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Décider autrement, serait ouvrir la porte à la mauvaise foi, en donnant un échappatoire aussi facile à celui qui voudrait se soustraire à ses engagements.

Enfin arrive la dernière hypothèse qui ne sera peutêtre pas la moins fréquente. Un débiteur aura souscrit une obligation sans mentionner la dette préexistante, qui est la cause de son engagement; plus tard, il apprend que le créancier n'a plus le moyen de prouver cette première dette (peut-être est-il mort, et ses héritiers ignorent-ils complétement la cause de l'obligation). Dès lors, cité en justice pour l'acquittement de sa dette, il n'aura, d'après nos adversaires, qu'à prétendre qu'il n'y a pas de cause, pour rejeter le fardeau de la preuve sur le créancier; et celui-ci n'ayant plus d'autre moyen de preuve que le serment à déférer au débiteur, preuve qui se réduit à zéro lorsqu'on a affaire à certaines gens, le débiteur pourrait à son aise narguer son créancier, grâce à un système qui donnerait ainsi une prime à sa mauvaise foi?... Évidemment ce n'est pas là ce qu'a voulu le législateur. Ici donc, comme dans tous les autres cas, ce sera au débiteur à prouver qu'il n'y a pas de cause, et si, dans ce cas, la preuve ne se réduit pas comme dans les autres à établir un fait déterminé, tel que la folie, le dol, l'erreur, etc., si le débiteur ne prouve pas l'absence de cause, il devra être condamné à exécuter son obligation. Or, ni la justice, ni la bonne foi ne seront alarmées d'un pareil résultat.

Nous voyons donc que, dans quelque hypothèse que nous supposions placé le débiteur dont nous parlons, toujours et dans tous les cas, les principes généraux consacrés en matière de preuve, comme les plus simples notions de l'équité, concourent à faire retomber sur lui le fardeau de la preuve? Or c'est là la deuxième pro

position que j'avais à démontrer, savoir que le débi teur qui refuse d'exécuter une obligation par lui souscrite, en alléguant qu'il n'y a pas de cause, doit prouver son allégation.

Soit donc que l'on argumente, comme je l'ai fait d'abord, de l'article 1132, soit qu'on fasse entièrement abstraction de cet article, toujours on arrive à reconnaître que la preuve est ici à la charge, non du créancier, mais bien du débiteur.

Reste maintenant à examiner les objectionsque l'on a élevées contre ce système. Ce ne sera pas là, je pense, la partie la moins facile, ni peut-être cependant la moins intéressante de notre tâche.

«En droit romain, a-t-on dit, la preuve dont il s'agit était à la charge du créancier. »>

Cette première objection n'est pas bien sérieuse. Je pourrais peut-être me contenter de répondre que nous n'avons pas à résoudre la question d'après le droit romain, mais bien d'après le droit actuel; or, ce n'est pas la première fois qu'une question reçoit une solution différente dans les deux législations.

Le droit romain ne peut pas non plus toujours être invoqué comme raison écrite; il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler les règles qu'il avait admises relativement à l'exceptio non numeratæ pecuniæ' (matière qui se rapporte assez à notre sujet), et qu'on ne suivrait certainement plus aujourd'hui.

Je dirai en outre que le passage du Digeste, au titre de condict. indeb., sur lequel on s'appuie, est loin d'être aussi clair qu'on pourrait le désirer, et que le

IV. notamment la loi 3 au Code de Justinien, de non num, per lib. 4, tit. 30.

style dans lequel il est conçu serait bien de nature à soulever quelque doute sur sa parfaite authenticité.

Enfin j'ajouterai qu'ici surtout il y a un motif particulier pour donner aujourd'hui une solution différente de celle du droit romain; c'est que le Code a introduit. le principe de l'art. 1132, principe nouveau et qui n'était nullement consacré dans le droit antérieur.

Passons à des objections plus sérieuses, au moins en apparence. « Votre système, nous dit-on, ouvrirait la porte à la fraude et à une foule d'inconvénients; il servirait à éluder les lois relatives aux formes des donations, ou même à la capacité de disposer. Ainsi, par exemple, un père naturel dirait : Je promets tant à mon enfant naturel, etc.; on ferait souscrire des billets à des mineurs, reportant frauduleusement la date à l'époque où ils auront atteint leur majorité; et surtout on en ferait souscrire pour des causes honteuses, illicites, qu'on aurait soin de ne pas exprimer ».

Certainement je ne nierai pas la possibilité de certains inconvénients de ce genre. Mais on conviendra aussi qu'un reproche analogue pourrait être fait à la plupart des lois humaines; il n'en est guère qui, dans telle hypothèse donnée, ne puisse entraîner des inconvénients.

D'ailleurs il ne faut pas s'en exagérer l'importance; s'il y a eu dol, collusion, manœuvres frauduleuses, les parties intéressées n'auront qu'à réclamer, en prouvant l'existence de ces fraudes. Que s'il arrive parfois que les moyens de preuve leur manquent, c'est là un malheur sans doute; mais, je le répète, telle est la condition de toutes les institutions humaines, qui rarement sont à l'abri de toutes les ruses et de toutes les fourberies que peut inventer l'esprit humain. D'ailleurs, l'argument tiré de ce que certains inconvénients peuvent résulter

d'un système, ne suffit pas pour le faire rejeter, lorsqu'il se trouve d'ailleurs légalement établi et confirmé par tous les principes de la matière.

Mais cette objection me surprend surtout dans la bouche de nos adversaires; et c'est ici que trouve sa place l'observation que je faisais en commençant, qu'ils nous fournissent eux-mêmes des armes pour les combattre. Qui ne voit en effet que les mêmes inconvénients se retrouvent dans leur système et peuvent leur être opposés, dans le cas où le débiteur s'est servi des mots : je reconnais devoir.....

On suppose que les parties veulent éluder les règles relatives aux formes des libéralités, à la capacité, etc. Eh bien ! elles y parviendront tout aussi facilement dans ce système que dans le nôtre; seulement, au lieu de dire je promets tant à Pierre, on aura soin de dire je reconnais devoir tant à Pierre. Cela ne coûtera qu'un mot de plus à insérer dans la phrase: et qui ne se soumettrait volontiers à cette petite gêne, afin d'éviter les formalités et les frais des actes solennels? Il est inutile de faire remarquer ici combien cette objection perd surtout de sa force, et prend tout à fait l'air d'une mauvaise chicane, lorsqu'elle se trouve présentée par ceux-là même qui admettent la validité des donations déguisées, sans l'observation des formes, parce qu'il a plu à la Cour de cassation d'en décider ainsi. Après avoir montré tant de facilité et de complaisance, ils se prennent ici d'un scrupule difficile à concevoir. Un père voudra-t-il gratifier son enfant naturel? Il se gardera bien de dire : je payerai tant à mon enfant naturel ; mais il dira : je reconnais devoir tant à mon enfant naturel. Enfin celui qui voudra faire souscrire un billet pour quelque cause honteuse, pourra, grâce encore à la bienheureuse formule:

je reconnais devoir, se dispenser d'énoncer cette cause illicite, comme il s'en dispenserait en employant l'autre formule. Enfin il en serait de même dans tous les autres

cas.

« Mais, nous dit-on, dans votre système vous exigez du débiteur l'impossible; car il sera obligé de prouver une négative, à savoir, que l'obligation n'a pas de cause. Il ne pourra jamais parvenir à faire cette preuve; car s'il prouve, par exemple, qu'il ne devait rien à titre de prêt, de louage, etc., il ne s'en suivra pas qu'il n'était pas débiteur à tout autre titre; et jamais il ne saurait épuiser tous les titres imaginables.

>>

Cette objection, que formulait déjà Delvincourt. et que répètent à l'envi tous les partisans de l'opinion que j'attaque, ne me semble pas avoir plus de force que les précédentes.

D'abord il est inexact de dire que la preuve d'une négative est impossible (Voyez à cet égard l'ingénieuse dissertation de M. Bonnier, dans la Revue étrangère et française, tome VIII, no 13, page 177). Dans la plupart des cas, en effet, la négative peut se réduire à un fait positif contraire, et c'est précisément ce qui aura lieu ici. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'endroit où j'ai passé en revue les diverses hypothèses qui peuvent se présenter (page 939). Il est évident que le rôle du débiteur se bornera en définitive à prouver un fait positif déterminé, à savoir qu'il n'y a pas de cause, parce qu'au moment où il a souscrit le billet il était, soit en état de folie, d'ivresse, etc., soit déterminé par une erreur, soit victime d'un dol, d'une violence, etc., etc. Ainsi l'argument tiré de l'impossibilité où se trouverait ici le débiteur de prouver le défaut de cause, ne peut avoir d'application.

IV. 2a SÉRIE.

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