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titre Ier du livre II et les titres qui suivent. Elle n'a pas pour objet de limiter le nombre des droits réels, car elle ne prononce pas ce mot; elle est si peu limitative, qu'elle ne comprend pas même tous les droits réels dont le code traite; les hypothèques n'y sont pas comprises, et cependant l'article 2114 dit que l'hypothèque est un droit réel. S'il n'y a pas de restriction dans les termes de l'article 543, y en a-t-il dans l'esprit de la loi? On pourrait le croire, d'après l'Exposé des motifs : Treilhard dit que « l'on ne peut avoir que trois espèces de droits sur les biens: ou un droit de propriété, ou une simple jouissance, ou seulement des services fonciers. Mais la suite du discours nous révèle la pensée de l'orateur du gouvernement. Ainsi, dit-il, notre code abolit jusqu'au moindre vestige de ce droit de supériorité jadis connu sous les noms de seigneurie féodale et censuelle (1). » Entendu en ce sens, l'article 543 ne fait que confirmer l'abolition des droits féodaux prononcée par l'Assemblée constituante. Nous allons voir que cela même était inutile; en tout cas, cela n'a rien de commun avec l'établissement de droits réels, étrangers à la féodalité.

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L'article 686 contient une restriction qui a le même sens. Il est permis, dit-il, aux propriétaires d'établir telles servitudes que bon leur semble,« pourvu que ces services n'aient rien de contraire à l'ordre public. Quel est cet ordre public que la loi veut sauvegarder? Nous avons dit que par ordre public on entend l'état des personnes, la capacité ou l'incapacité qui en résulte (2). Les servitudes ne touchent à l'ordre public qu'en un point: sous le nom de servitude, les parties contractantes pourraient rétablir la seigneurie du propriétaire dominant et par suite l'assujettissement du propriétaire servant; une pareille convention serait contraire à l'ordre public, puisqu'elle tendrait à priver les personnes de leur liberté en les plaçant dans

(1) Treilhard, Exposé des motifs du titre Ier du second livre, no 22 (Locré, t. IV, p. 32). Le rapporteur du Tribunat donne aussi un sens restrictif à l'article 543 (Rapport de Goupil-Préfeln, no 12, dans Locré, t. IV, p. 36).

(2) Voyez le tome Ier de mes Principes, p. 83, no 47.

un état de dépendance à l'égard d'autres personnes. Etait-il nécessaire d'ajouter cette restriction dans l'article 686! Non, car elle ne fait que reproduire le principe général de l'article 6, aux termes duquel on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l'ordre public. Il est certain que les articles 6 et 686 ne prohibent que les droits réels qui rétabliraient la souveraineté féodale.

M. Demolombe se prévaut du principe posé par l'article et appliqué par l'article 686, pour soutenir que les droits réels sont d'ordre public, que partant ce serait déroger à l'ordre public que d'en établir qui ne sont pas consacrés par le code. Il fonde cette doctrine sur une définition très-singulière des lois qui intéressent l'ordre public. « Il faut évidemment, dit-il, ranger au nombre de ces lois celles qui intéressent les tiers, le public, la sécurité des conventions, le mode de transmission des biens. Or, la loi qui détermine et organise les droits réels dont les biens sont susceptibles, intéresse sans doute au plus haut. degré les tiers, le public, le mode de transmission des biens, la sécurité des conventions. Donc elle est une loi d'ordre public; donc les particuliers ne la peuvent pas changer; donc une telle loi, dans l'énumération des droits réels qu'elle reconnaît, doit être nécessairement considérée comme limitative. » Il ne manque qu'une chose à ce raisonnement, c'est la preuve de la proposition sur laquelle il s'appuie. Où est-il dit, soit dans nos lois, soit dans la tradition, que les mots ordre public signifient ce que M. Demolombe leur fait dire? C'est si évidemment une définition imaginée pour le besoin de la cause, qu'il est inutile de la combattre; combat-on une chimère? Tout ce que l'on peut dire, c'est que les mots ordre public ont encore un sens plus large dans la doctrine et dans la législation; on n'a jamais permis aux particuliers de déroger aux lois qui concernent l'intérêt général. Le débat se réduit donc à ces termes-ci Est-il de l'intérêt général que le propriétaire soit limité dans l'usage qu'il veut faire de sa chose, en y établissant un droit réel quelconque? Il faut dire oui, si ces droits réels touchent à la liberté des fonds et des per

sonnes, proclamée par l'Assemblée constituante. Il faut répondre non, dès que les conventions des parties n'ont pour objet que leur utilité privée. Y a-t-il une raison d'intérêt général pour limiter ces conventions? Chose singulière, M. Demolombe lui-même dit le contraire. Il avoue qu'il y a un avantage social que les mêmes biens puissent servir en même temps à un plus grand nombre de personnes c'est favoriser, dit-il, les intérêts de l'humanité, de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. Et des conventions qui favorisent tous les intérêts généraux imaginables seraient contraires à l'ordre public, en tant qu'il est synonyme d'intérêt public (1)!

85. La jurisprudence offre peu de monuments sur la matière. Cela explique le silence du code. Une expérience séculaire avait fait connaître les droits réels les plus ordinaires, et depuis la publication du code, il s'est à peine produit quelques cas non prévus par la loi, dans lesquels la propriété est démembrée, pour mieux dire partagée (2).

Merlin remarque qu'il n'est pas extraordinaire de voir simultanément une commune propriétaire d'un bois et un particulier propriétaire d'une partie des arbres croissant dans ce bois. Cela peut arriver quand un bois est cédé avec réserve de telle ou telle espèce d'arbres qui y croissent; ou la prescription peut convertir en propriété le droit d'usage auquel la commune était limitée dans le principe (3). Merlin appelle la propriété ainsi partagée une propriété partiaire. Si la propriété est partagée, elle n'est plus entière; elle est donc démembrée, et par conséquent on peut considérer le droit à certaines espèces d'arbres comme un droit réel. Le cas s'est présenté, et il a été décidé par la cour de cassation que ce droit n'est pas seulement un droit dans les arbres, que c'est aussi un droit dans le sol, en ce sens que le propriétaire du bois est tenu de laisser subsister cette espèce d'arbres à perpétuité. Son droit n'est donc plus entier, car une partie de l'immeuble appartient à celui qui a droit aux arbres; ce droit est im

(1) Demolombe, t. IX, p. 446, nos 513 et suiv.

(2) Comparez Aubry et Rau, t. 11, § 221 bis, p. 409.

(3) Merlin, Questions de droit, au mot Communaux (Biens), § VII.

mobilier, et par conséquent un droit réel, un vrai démembrement de la propriété (1).

85 a. La commune de la Bresse, dépendant autrefois de la Lorraine, est entourée de montagnes dont la pente est garnie de bois et de bruyères et dont le sommet est couvert de gazons appelés chaumes. Depuis longtemps le domaine et la commune se disputent la propriété des bois, terres et gazons. Il a été jugé que la propriété des bois appartient à la commune. Propriétaire des bois, la commune l'est par cela même du sol. A l'égard des chaumes, l'Etat en a été déclaré propriétaire et son droit est aussi un droit dans l'immeuble. Voilà encore un cas de propriété partiaire. Ce n'est pas une servitude, dit la cour, ce sont deux propriétés simultanées, mais distinctes, existant sur le même sol (2). Dès que le sol appartient à plusieurs, sans qu'il y ait indivision et aussi sans que le terrain soit divisé, il faut dire que le sol est démembré. Dans l'espèce, la propriété principale appartenait à la commune, c'est elle qui possédait les montagnes; l'Etat avait une partie de cette propriété, le droit aux chaumes, à titre de droit dans l'immeuble, donc de droit réel immobilier.

85 b. Deux propriétaires possédaient chacun, à Ivry-laBataille, un moulin dont les roues étaient mues par un canal dérivé de l'Eure et divisé en deux branches. Une chaussée séparait les deux moulins; sur le terrain de cette chaussée, le long de la rive de l'un des riverains, étaient plantés des saules et des aunes; l'autre riverain planta des peupliers sur la prairie qui longeait la chaussée. Des herbes croissaient sur toute l'étendue de la chaussée. La cour de Rouen jugea que chacun des riverains avait un droit de copropriété sur la chaussée, à la charge d'en user comme par le passé, c'est-à-dire que l'un ne pourrait prétendre qu'aux saules et aunes, sous l'obligation d'entretenir la berge en bon état, et que l'autre continuerait d'exploiter l'herbe jusqu'au bord de l'eau, et aurait le droit de planter et de déplanter sur la prairie, en avant desdits

(1) Arrêt de cassation du 20 février 1851 (Dalloz, 1851, 1, 55). (2) Arrêt de Nancy du 16 août 1832, confirmé par un arrêt de rejet du 26 décembre 1833 (Dalloz, au mot Propriété, no 69).

saules et aunes. Sur le pourvoi, la cour de cassation décida que les articles 544, 546 et 552 du code civil étaient déclaratifs du droit commun relativement à la nature et aux effets de la propriété; que ces dispositions n'avaient rien de restrictif ni de prohibitif, qu'elles n'excluaient donc pas les diverses modifications et décompositions dont le droit de propriété est susceptible (1). Dans l'espèce, cette décomposition était très-singulière le terrain était une copropriété des deux riverains, mais les produits étaient partagés; le droit à ces fruits, étant un droit dans le sol, était par cela même immobilier; les propriétaires avaient donc chacun une copropriété, mais démembrée par le droit dans les produits qui appartenaient exclusivement à l'autre.

Dans cette affaire, l'avocat général près la cour de cassation remarqua qu'il y avait de nombreux exemples de cette décomposition de la propriété; que, dans beaucoup de localités, elle existait à l'égard des prés, dont une herbe appartenait à l'un, et la seconde ou troisième herbe à un autre; que, dans la Bresse, les étangs appartenaient, pendant deux ans, quant à l'eau et à la pêche, à un propriétaire, et la troisième année, où on les dessèche, à un autre propriétaire, lequel est maître du sol et récolte les fruits. Ces droits divers, en matière d'étangs, portent des noms différents on appelle droit d'évolage la jouissance que l'un des propriétaires a du fonds, tant qu'il est en nature d'étang et on appelle droit d'assec la jouissance de ce même fonds qui appartient à l'autre, quand il est asséché. La cour de cassation a maintenu ce partage de jouissance, qui implique réellement un démembrement de la propriété (2).

86. Le vendeur peut-il se réserver à perpétuité le droit de chasse, pour lui, ses héritiers et ayants cause? Cette question est plus douteuse que celles que nous venons d'examiner. La cour d'Amiens l'a décidée affirmativement (3). Elle se fonde sur le principe, incontestable, à notre avis, que la transmission de la propriété est susceptible de toutes

(1) Arrêt de rejet du 13 février 1834 (Dalloz, au mot Propriété, no 68, 1o). (2) Arrêt du 31 janvier 1838 (Dalloz, au mot Succession, no 1526). (3) Arrêt du 2 décembre 1835 (Dalloz, au mot Chasse, no 44).

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