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LA COUR. LE CLERGE.

ou des pamphlets qui l'ont déchirée, car en assistant aux conseils les plus secrets, elle assuma la responsabilité de fautes qu'elle inspira rarement, qu'elle n'empêcha jamais.

La contrainte officielle, couverte d'un masque de sévérité et de religion, amena de secrètes protestations. Les jeunes princes, les jeunes princesses cherchèrent des plaisirs moins pompeux et moins génés que ceux de Versailles. Dès 1680 il s'était formé au Temple, chez les Vendôme, une petite société légère et frondeuse. Cette société protesta contre la solennité, la gravité de la cour, par la gaieté et le sans-façon, et contre la dévotion de commande par le scepticisme. Elle attira peu à peu et sans bruit la jeune génération des gens de lettres, les la Mothe, les Jean-Baptiste Rousseau, les Fontenelle, les la Fare, les Chaulieu, pendant que le vide se faisait autour du roi.

Ç'avait été le talent inimitable de Louis XIV, trouvant en France une pléiade de grands hommes, de les grouper autour du trône, de les inspirer et de les diriger. Mais il n'eut ce talent qu'une fois; quand la génération se fut renouvelée, il ne chercha plus à se rendre maître d'elle. Et comme le changement des esprits fut d'abord peu apparent, comme la régularité extérieure donnait le change, comme nul ne se plaignait de la compression, personne à la cour ne jugea qu'il pût être nécessaire d'agir sur l'opinion.

Corneille, Nicole, la Bruyère, la Fontaine, mesdames de Sévigné et de la Fayette n'étaient plus. Racine, dont les deux derniers chefs-d'œuvre, Esther et Athalie, appartiennent à la réaction religieuse favorisée par madame de Maintenon, mourait à demi disgracié. Les auteurs de son école, comme la Mothe et Lafosse; les comiques qui donnaient la monnaie de Molière, comme Dancourt, Brueys ou Regnard, écrivaient pour la ville, non pour la cour. Le silence se faisait à Versailles, où le clergé restait debout presque seul, au milieu des gloires disparues du grand siècle.

XVIII. - Le clergé seul n'avait pas dégénéré. Bossuet vieilli conservait toute sa vigueur; Fléchier et Bourdaloue préchaient encore. C'était le temps de Fénelon et de l'abbé Fleury. La science pouvait citer les Mabillon, les Tillemont, les SainteMarthe, pour ne rappeler que des noms illustres. Mais cette prépondérance du clergé à Versailles, favorisée et exagérée par madame de Maintenon, n'eut pas toujours d'heureux effets.

Des débats théologiques s'élevèrent; Louis XIV n'eut pas comme autrefois le bon sens d'y rester étranger. Les courtisans y prirent une part souvent ridicule, et le clergé y gagna peu. L'ambition, l'intrigue, la servilité surtout, assiégèrent plus que jamais la feuille des bénéfices.

L'abbé de Fénelon, plus jeune que Bossuet, Fléchier ou Bourdaloue, s'était fait connaître de bonne heure par des chefsd'œuvre (ses Dialogues sur l'éloquence, le traité sur l'Existence de Dieu, le traité de l'Éducation des filles, le traité du Ministère des pasteurs). En 1686, lorsqu'on avait organisé les grandes missions pour convertir les calvinistes, il avait été chargé, à l'âge de trente-cinq ans, de celle du Poitou. Sa distinction personnelle, sa grâce et son génie, plurent à madame de Maintenon. En 1689 Louis XIV le nomma précepteur de son petitfils le second Dauphin, le duc de Bourgogne, dont Beauvilliers était gouverneur. Fénelon acquit la plus grande autorité sur le jeune prince, qui devait se montrer digne d'un tel maître, et la cour vit en lui la lumière à venir du clergé de France.

Moins préoccupé que Bossuet d'établir les règles de l'obéissance, Fénelon s'attacha davantage à convaincre le duc de Bourgogne de ses devoirs, et à le prémunir contre les écueils de la grandeur. Chargé d'élever un roi, il s'efforça de lui inspirer le goût de la modération et de la simplicité, la force de résister à la flatterie, l'aversion pour le luxe et pour les conquêtes, la bonne foi dans les négociations, le souci du bonheur du peuple et le désir d'étre aimé, en un mot ce qu'il appelle « des vertus solides et compatibles avec ses devoirs » . Il développa toutes ces idées sous des formes variées et souvent romanesques dans les ouvrages qu'il composa en vue de cette royale éducation, les Dialogues des morts, les Fables, le Télémaque. Il ne prétendait faire aucune satire. Il déclare lui-même avec son incontestable sincérité, qu'il avait mis dans ce dernier livre toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les défauts qu'on peut avoir dans la puissance souveraine, mais qu'il n'en avait marqué aucun avec une affectation qui tendît à aucun portrait ni caractère. «Plus on lira cet ouvrage, ajoutait-il, plus on verra que j'ai voulu tout dire sans peindre personne de suite.» Mais, quelle que fût la droiture de ses intentions, la critique allait plus loin qu'il ne pensait. La forme du livre, où la fiction tenait une place mal déterminée, favorisait la recherche des allusions. Fénelon touchait d'ailleurs à tant de sujets, qu'il

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soulevait des controverses infinies. Louis XIV craignit, non sans motif, que ces principes ne devinssent un jour une censure indirecte de sa conduite; il éprouva pour le précepteur qu'il avait lui-même choisi une défiance instinctive'; il l'appelait << le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume » .

Fénelon, nommé en 1694 archevêque de Cambray, eut le malheur de prendre part à une querelle théologique assez subtile. Une secte jusque-là obscure, celle des Quiétistes, exagérait la puissance de l'amour de Dieu et de l'extase dans les états d'oraison. Une femme, qui écrivait et qui parlait avec un talent d'inspirée, madame Guyon, mit le quiétisme à la mode partout où elle se montra, et jusque dans le petit cercle religieux de madame de Maintenon. Quelques prélats, alarmés pour l'orthodoxie, protestèrent. Madame Guyon fut enfermée, et l'on condamna ses écrits. Fénelon prétendit établir dans son livre des Maximes des saints la doctrine traditionnelle sur le pur amour de Dieu. Bossuet s'éleva de toute sa hauteur contre un livre qu'il jugeait empreint d'un mysticisme dangereux, bien qu'adouci, et, sentinelle vigilante de l'Eglise, il composa malgré son age un traité de la spiritualité, où il traça d'une main ferme les limites du mysticisme orthodoxe. Fénelon demanda la permission d'aller à Rome pour y défendre son ouvrage. Non-seulement il ne put l'obtenir, mais il tomba en disgráce. On le renvoya de la cour et on lui retira son titre de précepteur des Enfants de France. Le roi, dirigé par Bossuet, insista auprès du Pape pour que le livre fût condamné. La condamnation, quoique conçue en termes mitigés, fut prononcée en 1699. Fénelon s'inclina et se soumit.

L'ingérence du roi, non moins que le nom et le talent des deux athlètes, donna à cette querelle théologique un retentissement qu'elle n'eût pas eu autrement. Plusieurs des amis de Fénelon furent enveloppés dans sa disgrace, et les accusations d'hétérodoxie devinrent un prétexte pour des rancunes et des intrigues de cour dont Saint-Simon a fait un misérable tableau.

La publication du Télémaque, dérobé à l'auteur par un copiste infidèle, et imprimé malgré lui à l'étranger cette même année, acheva de le ruiner dans l'esprit du roi. Madame de Maintenon, plus fidèle à la prévention qu'à l'amitié, ne voulut rien entendre en faveur d'un prélat dont l'orthodoxie avait pu

1 Voltaire, Siècle de Louis XIV.

être suspectée. Fénelon fut regardé comme un ingrat et un homme dangereux. Il demeura depuis lors en exil, c'est-à-dire relégué dans son diocèse, à l'administration duquel il se dévoua entièrement. Plus tard, lorsque l'opposition grandit contre Louis XIV, le succès du Télémaque augmenta, et l'on ne manqua pas d'en exagérer la portée critique.

Pourtant, si l'on ne doit pas serrer de trop près des fictions assez légères, si Fénelon resta ou crut rester fidèle aux égards que lui commandait sa charge de précepteur d'un héritier du trône, on doit reconnaître aussi qu'il jugeait Louis XIV avec une indépendance sévère, et que son langage contrastait singulièrement avec les éloges accoutumés. Il le peint dans sa correspondance obsédé par les flatteries et les piéges qu'on lui avait tendus dans sa jeunesse pour exalter ses passions; en l'accusant d'avoir succombé aux périls de la grandeur, il parle déjà de lui comme la postérité. Dans une lettre écrite avant 1695, lettre anonyme, mais dont l'origine n'est pas douteuse, lettre que vit certainement Beauvilliers et que vit peut-être madame de Maintenon, Fénelon dit au roi ce qu'il appelle la vérité libre et forte:

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Depuis environ trente ans vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de l'État pour faire monter jusqu'au comble votre autorité, qui était devenue la leur parce qu'elle était dans leurs mains. On n'a plus parlé de l'État ni des règles; on n'a parlé que du roi et de son bon plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à l'infini. On vous a élevé jusqu'au ciel pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c'est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d'introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Ils ont voulu vous élever sur les ruines de toutes les conditions de l'État, comme si vous pouviez être grand en ruinant tous vos sujets, sur qui votre grandeur est fondée... Vos ministres ont été durs, hautains, injustes, violents, de mauvaise foi. Ils n'ont connu d'autre règle ni pour l'administration du dedans de l'État, ni pour les négociations étrangères, que de menacer, que d'écraser, que d'anéantir tout ce qui leur résistait... On a rendu votre nom odieux, et toute la nation française insupportable à tous nos voisins. On n'a conservé aucun ancien allié, parce qu'on n'a voulu que des esclaves..."

« Vos ennemis, ajoute l'archevêque de Cambray après avoir

LETTRE DE FÉNELON AU ROI.

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présenté le tableau de la guerre, n'espèrent plus de sûreté avec vous qu'en vous mettant dans l'impuissance de leur nuire..... Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu'ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et la campagne se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent vous avez anéanti la moitié des forces réelles du dedans de votre État, pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au dehors... »

Il termine en se plaignant de la faiblesse des conseillers du roi, qui n'osent lui parler franchement. « Je sais bien qu'on doit vous plaindre, vous consoler, vous soulager, vous parler avec zèle, douceur et respect; mais enfin il faut dire la vérité. Malheur, malheur à eux s'ils ne la disent pas, et malheur à vous si vous n'êtes pas digue de l'entendre! »

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