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Nous avons vu comment on remédiait aux vices des principes dans les autres sciences; nous croyons que ces vices sont absolument les mêmes en droit, et qu'on peut les réformer de la même façon. Mais depuis les jurisconsultes de Rome jusqu'à Toullier, on s'est plaint des difficultés presque invincibles que l'on rencontre à formuler une règle générale irrépréhensible. Le droit romain l'a dit avec un grand sens : « Omnis definitio in » jure civili periculosa est. » (Javolenus, D. de regulis juris ant., 1. 202.) C'est ce qui a fait dire à Toullier :

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Elle montre (la discussion sur les limites à apporter à » la maxime : il est permis à chacun de renoncer au >> droit introduit en sa faveur) l'écueil où ont échoué les esprits les plus forts, les auteurs les plus savants, et » combien il est difficile de faire des règles générales en jurisprudence.» (Droit civil français, t. I, n° 111.) Mais d'où viennent donc les raisons de cette difficulté à formuler les principes d'une manière satisfaisante? sontelles autres que celles des autres sciences? Non. «< Peri>> culosa est (definitio), dit Pothier (Pandectes, édition » de Bréard de Neuville, t. XXIII, p. 4, note 2), tum » in ejus confectione, tum in ejus applicatione. Diffi» cillimum enim est et sæpè impossibile, regulam juris » ità accuratè confici ut omnes et solos casus quibus ap» tanda est complectatur. Confecta autem facile fallit et » perperam applicatur ad aliquem casum qui primâ spe>> cie sub regulâ contineri videtur, in modico tamen ab » eâ aberrat. » Donc deux difficultés, difficulté à faire la règle, difficulté à l'appliquer; mais la règle n'entraîne de doute sur sa véritable portée que parce que son sens ne se manifeste pas clairement d'où il faut conclure que si la règle était bien faite, l'application en serait aisée. Les difficultés de l'application sont donc une con

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séquence de la mauvaise rédaction, qui provient à son tour des difficultés de la confection, c'est-à-dire des difficultés d'embrasser omnes et solos casus. Si le principe ne comprend pas tous les cas, omnes casus, il est trop étroit; s'il ne comprend pas que les seuls cas, solos casus, il est trop général. De même que dans les autres sciences, les principes sont donc défectueux comme trop ou trop peu compréhensifs. Ainsi, identité de vices, identité de difficultés à vaincre pour y échapper, ajoutons identité de remèdes. Oui, certes, il est fort difficile de prévoir tous les cas et rien que les cas auxquels doit s'appliquer une règle générale; il faudrait embrasser avec une grande lucidité d'esprit à la fois l'ensemble et les détails de la science, pour y déterminer avec rigueur la place et l'étendue d'un principe. Cet ensemble n'étant saisi que confusément par l'esprit, les principes n'ont pu être formulés que d'une manière approximative et confuse; aussi ne faut-il pas espérer une réforme immédiate, ni procéder ex abrupto, mais lentement, progressivement, et ainsi on arrivera peu à peu, d'expressions de moins en moins incomplètes, à l'expression rigoureuse d'un principe. A mesure que l'on s'aperçoit qu'un adage n'est pas exact, il faut le réformer; s'il est trop général on le spécialise, s'il est trop spécial on le généralise; au lieu de se borner à dire : ce principe n'est pas fait pour cette matière, ce principe doit s'appliquer également à ce cas, de le modifier ainsi dans le for intérieur, modifiez-le réellement, attaquez sa rédaction, sa formule vicieuse, inscrivez-y, burinez-y pour ainsi dire ce que vous remarquez avec tant de justesse, et quand vous aurez opéré cette réforme, dressez la liste des principes propres à la législation actuelle, rejetez sévèrement, marquez d'un signe de réprobation le principe

reconnu faux, et alors dans l'application toute difficulté s'évanouira 1.

1 Ainsi, après la discussion lumineuse de M. Bonnier sur la preuve d'un fait négatif, insérée dernièrement dans cette Revue, il n'est plus permis de se servir de ces deux maximes: On ne peut prouver un fait négatif. — Le fardeau de la preuve incombe à celui qui affirme, non à celui qui nie. Son analyse dissolvante en a démontré le néant; il faut donc les repousser complétement. Il serait facile de formuler à cet égard des règles irréprochables reproduisant parfaitement la nouvelle opinion; on pourrait dire: La preuve d'un fait indéfini est moralement impossible. — Quiconque allègue un fait nouveau contraire à la position de l'adversaire, doit établir la vérité de ce fait; ou encore : La preuve d'un fait incombe à celui qui l'allégue, soit dans la demande, soit dans la défense.

Ainsi le principe: la fraude ne se présume pas, est trop général; souvent la fraude se présume : c'est ce qui résulte des art. 472, 907, 909, 911, 1350 du Code civil. Il faut donc spécialiser ce principe; on pourrait dire: Hors les cas prévus par la loi, la fraude ne se présume pas. Mais allons plus loin, cherchons à caractériser dans quelles circonstances la loi a présumé la fraude, dans quelles circonstances elle ne l'a pas présumée. Les diverses exceptions que nous avons citées peuvent être ramenées à un principe commun; une exception n'est jamais qu'une règle plus restreinte qui vient limiter une règle plus générale; car, comme dit fort bien Domat : « Les exceptions ⚫ sont des règles qui bornent l'étendue des autres.» (Les Lois civiles dans leur ordre naturel, livre préliminaire, tit. 1o, sect. Ire, § 7.) Au lieu d'un principe unique, il faut établir deux principes opposés. On pourrait peut-être dire : Toutes les fois qu'il y a lieu à suspicion dans les rapports qui existent entre les personnes, la loi présume la fraude; ou plus simplement : Dans le cas de suspicion, la fraude se présume; et : Toutes les fois qu'il n'y a pas de motif de suspicion légitime, la fraude ne se présume pas. Mais quand y a-t-il suspicion? C'est là l'objet d'une définition, d'un autre principe dont la connaissance est nécessaire pour l'intelligence de ceux qui précédent; car les principes s'enchaînent, se complètent et s'appuient mutuellement : il n'y a suspicion que dans les cas prévus par la loi, Nous sommes loin de donner ces formules comme définitives; ce IV. 2 SERIE. 53

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On a déjà fait bien des recueils de principes, de règles de droit, surtout de droit romain; mais il y aurait sur ces règles un beau travail à faire, et qui serait entièrement neuf constater les maximes du droit romain et des vieux docteurs encore applicables aujourd'hui; modifier celles qui ne sont plus conformes qu'en partie à l'esprit de notre législation; repousser, reléguer dans le domaine de l'histoire celles qui lui sont devenues étrangères, séparer ainsi le présent du passé, la science morte de la science vivante, prononcer le même jugement sur le sort des adages de notre ancien droit; une fois ce travail fait, et le choix des principes valides opéré, réformer la rédaction de ces principes en ce qu'elle peut avoir de vicieux, et enfin formuler d'une manière philosophique les jeunes principes consacrés par les nouveaux codes. Ce même travail, entrepris par deux jurisconsultes différents, n'amènera pas précisément au même résultat; car maintenant tel auteur donne à un principe une étendue et une application qu'un autre lui refuse. La contestation qui existe dans le sein de la science ne cessera donc pas, mais il y aura beaucoup de points incontestables et acquis aux débats, formulés avec la rigueur des sciences exactes; on les aura énumérés, classés, codifiés pour ainsi dire, et on se rendra plus facilement compte de l'ensemble et de l'état de la science.

Toute science doit tendre à cette clarté et à cette rigueur. Les matières complexes dont l'esprit se propose l'étude le frappent d'abord vivement, mais par masse pour ainsi dire, et dans ce qu'elles ont de plus apparent; comme elles n'ont point encore été soumises par l'esprit

n'est là qu'un exemple ébauché; nous n'avons voulu qu'indiquer la manière dont on pourrait procéder.

philosophique aux investigations d'une profonde analyse, elles ne laissent pas apercevoir distinctement leurs limites précises, leur portée exacte, et, si nous pouvons employer ce terme, leurs linéaments les plus délicats. Aussi, lorsque s'élevant au-dessus des textes particuliers, on cherche à établir une théorie générale, à embrasser une matière tout entière, à en donner la loi, à déterminer la place qu'elle occupe dans l'ensemble de la science, des difficultés, que l'on croit insurmontables, arrêtent et effrayent l'esprit; on en est réduit générale ment à énoncer quelques assertions vagues, ou bien les esprits plus hardis arrivent à des généralités abstruses et forcées, à des divisions, des distinctions dont la subtilité pénible atteste suffisamment que l'on n'a pas démêlé les vrais caractères de la matière. Naguère, la science du droit en était encore à cet état ; il faut s'efforcer d'y porter une lumière plus réfléchie et plus philosophique.

TAILLANDIER.

LXVI. Revue des ouvrages de droit, publiés récemment dans le royaume des Deux-Siciles.

Par M. MITTERMAIER,

Nous avons déjà rendu compte, dans cette Revue, des progrès de la législation et de la science du droit en Italie. Les écrits qui ont paru de nos jours et tout récemment, démontrent que ce pays favorisé par la nature soutient son ancienne gloire scientifique, et que, parmi ses écrivains, il compte des jurisconsultes qui font honneur à leur patrie, en réunissant des connaissances profondes à une grande vivacité d'esprit. On peut espérer que la nouvelle loi internationale sur la propriété litté

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