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les stipulations qui n'ont rien de contraire aux lois, aux bonnes mœurs et à l'ordre public. La cour en conclut que le propriétaire, en vendant son héritage, peut se réserver telle ou telle partie de ses droits sur la terre qu'il aliène, notamment le droit de chasse, qui n'en est qu'un accessoire ou un démembrement de la propriété. On objecte que ce serait rétablir le droit de chasse, droit féodal, qui a été supprimé par les lois de la révolution, et que le code défend de rétablir (1). Nous croyons avec la cour d'Amiens que le droit de chasse, en lui-même, n'a aucun caractère de féodalité; il appartient au propriétaire, il peut donc le détacher de sa propriété; il peut le louer, il peut le vendre; si ce droit peut être cédé à temps, pourquoi ne pourraitpas être réservé à perpétuité? La féodalité, au moins, est hors de cause; ce qui caractérisait le droit féodal de chasse, c'est qu'il appartenait aux seigneurs, à titre de seigneurie, sur les terres de leurs vassaux, lesquels n'avaient pas le droit de chasser; tandis que, dans l'espèce, l'acheteur qui consent à la réserve perpétuelle du droit de chasse, exerce son droit en le cédant et en touchant le prix de la cession; et la réserve est faite non à titre de seigneurie, mais comme condition de la transmission de la propriété; elle n'entraîne aucune dépendance de l'acheteur qui y consent, car il traite d'égal à égal, et il reçoit le prix de sa renonciation.

il

Il y a un autre motif de douter qui nous paraît plus sérieux. La réserve du droit de chasse à perpétuité n'est-elle pas une servitude? Si c'est une servitude, ne fallait-il pas décider, dans l'espèce, que la réserve du vendeur était nulle puisqu'elle était faite pour lui, ses héritiers et ayants cause, alors que l'article 686 défend d'imposer un service sur un fonds en faveur d'une personne? Nous croyons, en effet, que cette réserve constituait une servitude. Chasser est un des modes d'user ou de jouir de sa propriété; or, la jouissance détachée du fonds est une servitude. La difficulté est de savoir si cette servitude peut être stipulée au profit d'une personne. C'est notre avis. En effet, le code admet

(1) C'est l'opinion de Demolombe, t. IX, p. 462, no 526.

trois servitudes personnelles, l'usufruit, l'usage et l'habitation; l'usage est un usufruit restreint; si l'on peut concéder une partie des fruits d'un fonds, à titre de servitude, pourquoi ne pourrait-on pas céder le droit de chasse, lequel est aussi un mode de jouissance? Le droit de chasse peut-il aussi être stipulé à titre de servitude réelle? Nous reviendrons sur cette question au titre des Servitudes.

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§ 1er. La propriété est-elle de droit naturel?

87. Portalis, en exposant les motifs du titre de la Propriété, commence par établir qu'elle est de droit naturel; il la défend contre les attaques dont elle avait été l'objet au dix-huitième siècle et pendant la révolution. Les débats sur la légitimité de la propriété sont aussi vieux que la propriété même. Le premier philosophe qui a tracé un idéal de constitution politique réprouve la propriété individuelle; Platon voit le type de la perfection dans l'unité absolue, ce qui le conduit logiquement à exalter la communauté. Il veut que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous, comme les yeux, les oreilles, les mains, et que tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient, qu'ils entendent, qu'ils agissent en commun, que tous approuvent et blâment de concert les mêmes choses, que leurs joies et leurs peines roulent sur les mêmes objets. »

(1) Proudhon, Traité du domaine de propriété, 3 volumes.

On sait que, par un délire de logique, le grand philosophe a été conduit jusqu'à établir la communauté des femmes dans sa cité modèle. Dès ses premiers pas, le communisme a abouti aux limites extrêmes de l'absurde (1).

Dans son Dialogue sur les Lois, Platon quitte la région de l'idéal pour s'accommoder aux faiblesses et aux préjugés des hommes; il maintient la propriété, mais il la ruine dans son essence, en absorbant les droits des individus dans celui de l'Etat : « Que nos concitoyens, dit-il, partagent entre eux la terre et les habitations, puisque ce serait demander trop à des hommes nés, nourris et élevés comme ils le sont aujourd'hui; mais que dans le partage chacun se persuade que la portion qui lui est échue n'est pas moins à l'Etat qu'à lui. » Ailleurs Platon dit aux citoyens : « Je vous déclare, en ma qualité de législateur, que je ne vous regarde pas, ni vous ni vos biens, comme étant à vousmêmes, mais comme appartenant à toute votre famille, et toute votre famille avec tous ses biens, comme appartenant encore plus à l'Etat (2). » C'est le communisme sous une autre forme plus dangereuse encore. L'individualité humaine a tant de puissance que les projets de communauté resteront toujours à l'état d'utopie. Il faut ajouter que c'est une fausse utopie, précisément parce qu'elle ne tient aucun. compte des droits de l'individu. La doctrine qui enseigne que la propriété procède de l'Etat paraît moins fausse au premier abord; en réalité, elle ne laisse subsister de la propriété que le nom; en effet, si la loi crée la propriété, elle peut aussi l'abolir; si l'Etat absorbe tous les droits, l'individu n'est plus rien; ce qui aboutit non-seulement à la destruction de la propriété, mais au despotisme en toutes choses.

La doctrine de Platon est l'expression des sentiments qui dominaient dans les républiques grecques. Aristote, qui critique la théorie de la communauté de son maître, n'a pas plus de respect que lui pour les droits des individus; pour mieux dire, il les ignore, il ne reconnaît pas

(1) Voyez, sur la doctrine de Platon, mes Etudes sur l'histoire de l'humanité, t. II (la Grèce), p. 398 et suiv. de la 2e édition.

(2) Platon, Des lois, livre V, p. 283 de la traduction de Cousin.

même le droit de l'homme à l'existence: quand un enfant naît difforme, il défend de l'élever lorsque la population devient excessive, il veut qu'on limite la fécondité des mariages (1). Si l'Etat dispose de la vie, à plus forte raison dispose-t-il des biens. Mais dans quel esprit le législateur organisera-t-il la propriété? Aristote nous apprend que l'on admettait comme un axiome que l'égalité de fortune était indispensable entre citoyens (2). L'égalité de fait, telle était l'aspiration des citoyens, telle était la préoccupation des législateurs. Ces mêmes tendances se sont, produites de nos jours; il importe de constater à quoi elles ont abouti dans l'antiquité. L'histoire est la voix de Dieu, et l'histoire condamne les fausses doctrines qui détruisent l'individualité au profit de l'Etat, ou qui veulent établir entre les hommes une égalité de fait qui viole également l'individualité humaine, puisque l'inégalité est une conséquence fatale des facultés diverses dont Dieu a doué chacune de ses créatures.

88. L'histoire des répubiques grecques est l'histoire de la lutte des pauvres contre les riches. Platon avoue que chacun des Etats grecs n'était pas un, mais plusieurs, qu'il en renfermait toujours pour le moins deux, l'un composé de riches, l'autre de pauvres (3). » Les pauvres voulaient conquerir, non pas la liberté, non pas l'égalité de droit, mais l'égalité de fait. Cette égalité étant impossible, il en résultait des déchirements incessants. Les passions s'aigrissaient et les hommes allaient en s'abaissant, parce que l'objet de leurs combats était la fortune et les jouissances qu'elle donne, et rien n'avilit plus les hommes que la recherche de la richesse, quand la richesse est le but, alors qu'elle ne devrait être qu'un moyen de développement intellectuel et moral. Rien de plus affreux et de plus ignoble tout ensemble que ces révolutions qui bouleversaient les républiques grecques, et qui n'avaient d'autre objet que d'enrichir les pauvres en appauvrissant

(1) Voyez le tome Ier de mes Etudes sur l'histoire de l'humanité (l'Orient), p. 75 de la 2e édition.

(2) Aristote, Politique, II, 4, 1.4.

(3) Platon, De la République, livre IV (p. 422 E).

les riches. C'était la force qui régnait partout, tantôt dans les mains de l'aristocratie, tantôt dans les mains de la démocratie. Ces luttes-là ne fortifient pas, elles tuent. Il se trouva des hommes qui se mirent à la tête des cités par la violence; ce sont les tyrans. La tyrannie était devenue une nécessité pour arrêter la dissolution de la société qui périssait dans l'anarchie. Mais la tyrannie aussi est la mort, parce qu'il n'y a pas de vie sans liberté et sans le respect du droit (1).

Rome présente le même spectacle avec plus de grandeur. L'histoire, telle qu'on l'a longtemps écrite, dit que la lutte des patriciens et des plébéiens avait pour objet la liberté et l'égalité. Il n'en est rien; à Rome, comme dans les républiques grecques, on combattait pour la domination. En veut-on la preuve? In démocratie victorieuse organisa le régime des Césars après avoir décimé, proscrit et dépouillé l'aristocratie des riches. Et quel fut le grand souci du peuple souverain sous l'Empire? Il ne demandait plus que du pain et des jeux. Au bout des combats séculaires pour l'égalité de fait, nous rencontrons une nouvelle tyrannie sous le nom de césarisme, et à sa suite la décrépitude et la mort (2). L'expérience est solennelle. Que les peuples modernes en fassent leur profit!

89. La mort du monde ancien coïncide avec l'avénement d'une religion nouvelle. Qui croirait que la lutte des pauvres contre les riches se reproduisit au sein de la société chrétienne, et que les Pères de l'Eglise ne trouvèrent d'autre solution à ce redoutable problème que celle que Platon lui avait donnée? Il importe de constater le fait, car c'est une nouvelle expérience qui se fait, également décisive contre la communauté, mais faite sous l'inspiration de sentiments bien différents de ceux qui animaient la dé mocratie grecque et romaine. Les chrétiens, nous parlons des vrais disciples du Christ, méprisaient les richesses et ils les redoutaient, car leur maître avait dit qu'il était plus

(1) Nous renvoyons, pour les détails et les témoignages, à notre Etude sur la Grèce, 2o édition.

(2) Voyez mes Etudes sur l'histoire de l'humanité, t. III (Rome), p. 266 et suiv. de la 2e édition.

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