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point de pouvoir, car l'homme n'a pas droit de commander à l'homme; point de devoirs, car pourquoi l'homme devroit-il quelque chose à l'homme? Donc le désordre absolu, donc la mort. Tel est le terme fatal vers lequel s'avancent les nations assez insensées pour isoler Dieu de leurs lois et de leurs institutions politiques.

Et ne seroit-ce point la cause secrète des agitations qui fatiguent l'Europe depuis trente ans? I me semble difficile de ne pas remarquer, dans la plupart des peuples, je ne sais quelle vague inquiétude qui les pousse au changement, un malaise général, et comme une pénible difficulté d'étre. Les sources de la vie ont été fermées, on en cherche de nouvelles. C'est ce qu'on nomme le mouvement du siècle, le progrès des lumières et de la civilisation; mots pompeux dont nous recouvrons notre irréparable misère mais il n'en faut pas davantage à notre orgueil dégradé; sur un squelette hideux il jette un manteau de pourpre, et le voilà

content.

Cependant, malgré ces lumières, le peuple, en beaucoup de lieux, plongé dans une ignorance sauvage, privé de sa religion, qu'on lui a ravie, et qu'on paroît craindre de lui rendre, sans foi, sans frein, ardent de passions décidées à s'assouvir à tout prix, désole le présent et menace l'avenir. Les journaux ne nous entretiennent que de crimes inouïs, de forfaits tels que la loi n'eut jamais osé les prévoir. La curiosité publique, corrompue ellememe, se repait froidement de ces récits épouvantables. Tuer, pour elle, ce n'est plus rien, s'il ne se mele au meurtre d'exécrables rafinemens de barbarie. Le suicide, autrefois si rare, et contre lequel la société sévissoit avec tant de rigueur et de raison; le suicide, qui partout où règne le christianisme inspire une consternation profonde, n'excite pas meme aujourd'hui de surprise, et,

chose prodigieuse! est protégé par l'autorité civile contre la sainte vindicte de la religion. Je ne parlerai point des nombreuses violations des propriétés, du mépris du serment, de la cupidité, de l'égoïsme, et de tous ces vices qu'on appelle nos mœurs; on avoue tout, on convient de la dépravation du peuple, et l'on dit : « C'est qu'il est aveugle; il faut l'éclairer. » L'éclairer! et comment? En propageant les lumières du siècle un enseignement rapide des premiers élémens de nos connoissances. Apparemment on a observé que la vertu se proportionne toujours au degré d'instruction. J'oserois en douter un peu, quoiqu'on pût citer entr'autres preuves les lycées de Buonaparte.

par

Depuis qu'on a perdu la vérité, on veut que la science la supplée; on veut qu'elle soit tout dans la société, religion, morale, bonheur; on veut enfin que les enfans d'Adam vivent du fruit qui a tué leur père. J'ai bien peur que cet aliment ne soit pas, à vieillir, devenu plus sain à la race humaine. Voyons cependant quels sont les avantages qu'on s'en promet.

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« Plus les hommes seront instruits, mieux ils connoîtront leurs intérêts. »Taut pis; car, à ne considérer que ce monde, leur intérêt n'est certainement pas d'obéir aux lois de l'ordre, de vivre dans l'indigence à côté du riche, dans l'abaissement à côté des grands, daus le travail à côté de ceux qui se reposent. Si la religion leur en fait un devoir, si elle obtient d'eux ce grand, ce merveilleux sacrifice, certes ce n'est pas au nom de leur intéret présent; et il est aussi trop absurde, trop ridicule, trop odieux, de venir dogmatiquemeut dire aux trois quarts des hommes: « Souffrez,

c'est votre intéret. »

L'instruction, ajoute-t-on, leur procurera le moyen de parvenir à un meilleur sort. Dites qu'elle

y

leur en donnera un inutile désir, qui fera leur tourment; elle les dégoûtera de leur état, et c'est le seul fruit qu'ils en retireront. Il y a eu, il aura toujours à peu près la même proportion entre le nombre de ceux qui possèdent et le nombre de ceux qui ne subsistent que de leur travail. Est-ce à troubler cette proportion que vous tendez? Alors, en parlant du bonheur des hommes, vous rêvez la destruction de la société.

On dit encore: « Lorsqu'ils seront instruits, la crainte les contiendra; ils sauront quelles peines les attendent, s'ils osent violer les lois. » Je n'avois pas ouï dire qu'ils l'eussent ignoré jusqu'à ce jour. Mais enfin, j'entends: vous voulez qu'ils aient au moins, dans leur misère, la douce satisfaction de pouvoir lire la loi qui les condamne, s'ils en sortent, à vieillir dans un bagne ou à périr sur un échafaud. L'attention est touchante, et bien digne de la philanthropie de notre siècle. Il n'y a point de luxe assurément; c'est le pur nécessaire en fait de consolation.

Il est triste d'être réduit à réfuter ces puérils motifs, qu'on ne rougit point d'alléguer pour défendre un système anti-social je dis anti-social, et je le dis d'autant plus hardiment, qu'avec l'autorité de l'expérience, j'ai pour moi celle d'un homme d'Etat, dont la profonde sagesse a fait époque dans nos annales. Qu'on écoute Richelieu :

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« Comme la connoissance des lettres est tout-à» fait nécessaire en une république, il est certain qu'elles ne doivent pas être indifféremment enseignées à tout le monde. Ainsi qu'un corps qui >> auroit des yeux en toutes ses parties, seroit monstrueux; de même un état le seroit-il si tous » les sujets étoient savans; on y verroit aussi peu » d'obéissance que l'orgueil et la présomption y » scroient ordinaires..

>> Le commerce des lettres banniroit absolument

» celui de la marchandise, qui comble les Etats » de richesses; il ruineroit l'agriculture, vraie » mère nourrice des peuples, et il déserteroit en » peu de temps la pépinière des soldats, qui s'é» lèvent plutôt dans la rudesse de l'ignorance que » dans la politesse des sciences; enfin, il rempli>> roit la France de chicaneurs, plus propres à >> ruiner les familles particulières et à troubler le >> repos public, qu'à procurer aucun bien aux Etats. » Si les lettres étoient profanées à toutes sortes d'esprits, on verroit plus de gens capables de » former des doutes, que de les résoudre, et beau» coup seroient plus propres à s'opposer aux vé» rités qu'à les défendre (1). »

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Est-ce une prophétie qu'on vient de lire? On pourroit presque le penser, si l'on ne savoit que le bon sens, ce maître de la vie humaine, est luimême comme une sorte d'inspiration donnée à ceux qui gouvernent, quand Dieu veut le salut des Empires.

Cependant, dira-t-on, que concluez-vous? Faut-il laisser le peuple sans éducation? - Qui prétendit jamais rien de semblable? Non, certes: il faut que le peuple reçoive une éducation; c'est son premier besoin. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, j'entends une éducation véritable, une éducation qui embrasse tout l'homme, et le forme à l'état social; car, pour une futile instruction, qui devient, selon les circonstances, un bien ou un mal, ce n'est pas plus l'éducation qu'une académie n'est une société.

Définissons les mots, nous éclaircirons les idées. Education signifie développement. Ainsi l'objet de l'éducation est de développer les facultés de l'homme, et par-là même d'en régler l'emploi,

(1) Testament politique du cardinal de Richelieu, chap. II, sect. X, pag. 168, 169, édition de 1764.,

puisque les directions vicieuses qu'il leur donne, l'abus qu'il en fait, en contrarient, en arreteut le développement. On conçoit donc déjà que de l'éducation dépend le bonheur des individus et l'ordre de la société.

L'homme naît bien pauvre; il n'apporte pas même avec lui une première pensée, un premier sentiment. Incapable d'agir, car des mouvemens ne sont pas des actions, il mourroit sans avoir vécu, si ceux qui l'entourent ne lui rendoient les soins qu'ils recurent eux-mêmes à leur entrée dans la vie. Mais cet etre si indigent et si foible, cet être, qui ne connoit rien, possède une intelligence qui pourra connoître Dieu mème; cet être, qui n'aime rien, possède un cœur qui pourrą aimer le bien infini; cet étre, qui ne sait pas user de ses organes pour la conservation du corps, pourra leur commander les plus sublimes actions, et ordonner, si la vertu l'exige, au corps meme de mourir.

Et voyez comme les facultés de l'enfant se développent, toujours dans la société et par la societé la parole éveille son intelligence; l'intelligence à son tour éveille les affections, et la vie morale commence par un acte de foi et d'amour. L'enfant, ne connoissant rien, ne peut rien juger; son esprit reçoit la vérité, comme sa bouche reçoit le lait maternel; il pense parce qu'il croit, il se conserve parce qu'il obéit.

Plus tard il en sera de même encore, car les voies de la nature, ou plutôt les lois établies par la sagesse de Dieu, sont uniformes. L'enfant croitra en intelligence, à mesure qu'il participera aux vérités sociales; et ces vérités, réglant tout en lui, jusqu'à ses désirs, perfectionneront son cœur, ses sens meme, en le préservant des vices qui les altèrent

Remarquez cependant que les vérités nécessaires

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