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distinction entre les créances civiles et commerciales, nous soutenons que la première partie des motifs de l'arrêt que nous venons de rapporter, repose sur une erreur manifeste.

En effet, tout Français a le droit d'obtenir justice en France pour sa personne et ses biens. Ce principe de droit public résulte de la nature même de la société civile et de la protection que l'état, comme corps, doit à la personne et aux biens de chacun de ses membres; il doit être suivi dans toute sa généralité, à moins qu'une loi expresse n'y ait apporté une exception. Aucune exception de ce genre n'existe dans l'espèce. Donc, aussitôt que la créance a passé d'une manière légale dans la propriété du Français 1, les juges français sont tenus de protéger cette propriété, c'est-à-dire, de statuer sur la contestation élevée par le Français contre son débiteur étranger. Toutes les considérations qui peuvent exister en faveur de ce dernier, doivent disparaître devant l'application de ce principe de droit public; et le jurisconsulte a juste sujet d'être surpris de la faveur accordée par les juges français à un étranger et au préjudice d'un Français, tandis qu'en règle générale, ils sont peut-être trop enclins à protéger les nationaux au détriment des étrangers 2. - De même l'application du principe de droit civil nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet, doit céder devant le principe du droit public « que le Français a le droit ⚫ d'obtenir justice, » d'après la maxime que le droit

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Autre chose est, si le transport n'a eu lieu que pour la forme, et pour éluder la jurisprudence relative aux poursuites contre les étrangers. V. l'arrêt de la cour royale de Paris, du 27 mars 1835, déjà cité.

1 V. par exemple, les arrêts cités suprà, aux nos 54 et 58.

civil existe sous la tutelle du droit public (jus privatum sub tutela juris publici latet)1. Devant ce même principe disparaît nécessairement la considération que l'étranger a contracté l'obligation dans la confiance que ses juges naturels auraient seuls le pouvoir d'en connaître. Du reste, au fond, et abstraction faite de l'article 14, le transport fait à un Français n'aggrave en aucune façon la position du débiteur : car il était obligé au payement, et la cession ne l'empêche pas de se prévaloir de toutes les exceptions qu'il avait contre le créancier primitif.

Dans les pays où la jurisprudence ne s'écarte pas, sous le prétexte de l'intérêt des regnicoles, des principes du droit des gens concernant les procès entre étrangers, la question traitée dans ce numéro ne peut se présenter. Mais voilà comment un premier écart des principes amène des conséquences préjudiciables aux regnicoles eux-mêmes.

135. Nous continuons d'examiner les cas d'application de l'article 14.

La disposition générale de cet article comprend nonseulement les obligations conventionnelles, mais aussi les engagements qui se forment sans conventions

1 Bacon, aphorisme 3.

2 Aussi cette considération peut d'autant moins être invoquée dans l'espèce, que l'étranger s'est soustrait lui-même à la juridiction de ses juges naturels.

3 La jurisprudence de la cour de Cologne admet les actions formées contre un étranger par un regnicole cessionnaire d'un autre étranger. Arrêts des 2 août 1824 et 10 janvier 1825. Archives, etc., T. VI, I, 185; T. VIII, I, 121. Toutefois, un autre arrêt de la même cour, du 22 août 1833 (Ibid. T. XIX, I, 9), a également déclaré non recevable une action formée contre un étranger, par des regnicoles cessionnaires d'un autre étranger.

(art. 1370 du Code civil) 1. Ainsi un étranger est justiciable des tribunaux français, à raison du dommage qu'il a causé, par sa faute, à un Français, en pays étranger. De même, l'étranger qui a accepté une succession ouverte en France, peut être cité devant les tribunaux français par les créanciers ou légataires de la succession; le fait de l'adition de l'hérédité constitue, de sa part, une obligation dans le sens de l'article 14 3.

Le cohéritier français peut réclamer devant les tribunaux français, contre les cohéritiers étrangers, le partage d'une succession ouverte à l'étranger *.

Aussi la veuve commune, française, peut invoquer l'article 14 contre les héritiers de son mari, qui sont étrangers *.

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Il est certain que, dans ces divers cas, les tribunaux français sont même compétents à juger des questions d'état entre étrangers, lorsque ces questions se présentent incidemment à la contestation portée devant eux par application de l'article 146.

Enfin, l'étranger qui a contracté avec un Français une société dont le siége est fixé à l'étranger, peut être traduit devant les tribunaux français pour l'exécution

iv. sur cette matière, M. Rocco, liv. 2, chap. 27-30.

* Arrêts de la cour de Poitiers, du 8 prairial an XIII. Répert., * Étranger, § 4; Sirey, 1806, II, 40.

* Arrêt de la cour royale de Montpellier, du 12 juillet 1826. Sirey, 1827, II, 227.

* Arrêt de la cour royale de Paris, du 17 novembre 1834. Gazette des tribunaux des 17 et 18 novembre 1834. Merlin, Répert., Jugement, § 7 bis (plaidoyer du 15 juillet 1811).

* Arrêt de la cour royale de Paris, du 7 août 1840. Gazette des tribunaux du 9 du même mois.

L. 3, C. de judiciis; 1. 1, C. de ord, cogn. M. Rocco, livre 2, chap. 23, p. 218 et suiv.

des engagements contractés envers son associé fran

çais1.

136. L'article 14 peut être invoqué non-seulement par le Français d'origine, mais encore par celui qui l'est devenu par la naturalisation: car les conséquences de la naturalisation, en ce qui concerne la jouissance des droits civils, sont les mêmes que celles de la naissance *.

L'étranger naturalisé peut même se prévaloir de l'article 14 contre les étrangers, à raison d'obligations antérieures à l'obtention des lettres de déclaration de naturalité. D'une part, la naturalisation opère dans la personne de l'étranger un changement d'état; et c'est un principe reconnu que le changement d'état exerce ses effets immédiatement; dès le moment qu'il intervient. D'autre part, l'article 14 établit un privilége relatif à la forme de procéder, et il est de principe que les formes de procéder se règlent d'après la loi du temps où la demande est intentée, il suffit qu'à cette époque le demandeur ait le droit d'employer la forme dont il s'agit. M. Pailliet soutient l'opinion contraire, en se fondant sur le principe qu'en matière de contrats, on se rapporte toujours au moment de leur rédaction, ainsi que sur le texte de l'article 14, qui, suivant lui, suppose que le créancier a été français au moment du contrat.

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Par une conséquence de l'opinion que nous soutenons,

1 Arrêt de la cour de cassation du 8 juillet 1840. Dalloz, 1840, I, 244; Sirey, 1840, 1, 866.

2 V. infrà, nos observations sur le chapitre du Code civil, de la jouissance des droits civils.

3 Répert., Effet rétroactif, sect. 3, § 2.

4 Répert., ibid., § 7. Arrêté du 5 floréal an IX.

* Dictionnaire universel de droit français, ° Action concernant les étrangers, no 6.

l'étranger, déclaré d'abord non recevable à poursuivre son débiteur étranger devant les tribunaux français, à raison de la qualité des deux parties, peut, après avoir obtenu des lettres de déclaration de naturalité, actionner de nouveau le défendeur devant les mêmes tribunaux, sans que ce dernier puisse exciper de la chose jugée sur la compétence1. Et nous croyons que la cour royale de Rouen a fait erreur en décidant que la naturalisation de l'une des parties pendant le cours du procès, ne saurait fonder la compétence des tribunaux français.

De là suit aussi, que les habitants des provinces détachées de la France en 1814 et 1815, et devenus parlà étrangers, sont soumis aujourd'hui à l'application de l'article 14, même à raison d'engagements pris avant la séparation 3.

137. Par les raisons exposées au numéro précédent, il n'y a pas lieu non plus à distinguer le cas où l'engagement est antérieur à la publication du Code civil, de celui où il est d'une date postérieure ; tout dépend du temps où s'intente l'action'.

138. Les dispositions de l'article 14 peuvent recevoir des exceptions par les traités. On en trouve des exemples dans les traités passés avec la Russie et la Suisse, dont

1 Arrêt de la cour impériale de Trèves, du 13 mars 1807. Jurisprudence de cette cour, T. I, p. 362. Dalloz, Dictionnaire, Étranger, no102. Arrêt de la cour royale d'Aix, du 24 juillet 1826. Journal de jurisprudence commerciale et maritime, publié à Mar seille, T. V, 1826, , p. 164.

'Arrêt du 29 février 1840. Sirey, 1840, II, 256. Dalloz, 1840, II, 108.

'M. Coin-Delille, no 1o. Rolin, p. 69.

4 Arrêt de la cour de Trèves, du 13 mai 1807, déjà cité; arrêt de la cour de Pau, du 8 juillet 1809; M. Coin-Delille, no 10; M. Rolin, p. 67.

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