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par le tribunal. Le code civil et la Constitution veulent que l'indemnité soit juste et préalable; les magistrats veillent à ce qu'elle soit juste; elle est préalable en ce sens qu'elle doit être payée avant la prise de possession; le propriétaire exproprié a donc un droit de rétention; il peut s'opposer à ce que l'on se mette en possession des terrains expropriés, tant qu'on ne lui paye pas l'indemnité convenue ou fixée par le tribunal. Si l'Etat s'emparait d'une propriété quelconque sans déclaration d'utilité publique, sans convention ou sans un jugement d'expropriation, le propriétaire dépouillé aurait le droit de revendiquer sa chose contre l'Etat : c'est le droit commun, et l'Etat y est Soumis (1).

134. Nous avons dit, en traitant du pouvoir réglemenire, quelles sont les restrictions que reçoit le droit de propriété, pour cause de salubrité ou de sûreté publiques, en tant qu'elles touchent à la police locale. Il faut y ajouter les obligations et les prohibitions que les lois imposent aux propriétaires, quand ils veulent bâtir ou reconstruire le long d'une voie publique; c'est l'autorité locale qui leur prescrit l'alignement; elle a le droit, comme nous l'avons dit, de fixer la hauteur des bâtiments, et même le mode de construction, s'il peut compromettre la sûreté et la salubrité publiques (2). C'est encore dans un intérêt de salubrité qu'il est défendu d'élever des habitations ou de creuser des puits, dans un certain rayon, autour des cimetières placés hors des communes (3).

Il y a toute une législation sur l'établissement des manufactures, usines et ateliers insalubres, dangereux ou incommodes (4). Nous y reviendrons en traitant des restrictions que le conflit des divers droits impose aux propriétaires; quant aux conditions et formalités que les lois prescrivent pour empêcher les inconvénients qui résultent

(1) Gand, 1er juillet 1863 (Pasicrisie, 1863, 2, 325).

(2) Loi du 16 septembre 1807, art. 52. Loi belge du 1er février 1844. (3) Décret du 7 mars 1808. Il y a un décret récent sur cette matière, porté en France, en date du 4 avril 1861.

(4) Décret du 15 octobre 1810. Arrêté belge du 12 novembre 1849, règlement du 14 septembre 1855, tableau du 15 septembre 1860. Sur la législation française, voyez Aubry et Rau, t. II, p. 189, note 4,

de ces établissements, nous renvoyons au droit administratif, cette matière étant étrangère à notre travail.

Les lois sur la police sanitaire permettent au gouvernement d'ordonner la destruction des objets qui pourraient transmettre la contagion, ainsi que des animaux infectés ou suspects. En principe, les propriétaires des animaux enfouis ou des objets détruits n'ont droit à aucune indemnité. La loi française du 3 mars 1822 le dit formellement (art. 5), et si les lois belges permettent d'en accorder une, c'est par des considérations d'équité, ce n'est pas en vertu du principe de l'expropriation (2). Du moment qu'une chose est nuisible, elle est placée hors du commerce; dès lors elle ne peut plus être d'aucune utilité, et par suite il n'y a pas lieu à indemnité. C'est une confirmation du principe que nous avons posé plus haut (no 131).

Le desséchement des marais entraîne aussi des restrictions au droit de propriété. Il appartient au gouvernement d'ordonner les desséchements qu'il juge utiles ou nécessaires. Voilà donc une propriété qui peut changer de nature malgré le propriétaire son droit cède devant un droit supérieur, celui de la santé et de la vie des habitants. Le desséchement se fait par l'Etat ou par un concessionnaire; le propriétaire obtient la préférence, à condition de se soumettre aux règles qui lui sont imposées. Dans cette matière, le droit de l'Etat domine en tout celui du propriétaire. Quand ce n'est pas le propriétaire qui exécute les travaux, il doit une indemnité à l'Etat ou aux concessionnaires; le seul droit qui lui reste, s'il ne veut pas la payer, c'est de délaisser le fonds (1). Ce qui aboutit à une expropriation sans indemnité. Cela n'est pas contraire au principe posé dans la Constitution et dans le code civil; le marais n'est desséché que parce qu'il est malfaisant, donc c'est une de ces choses qui par leur nature sont hors du commerce et qui doivent disparaître. Le propriétaire n'a pas le droit de se plaindre, puisqu'il ne tient qu'à lui de dessécher le marais;

(1) Loi française du 3 mars 1822, art. 5. Lois belges du 12 février 1845, art. 1er et du 7 février 1866, art. 1er.

(2) Loi du 16 septembre 1807, art. 1 et 21.

s'il ne le fait pas, il n'a pas le droit de répandre la maladie et la mort autour de lui.

135. Il y a des servitudes militaires très-onéreuses et qui diminuent considérablement la valeur des fonds servants. Il y a encore d'autres servitudes établies dans un intérêt public. Nous en traiterons au titre des Servitudes.

§ III. Des restrictions qui résultent du conflit des droits privés.

No 1. PRINCIPE.

136. Pothier définit la propriété : « Le droit de disposer d'une chose comme bon semble, sans donner atteinte aux droits d'autrui ni aux lois (1). » Le code (art. 544) ne reproduit pas la restriction concernant les droits d'autrui, tandis qu'il consacre les restrictions que les lois et règlements peuvent apporter à l'usage de la propriété. Faut-il induire de là que le législateur français n'a pas admis la limitation résultant des droits d'autrui? Non, certes, car cette limitation a toujours été admise, Pothier n'a fait que la formuler. Si les auteurs du code civil n'ont pas inséré la réserve dans le texte, c'est qu'elle appartient à la doctrine plutôt qu'à la législation, et qu'il est très-difficile et partant très-dangereux de la préciser et d'en marquer la portée. Nous allons d'abord entendre Pothier. Qu'entend-il par droits d'autrui?

Pothier parle d'abord des restrictions que reçoit le droit de propriété quand celle-ci est imparfaite. Telle est la propriété sous condition résolutoire ou grevée de substitution: le propriétaire ne peut l'aliéner ni concéder des droits. réels que sous cette même condition résolutoire. La chose est évidente, mais cela est étranger à la matière; quand on parle de restrictions du droit de propriété, il s'agit de la propriété absolue, irrévocable, et non d'une propriété résoluble. Il en est de même des restrictions qui résultent

(1) Pothier, Traité du droit de domaine de propriété, no 4; Introduction générale aux coutumes, no 100.

de l'établissement d'un droit réel, tel qu'un droit de servitude ou d'hypothèque : le propriétaire ne peut rien faire qui porte atteinte à ces droits. Rien de plus évident, encore une fois; mais le propriétaire n'a, en ce cas, qu'une propriété démembrée, son droit n'est plus absolu; donc cette restriction n'a rien de commun avec notre hypothèse. Pothier ajoute que les droits d'autrui s'entendent aussi des propriétaires voisins : « Quoique, dit-il, le domaine de propriété donne au propriétaire le droit de faire ce que bon lui semble dans son héritage, il ne peut néanmoins y faire ce que les obligations du voisinage ne permettent pas d'y faire au préjudice des voisins (1). » Ici nous entrons dans la vraie question. Il y a deux propriétaires en présence, ayant chacun un droit absolu sur leur chose, donc un droit égal. Si l'un, en usant de son droit, cause un préjudice à l'autre, en sera-t-il responsable et devra-t-il le réparer? Pothier semble l'affirmer d'une manière absolue, mais telle n'est pas sa pensée, ce qui montre le danger des formules générales. Il a écrit un petit traité sur les obligations naissant du voisinage, où il explique et développe son opinion.

Pothier commence par transcrire une maxime empruntée au droit romain: « Le voisinage oblige les voisins à user chacun de son héritage, de manière qu'il ne nuise pas à son voisin. » Ce qui veut dire que personne ne peut rien faire sur son héritage d'où il puisse parvenir quelque chose sur l'héritage voisin qui lui soit nuisible. Le mot nuisible est encore bien vague; on pourrait de nouveau en tirer la conséquence que dès qu'un propriétaire souffre un préjudice d'un acte quelconque posé par son voisin, il a droit à une réparation. Pour saisir la pensée de Pothier, il faut voir les applications qu'il donne de son principe. J'élève un bâtiment sur mon héritage; par là je prive le voisin du jour qu'il en tirait; je lui cause donc un préjudice; dois-je le réparer? Non, dit Pothier. Je construis sur mon fonds un four à chaux, qui envoie sur le fonds du voisin une fumée épaisse et incommode: suis-je tenu de

(1) Pothier, Introduction aux coutumes, no 101; De la propriété, no 13

réparer le dommage je lui cause? Pothier dit que oui (1). Il y a préjudice dans les deux cas, pourquoi dois-je réparer l'un, tandis que je ne dois pas réparer l'autre? C'est que dans un cas je lèse un droit de mon voisin : il a droit à l'air pur qui se trouve dans son héritage, air que je corromps. J'ai, à la vérité, le droit de construire sur mon fonds, mais mon voisin, de son côté, a droit à l'air, condition de santé et de vie. Il y a deux droits en conflit, dont l'un limite l'autre ; je puis construire, mais non de manière à léser le droit de mon voisin. Lors, au contraire, que je construis sur un fonds non bâti, je cause aussi un préjudice à mon voisin, il perd la vue dont il jouissait, son héritage diminue de valeur: cependant je ne serai tenu à aucune réparation, parce que je ne lèse aucun droit de mon voisin, car sa propriété ne lui donne pas le droit de vue sur mon héritage. De là suit qu'il n'y a aucun conflit de droits : il n'y a qu'un seul droit, celui du propriétaire, droit absolu, dont le maître peut user comme il l'entend, sans qu'il soit tenu de réparer le préjudice qu'il cause par l'exercice de son droit. En ce sens, on peut invoquer le vieil adage: celui qui use de son droit ne fait de tort à personne.

Nous arrivons à une autre formule du principe, tel que Pothier l'enseigne : le droit du propriétaire n'est limité que lorsqu'il est en conflit avec le droit égal d'un autre propriétaire. Il ne suffit donc pas qu'il cause un préjudice par l'exercice de son droit pour qu'il soit tenu de le réparer, il faut de plus qu'en exerçant son droit il ait lésé le droit de son voisin. S'il ne lèse pas le droit de son voisin, bien qu'il lui nuise, il n'est tenu à aucune réparation.

137. Doit-on suivre cette doctrine sous l'empire du code civil? Elle résulte de l'essence même de la propriété, telle que le code la définit. C'est dire qu'elle ne devait pas être consacrée par un texte formel; il faudrait, au contraire, un texte de loi pour ne pas l'admettre. A l'appui de notre formule, nous citerons l'Exposé des motifs; c'est Portalis qui en est l'auteur; son nom donne quelque autorité à des

(1) Pothier, Traité du contrat de société, second appendice, noa 234, 241 et 245.

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