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opinions que l'on s'est formées sur le sens de la loi '.

C'est, du reste, ce que les jurisconsultes n'ont jamais nié; si, tout en reconnaissant le mérite d'une règle de droit, ils ne l'appliquent pas à un cas qu'elle paraît devoir régir, ils se retranchent alors derrière la maxime: il n'y a pas de règle sans exception; s'ils disent qu'il ne faut pas se fier à toutes les conséquences des principes, ils entendent par là qu'il ne faut pas se fier à toutes les conséquences qu'au premier abord on croirait pouvoir en tirer, parce que ces principes ne doivent pas être pris dans le sens que leur rédaction présente le premier à l'esprit. De cette manière, ils n'outragent en rien les lois de la logique; l'argumentation est naturelle, juste, et l'on arrive absolument au même résultat. Aussi les jurisconsultes se servent-ils habituellement des façons de parler suivantes il y a une modification, une exception au principe; -on s'écarte de la sévérité des principes ; — on n'applique pas le principe pour telle raison; - il faut mitiger cette maxime par l'équité, l'humanité; — ce principe est limité, tempéré par un autre ; — telle règle n'a plus la même valeur aujourd'hui qu'autrefois ; telle autre n'est plus applicable à notre droit. Ce qui re

:

1 On dit quelquefois, surtout en politique ; il ne faut pas appli quer une logique inflexible aux faits, car les faits la démentent. Qu'entend on par-là? veut-on dire que les passions humaines ne suivent pas les lois de la logique et de la raison ? rien de plus vrai et de plus anciennement reconnu; veut-on dire que les principes dont on part ne veulent pas être appliqués dans toutes leurs conséquences? alors on tomberait dans l'erreur que nous venons de com battre. Si ces principes sont bons, il ne faut pas craindre de les appliquer; si les conséquences sont funestes, c'est que les principes sont eux-mêmes funestes. Si le principe de l'élection entendu d'une manière absolue est inapplicable, c'est que le principe de l'élection entendu d'une manière absolue est faux.

vient à dire qu'il ne faut pas entendre le principe d'une manière absolue, en d'autres termes encore, qu'il n'est pas rédigé d'une manière rigoureuse.

Cette façon d'agir des jurisconsultes à l'égard des principes prouve suffisamment combien les formules actuelles sont défectueuses, puisqu'ils sont forcés d'interpréter une règle comme ils interprètent une loi, en en recherchant l'esprit par delà la lettre. Ainsi, ils ne sont pas dupes, il est vrai, de cette rédaction vicieuse, de ces termes menteurs qui cachent et défigurent le sens au lieu de le manifester clairement, comme un verre opaque qui absorbe la lumière, loin de la laisser deviner et entrevoir; mais ont-ils raison de se contenter de cette modification tacite ? suffit-il de réformer ainsi les règles par des restrictions et des explications mentales, tout en en laissant subsister les formules inexactes? Non, cette inexactitude de la rédaction est un vice qu'il faut extirper, s'il est possible. Lorsqu'il s'agit de lois, on ne peut qu'interpréter le texte sans le modifier, sans toucher à l'œuvre du législateur; mais quant aux principes, ouvrage des jurisconsultes, on doit chercher à les énoncer d'une manière rigoureuse, à en exprimer clairement et complétement le sens et l'esprit.

A cet égard, que fait-on dans les autres sciences? les mêmes obstacles s'opposent-ils à la rédaction irréprochable des règles? cherche-t-on à les vaincre ? y réussiton? S'il en est ainsi, les mêmes moyens peuvent-ils être employés efficacement en droit? ou bien, au contraire, le mal est-il irremédiable, et par conséquent l'état de choses actuel définitif? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.

Dans les sciences naturelles, quand un même phénomène se fait remarquer chez un certain nombre d'objets différents, on dit que ces objets sont régis par une même

loi. Ce qu'on a appelé principe en droit et dans les sciences morales, s'appelle donc loi dans les sciences physiques ; ainsi la tendance vers la terre étant une propriété commune à tous les corps, on a formulé la loi de l'attraction. Souvent ces maximes ne sont pas définitives; elles changent avec les progrès de la science; elles en constatent l'état et précisent le point où elle est parvenue. Il se peut qu'une loi soit reconnue fausse ou seulement défectueuse; dans ce dernier cas, il se peut qu'elle soit trop étroite, que de nouvelles observations démontrent qu'il faille l'appliquer à un plus grand nombre de cas; ou bien au contraire la loi sera trop large; l'esprit, dans son besoin de généralités, l'aura étendue au delà des observations rigoureuses. Alors, comment procède-t-on? Si, par de nouvelles expériences, la loi est reconnue fausse, on la repousse impitoyablement : tel fut le sort de l'explication de certains phénomènes par l'horreur du vide; si la loi est trop large, on la formule d'une manière plus précise; si elle est trop particulière, on l'étend pour qu'elle contienne dans son sein les nouveaux faits découverts. On ne se contente pas de dire, comme en droit, que le cas auquel ne s'applique pas la règle est une exception; on modifie cette règle; le principe est vicieux, on le réforme. Aussi ces maximes sont-elles formulées généralement d'une manière sévère dans les sciences naturelles; elles sont le résumé de toutes les découvertes qui ont été faites, et elles méritent le nom qu'on leur a donné de lois de la science.

En philosophie, les principes sont généralement assez bien formulés; ils constatent, résument les idées de chaque école, et en disent le dernier mot. Comme les lois physiques, ces principes peuvent être reconnus ou faux ou vicieux, et on agit de la même façon à leur

égard. Tel philosophe croit telle maxime erronée, il la repousse; telle autre défectueuse, il la réforme en l'étendant ou la restreignant. Ainsi, celui-ci rejettera complétement le principe : toutes les idées viennent des sens; un autre, pour le rendre adéquat à sa pensée, le modifiera de cette manière : quelques idées viennent des sens. Remarquons qu'il ne s'agit pas ici du plus ou moins de certitude de la science, et par conséquent des principes, mais de la rigueur de leur rédaction, de leur exactitude à réfléchir scrupuleusement l'opinion des auteurs, l'état des connaissances ou des inductions sur un point. Certaines sciences, par leur nature, sont plus certaines que d'autres; ainsi le droit a évidemment plus de points incontestables que la philosophie; pourtant les principes de cette dernière sont mieux formulés que les principes de droit, et l'on ne craint pas ordinairement d'en tirer sans restriction toutes les conséquences'.

En morale, la science est plus certaine, mais en revanche les principes sont beaucoup moins bien formulés, et, ainsi qu'en droit, on se borne à les modifier mentalement. Comme il s'agit des lois de la conscience, des préceptes gravés dans tous les cœurs, on n'a pas senti le besoin de réformer les formules défectueuses. Pour ne citer qu'un exemple, la règle : aimez tous les hommes comme vous-même, est nécessairement fautive. Il ne

1 Ainsi les matérialistes n'ont reculé devant aucune des absurdités où entraîne leur système; il en est de même des spiritualistes (ceux qui nient l'existence de la matière : nous prenons ce mot dans son véritable sens philosophique), car leurs principes représentaient parfaitement leurs opinions, tandis que si les jurisconsultes n'appliquent pas complétement une maxime, c'est que cette maxime ne réfléchit fidèlement leur manière de voir.

pas

faut pas aimer tous les hommes de la même manière, au même degré ; la morale trace dans nos affections une hiérarchie que l'on ne peut méconnaître : ainsi les parents doivent être préférés aux amis, les amis aux concitoyens, les concitoyens aux étrangers. Du reste, ce défaut dans la science n'est d'aucun danger pratique, car ces principes, dans ce qu'ils ont d'incomplet et d'inexact, sont rectifiés par le bon sens, par la véritable loi morale qui est au fond de l'esprit.

La morale seule est donc dans le même cas que le droit; nous avons prouvé suffisamment, en commençant, que les principes de cette dernière science, dans l'état où ils se trouvent formulés, ne constatent pas les véritables opinions des auteurs. Ce défaut de rigueur vient d'abord de ce qu'en droit comme en morale, l'objet d'étude est toujours plus connu que celui des sciences physiques et philosophiques, puisqu'il s'agit d'un texte que l'on peut facilement consulter, tandis que la nature ne nous livre pas ses secrets; il faut les lui surprendre et les lui arracher, comme dit Bacon; en outre de ce que le droit romain ayant formulé, non d'une manière irréprochable, mais avec son style grave, synthétique et coloré, des principes généraux communs à toute législation, car il y a dans le droit des idées permanentes, des dispositions constantes et invariables, on a conservé, malgré leurs défauts, ces principes intacts à cause de leur élégance, de leur nerveuse concision et de leur énergique beauté; à côté d'eux, enfin, et à leur faveur, se sont glissés d'autres principes du droit romain plus ou moins contestables, modifiés par les lois nouvelles, ou même tout à fait en dehors des idées de notre législation. Ces réflexions doivent s'appliquer également à quelques adages du droit coutumier.

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