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LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.

LOUIS XIV.

(CINQUIÈME PARTIE. 1697-1709).

I. — Dès que la paix de Ryswick fut signée, l'attention des puissances se porta sur les éventualités de la succession d'Espagne.

Charles II avait trompé depuis son enfance les prévisions facheuses inspirées par sa constitution frèle et maladive. Il avait grandi et même il s'était marié. Louis XIV lui avait fait épouser en 1684 une fille du duc d'Orléans, dans l'espérance de fortifier l'influence française à Madrid et d'y contrarier les desseins de l'Autriche. Car l'Empereur ne négligeait rien pour s'assurer l'alliance de l'Espagne pour le présent et sa succession pour l'avenir. Le traité éventuel de partage signé en 1669 entre les cours de Versailles et de Vienne était tout à fait abandonné. Léopold, inquiet du crédit que pouvait acquérir une reine française, insista pour qu'un de ses propres fils, l'archiduc Charles, fût élevé à Madrid en qualité d'héritier présomptif, tant que Charles II n'aurait pas d'enfant. Mais la France fit écarter cette prétention.

Marie-Louise d'Orléans, reine d'Espagne, succomba en 1689, atteinte d'une maladie subite comme sa mère et au même âge qu'elle. Des bruits d'empoisonnement tout semblables et tout aussi peu fondés coururent et trouvèrent une facile créance, grâce aux dispositions réciproquement malveillantes des Français et des Espagnols. Ces derniers, maltraités par Louis XIV, irrités de ses envahissements et humiliés de leur propre faiblesse, détestaient une reine qu'on leur avait en quelque sorte imposée pour les empêcher d'entrer dans la coalition formée contre nous. Ils y entrèrent dès qu'ils le purent. Charles II se remaria, et épousa une princesse allemande, Marie-Anne de Neufbourg, sœur de l'impératrice.

La nouvelle reine, vaine, prétentieuse et très-ennemie de la France, ne cessa de favoriser à Madrid les voeux et les entre

L'ESPAGNE SOUS CHARLES II.

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prises de l'Autriche, ce qui lui fut aisé, puisque l'Autriche et l'Espagne étaient alors coalisées contre Louis XIV. Elle eut des Allemands pour conseillers, pour favoris, et une Allemande, la comtesse de Berlips, pour confidente. Le roi, toujours malade ou valétudinaire, était ignorant, timide, insupportable, et hors d'état de prêter aux affaires la moindre application.

Cependant l'Espagne souffrit beaucoup de la guerre. Elle perdit des places dans les Pays-Bas et en Catalogne. Chassée déjà antérieurement de l'Artois, du Roussillon, du Portugal, de la plus grande partie de la Flandre et de la Franche-Comté, elle craignit d'être réduite à de nouveaux sacrifices. Elle était si dépeuplée qu'elle comptait six à sept millions d'habitants ; on prétend qu'elle en avait compté vingt millions sous CharlesQuint. Son armée n'était plus que de vingt mille soldats, mal équipés, mal payés, dès lors incapables de soutenir leur vieille réputation. Les mêmes raisons condamnaient sa marine à l'impuissance. Ses vaisseaux, mal entretenus, manquant des fournitures les plus indispensables, ne tenaient la mer qu'avec peine et avaient besoin d'être appuyés par la flotte génoise. L'Espagne ne pouvait plus rien sans le secours des étrangers. Son crédit détruit était hors d'état de se rétablir, moins à cause des dépenses militaires que de l'absence de ressources offertes par le travail national. Il y avait longtemps que le gouvernement ne faisait rien pour ranimer l'activité éteinte du pays; l'agriculture, le commerce languissaient; le peuple était tombé dans la paresse et dans une misère profonde. La cour, livrée à des intrigues misérables, ne possédait plus un seul ministre de quelque valeur. On ne manquait pas de dire que l'Espagne se mourait, comme son roi.

Cette triste situation, que tous les Espagnols sensés étaient obligés de s'avouer malgré eux, nuisit beaucoup à la reine Marie-Anne, d'ailleurs peu aimée en raison de son caractère altier et vindicatif. On se lassa vite à Madrid des Allemands, dont les prétentions arrogantes devinrent aussi impopulaires que celles des Français avaient pu l'être.

Pendant ce temps, Charles II, sans enfants de son second mariage comme du premier, retomba dans son ancien état de langueur, et les inquiétudes recommencèrent.

Deux choses importaient à l'Espagne : que l'héritier de la couronne fût désigné d'avance, et que la monarchie, déjà si affaiblie, ne fût pas démembrée. Charles II adopta le prince

électoral de Bavière, et le déclara par testament son héritier.

Il est nécessaire d'énumérer ici les prétendants et de présenter le tableau de leur filiation. Philippe III avait eu deux filles, Anne d'Autriche, mariée à Louis XIII, et Marie-Anne, mariée à l'empereur Ferdinand III. Philippe IV avait également marié ses deux filles, l'une, Marie-Thérèse, à Louis XIV, l'autre, Marguerite-Thérèse, à l'empereur Léopold. Les princesses espagnoles mariées en France étaient les aînées, mais avaient renoncé à la succession. La question était de savoir si ces renonciations étaient valables. Louis XIV soutenait qu'elles ne l'étaient pas, au moins celle de Marie-Thérèse. Dans ce cas, les plus proches héritiers de la couronne d'Espagne étaient le Dauphin et ses trois enfants, les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry. Si, au contraire, la branche française était écartée, la succession passait à la ligne allemande. Léopold avait eu une seule fille de son mariage avec Marguerite-Thérèse. Cette fille, nommée Marie-Antoinette-Josèphe et mariée à l'électeur de Bavière, avait eu à son tour un fils; ce fut ce fils, encore enfant, que Charles II désigna pour son héritier.

Mais Léopold, quoique aïeul maternel du jeune prince de Bavière, élevait une autre prétention. Il avait imposé une renonciation à sa fille en la mariant; dès lors, il prétendait étre lui-même l'héritier le plus proche, du chef de sa mère Marie-Anne, fille de Philippe III, et il voulait transmettre son droit personnel aux fils nés de son second mariage avec Élisabeth, princesse de Neufbourg. Comme l'aîné de ces princes, Joseph, élu roi des Romains en 1690, devait lui succéder à l'Empire, il aspirait à faire roi d'Espagne le second, l'archiduc Charles, combinaison qui, sans confondre l'Empire et l'Espagne, devait perpétuer dans ces deux pays le gouvernement de deux branches de la maison d'Autriche et recommencer l'œuvre de Charles-Quint.

Le comte d'Harrach, envoyé de Léopold à Madrid, obtint de Charles II, avec l'aide de la reine, l'annulation du testament fait en faveur du prince de Bavière. Il voulut obtenir davantage, et insista pour que l'archiduc Charles fût déclaré héritier présomptif. Le malheureux roi, fatigué de ces insistances et croyant par moments se rattacher à la vie, annonça qu'il attendrait pour se désigner de nouveau un successeur, le jour où le viatique lui serait apporté. Il avait d'ailleurs à se plaindre de la cour de Vienne. Des troupes impériales étaient venues forti

HARCOURT A MADRID.

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fier l'armée qui défendait la Catalogne; l'Empereur voulait que l'Espagne les payát, et les Espagnols s'y refusaient, repoussant avec une extrême jalousie des offres de concours qu'ils trouvaient trop intéressées. La mésintelligence était allée trèsloin, lorsque le traité de Ryswick fut signé. Le cardinal PortoCarrero, archevêque de Tolède, proposa d'assembler les états de la monarchie pour leur soumettre le règlement de la succession. Mais le roi ou son entourage rejetèrent absolument ce conseil.

Si Louis XIV avait désiré le traité de Ryswick pour être libre de soutenir les prétentions des princes de France sur l'Espagne sans avoir l'Europe contre lui, Léopold avait dû naturellement désirer le contraire. L'intérêt de l'Empereur était de prolonger la coalition, afin de mieux imposer ses vues personnelles à l'Espagne son alliée, et de mieux les faire agréer au reste de l'Europe engagée avec lui. La continuation de la guerre eût été la ruine des prétentions françaises. Léopold ne signa donc le traité qu'à la dernière heure, quand l'abandon de la Hollande et de l'Angleterre l'y força, et le signant à regret, il ne se réconcilia pas avec la France; car cessant de l'avoir pour ennemie, il ne cessait pas de l'avoir pour rivale.

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II. — Louis XIV envoya le marquis d'Harcourt à Madrid, au mois de décembre 1697. Il lui donna pour instructions d'observer la cour de Charles II et de traverser les menées de l'Empereur. Il n'avait encore aucun plan arrêté; il voulait seulement s'opposer à ce que l'archiduc Charles recueillit toute la succession. Il pensait à un partage ou à un démembrement, et afin d'obtenir une part dans ce démembrement, il soutenait plus que jamais l'invalidité de la renonciation de Marie-Thé.rèse. Il prétendait toujours que cette renonciation était nulle de fait, et il ajoutait que, ne le fût-elle pas, les princes intéressés, ne l'ayant jamais acceptée, pouvaient en réclamer la rescision pour cause de lésion.

Harcourt s'aperçut vite du désordre qui régnait dans le gouvernement espagnol. Il crut facile de gagner quelques-uns des grands personnages avec de l'argent et d'effrayer la nation par une démonstration militaire du côté des Pyrénées; mais Louis XIV jugea l'emploi de ces moyens inutile ou prématuré. L'ambassadeur, réduit à s'insinuer auprès du roi et des ministres, éprouva de grandes résistances, n'obtint d'être présenté à

Charles II qu'après une attente de quatre mois, et fut tenu longtemps en suspicion. Enfin le cardinal Porto-Carrero, archevêque de Tolède, et le marquis de los Balbases, ancien plénipotentiaire au congrès de Nimègue, lui témoignèrent qu'ils étaient prêts à soutenir les prétentions françaises, mais à la condition que la France prendrait l'engagement formel d'empêcher le démembrement de la monarchie et de maintenir sous le gouvernement espagnol tous les États ou pays qui en dépendaient. Harcourt représenta combien un pareil engagement était grave; car l'Espagne étant hors d'état d'empêcher par ellemême ce démembrement que l'Europe exigerait, la France serait dès lors obligée d'épuiser ses ressources pour satisfaire un intérêt qui n'était pas le sien.

Louis XIV, frappé de cette considération et sachant qu'il n'obtiendrait rien directement de la cour de Madrid, pensa que le plus sûr et le plus sage était de négocier les bases d'un partage avec l'Angleterre et la Hollande; que ce serait un moyen de prouver à l'Europe ses dispositions pacifiques, et de peser ensuite sur les résolutions de l'Empereur et de l'Empire. En conséquence Pomponne, qu'il avait rappelé aux affaires étrangères, et Torcy, fils de Colbert de Croissy, investi d'une charge de secrétaire d'État depuis 1689, firent au mois de mars 1698 des ouvertures à lord Portland (Bentinck), ambassadeur d'Angleterre à Paris. Tallard fut envoyé à Londres pour s'entendre directement avec Guillaume III. Les Anglais demandèrent que la France fit des propositions, se déclarant prêts à les accepter si elles pouvaient contribuer à maintenir la paix générale. Louis XIV proposa que le Dauphin fût reconnu héritier, sauf à transmettre l'exercice de son droit à son second fils, le duc d'Anjou, attendu que l'aîné devait régner en France; on aurait détaché les Pays-Bas du reste de la monarchie espagnole pour les donner en pleine souveraineté à l'électeur de Bavière. Les Anglais déclinèrent cet arrangement, et prétendirent que la couronne d'Espagne fût donnée au prince de Bavière, en détachant les Indes pour le Dauphin ou son fils, et l'Italie pour l'archiduc Charles; encore voulaient-ils fortifier la barrière établie entre la France et les Pays-Bas espagnols, et stipuler pour les Hollandais et pour eux-mêmes des avantages de commerce, entre autres la possession de places de sûreté dans les Indes et sur la Méditerranée.

Les négociations, embarrassées par ces prétentions contra

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