch, 1648, n'est qu'un digeste formé de la Pravda, du Soudebnik et des arrêtés des boiars.-Svod Zakonov de l'empereur Nicolas, 1833.

Pologne, Statut de Vislica de Casimir le Grand, 1347, coordonne dans un ensemble méthodique les lois de la petite et de la grande Pologne, et les arrêts du Grod de Cracovie.—Consuetudines terræ Cracoviensis; Constitutiones et mores ducatus masoviensis, confirmés par Alexandre, 1506, et Sigismond Auguste, 1540, sont des digestes des lois plutôt coutumières qu'écrites qui régissaient ces deux localités. Ainsi, la Pologne donnait dès le commencement du XVIe siècle, l'exemple d'un Svod du droit non écrit.-Le grand ouvrage de la commission instituée par Sigismond 1 (1519-1532), V. Revue, t. V, p. 12, est aussi un Svod et n'est que cela.

Bohéme. Lois et règlements terrestres sous Ladislas le Jagellonais, 1500.-Remanié, 1565, sous l'empereur Maximilien. Rien qu'à la première inspection, on voit que ces deux recueils ne sont que des Svods. Au bas des articles sont indiquées les sources.

Moravie. Zrzizeni Zemska compilé par Sciborde Cimbourg et confirmé par la diète de 1545.

les essais de codification à priori ont misérablement

échoué'.

APHORISME 6. Les coordinations sont plus glorieuses que les codifications.

Commentaire. Nous n'aimons ni le paradoxe, cet attentat de l'intelligence contre elle-même, ni son satellite obligé, le sophisme, ce miroitement de la pensée et cependant la proposition que nous mettons en avant pourrait bien au premier abord passer pour l'un et ne pouvoir être soutenu que par l'autre.

Coordonner les lois d'un pays qui en compte par dizaines de milliers, faire pénétrer l'ordre et la lumière dans ce ténébreux labyrinthe, former un corps bien proportionné de tous ces membres épars, c'est là sans contredit un travail des plus utiles; mais rien de plus. Beaucoup de patience, quelque peu de discernement, voilà les seules qualités solides, il est vrai, mais modestes qu'il paraît exiger. Ce genre de mérite ne satisfait guère les nobles aspirations de l'homme; il lui faut encore la gloire, la gloire, cette pâture de l'âme, seule chimère qui vaille qu'on coure après.

Hongrie. Pour la noblesse, le corpus juris hungarici, rédigé en 1517, sous Mathieu Corvin; le Tripartita de Werbatch, 1696, pour le droit municipal; les Articuli juris Thavernicalis, colligés par ordre de l'empereur Rodolphe.

Silésie. Code des dix principautés, confirmé par les États en 1562. — Lois du duché de Teschen, rédigées par ordre du duc Venceslas, 1573.

1 En Russie, les ébauches de codification, produits informes et stériles des commissions instituées en 1720, 1730, 1754, 1760, 1767, 1804; en Pologne, le code Zamoyski; en Bohême, la Maiestas Carolina.

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