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ses idées sur le gouvernement dans un mémoire adressé au duc de Chevreuse. Elles étaient assez pareilles à celles de ses amis, mais elles s'étendaient à plus d'objets, et bien qu'exposées sans beaucoup d'ordre, elles atteignaient déjà un degré supérieur de précision.

les

Fénelon était frappé de l'omnipotence acquise par les secrétaires d'Etat, et cédant à la jalousie qu'ils inspiraient aux grands seigneurs, il songeait à supprimer leurs emplois, pour remplacer par des conseils composés de hauts personnages. Il se proposait aussi de supprimer les intendants, qui avaient forcé les ressorts de la centralisation et abusé des pouvoirs remis dans leurs mains. On serait revenu à l'usage ancien d'envoyer de temps à autre des commissaires extraordinaires dans les provinces.

Il comptait rétablir les états généraux avec des convocations triennales obligatoires, et rendre au Parlement le droit de remontrance pour les édits bursaux, afin de soulager le peuple '.

Il désirait que l'Église fût moins dépendante du roi, et que les évêques pussent communiquer librement avec Rome, ce qui eût modifié profondément l'interprétation donnée par Louis XIV aux libertés gallicanes. « La protection du prince, disait Fénelon, doit appuyer, faciliter, et non géner ou assujettir. » Les affaires mixtes devaient être remises à un conseil d'évêques, avec lesquels le roi s'entendrait pour faire des déclarations et au besoin pour solliciter des bulles romaines dans les cas nécessaires, comme la destruction du jansénisme. Quoique l'archevêque de Cambray partageat beaucoup des idées politiques du clergé de son temps, il s'en écartait heureusement sur plus d'un point, et l'on peut juger par les conseils qu'il donnait au prétendant d'Angleterre combien ses vues étaient plus larges et plus véritablement libérales.

Pour relever la noblesse, Fénelon lui assurait les emplois militaires et les charges de magistrature, au moins à titre de préférence. Mais son premier vœu était de la tenir éloignée de la cour et de la corruption qui y régnait. Renvoyez, disait-il au duc de Bourgogne, vos courtisans passer quelque temps dans leurs terres pour raccommoder leurs affaires; apprenezleur à vivre avec frugalité; témoignez du mépris pour ceux qui

1 Directions pour la conscience d'un roi, édit. Villemain, t. IV, p. 181.

DEUILS DE VERSAILLES.

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se ruinent follement'. » « L'art de faire sa cour, ajoutait-il, gate les hommes de toutes les professions et étouffe le vrai

mérite. »

Les charges de l'État devaient étre allégées par la suppression de toutes les dépenses de luxe, par l'ajournement de celles qui n'étaient pas absolument nécessaires, comme celles des arts et des bâtiments, par la réduction de beaucoup d'autres, tels que les appointements de la plupart des offices. On devait méme ramener l'intérêt de la dette au denier trente. L'esprit étroit de ces mesures a été souvent critiqué; il l'eût été moins si l'on eût songé que la France était alors plongée dans une détresse financière dont il n'était permis de sortir que par des efforts puissants et de rigoureux sacrifices. Plût à Dieu que la régence n'eût pas suivi d'autres voies!

Fénelon ne se contentait pas de réduire les dépenses, il diminuait les impôts. Il proposait, comme Boisguillebert et Vauban, la suppression d'une partie des impôts indirects, et il comptait faire un pas vers le système de l'impôt unique assis plus équitablement, quoiqu'il conservat l'exemption du clergé qui s'imposait lui-même et celle de la noblesse qui servait l'État à ses frais. La vénalité des offices, poussée à l'absurde par l'abus des dernières créations, devait disparaitre à tout jamais. Fénelon se proposait enfin de développer la fortune publique et les ressources de la France en créant des bureaux de commerçants, des établissements de crédit, des manufactures, toutefois sans prohiber les produits étrangers; il jugeait la liberté du commerce avec l'Angleterre et la Hollande avantageuse à la France, qui devait exporter dans ces pays ses produits naturels, les blés, les vins, les huiles, les toiles, etc.

Tels étaient ces plans, trop peu arrêtés sur certains points pour être discutés à fond, mais conçus avec une certaine largeur et un vrai libéralisme, quand on les compare au gouvernement de Louis XIV. Ils répondaient aux idées, aux besoins du temps. Plus tard ils eussent été insuffisants; on peut même affirmer que Fénelon les eût modifiés en les appliquant. On n'en doit pas moins regretter qu'ils soient demeurés sans exé

cution.

Toutes ces espérances s'évanouirent en peu de jours. Le 12 février 1712 la duchesse de Bourgogne fut enlevée par une

1 Directions pour la conscience d'un roi, p. 183.

rougeole pourprée. Elle avait vingt-sept ans. Le duc, qui en avait vingt-neuf, fut atteint à son chevet de la même maladie et la suivit dans la tombe le 18. L'aîné de leurs fils, le duc de Bretagne, âgé de quatre ans, succomba le 8 mars; le plus jeune, le duc d'Anjou, fut le seul qu'on put arracher à la violence de l'épidémie. Un même convoi porta les trois corps

à Saint-Denis.

Le

Rien n'égala l'effroi causé par la rapidité de ces coups de foudre. Louis XIV fut tiré de son habituelle insensibilité. L'avenir s'assombrit. On s'épouvanta de la perspective qu'un enfant allait régner. Fénelon et ses amis furent atterrés. SaintSimon, voyant le duc de Beauvilliers revenir des funérailles du prince, lui dit : «Vous venez d'enterrer la France. » peuple, frappé comme d'une terreur superstitieuse, ne put croire que ces morts redoublées fussent des événements naturels, quoique le mal fût épidémique et eût enlevé, à Paris seulement, plus de cinq cents personnes en un mois. Des bruits odieux circulèrent, et l'effroi public, aidé par la malveillance, les accrédita.

On parla d'empoisonnements; le duc d'Orléans fut accusé d'en étre l'auteur. Ce prince avait de grandes qualités; il était brave, généreux; il avait l'esprit orné; il parlait facilement, cultivait les arts et rassemblait un musée précieux au Palais-Royal. Mais condamné par Louis XIV à l'inaction, il était tombé du désœuvrement dans la débauche ; il faisait profession d'athéisme et frondait la cour, devenue prude et dévote sous la férule de madame de Maintenon. Il y était donc mal vu; or, plus il y était mal vu, plus il semblait prendre à tâche d'en braver les haines ou les jalousies. Le roi l'appelait « un fanfaron de

crime. »

Il s'occupait de chimie, même de sciences occultes; on ne manqua pas de prétendre que les deuils de la famille royale étaient l'effet de poisons préparés dans son laboratoire. La cour était si pleine de rivalités, de calomnies, on s'y déchirait avec tant de passion et d'acharnement, que ces odieuses imputations furent répétées avec malignité. On en attribua l'origine au dục du Maine et à madame de Maintenon, sans qu'on puisse dire si ce n'est pas encore là une calomnie de leurs nombreux ennemis. Accrédités ainsi à la cour, ces bruits remuèrent tout Paris. Un cri universel s'éleva contre le prince. Quand il traversa la ville en conduisant le cortége funèbre, la foule l'en

CONGRÈS D'UTRECHT.

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toura, l'insulte et la menace à la bouche. Le service à peine achevé, il courut se présenter devant Louis XIV et lui demanda d'être envoyé à la Bastille ou mis en jugement. On fut obligé de publier une déclaration de Maréchal, chirurgien du roi, qui avait assisté à l'autopsie des corps et qui nia l'existence du poison; mais la calomnie, entretenue par les haines de cour et propagée par l'inquiétude générale, subsista longtemps. Une faute que le duc d'Orléans avait eu le malheur de commettre servit ses ennemis d'autant mieux que la malveillance l'exagéra. Chargé de défendre le trône de Philippe V, il avait cru en 1709, comme tout le monde, que ce trône ne pourrait étre sauvé. Ayant toujours maintenu les droits éventuels de la branche d'Orléans à la succession d'Espagne, et fait reconnaître ces droits par l'Espagne même, contrairement au testament de Charles II, il s'imagina que si l'Europe ne supportait pas la présence d'un héritier direct de Louis XIV à Madrid, elle y supporterait mieux l'établissement d'une branche collatérale des Bourbons. Il voulut sonder le terrain et s'engagea vaguement dans quelques démarches que la cour de Madrid avertie prit pour une conspiration. Philippe V et la reine en concurent contre lui un ressentiment profond et ne lui pardonnèrent pas. Les ennemis qu'il avait en France en tirèrent la conclusion que tout lui était bon, jusqu'au crime, pour s'assurer un trône. On ajoutait qu'il était entouré d'hommes pervers et corrompus, auxquels le règne d'un souverain honnéte et vertueux comme le duc de Bourgogne causait un effroi naturel, et qui désiraient exploiter la minorité d'un enfant pour étre les maîtres.

IX. Le congrès s'était ouvert dans l'hôtel de ville d'Utrecht le 29 janvier 1712. Les plénipotentiaires français et anglais commencèrent par s'y trouver seuls. Ceux de la France étaient le maréchal d'Huxelles, l'abbé de Polignac et Mesnager. Les représentants des autres souverains n'arrivèrent que successivement, avec des instructions qui contenaient une foule de réserves.

On lut d'abord les propositions françaises convenues avec la reine d'Angleterre. Elles portaient que les Pays-Bas seraient donnés à l'électeur de Bavière, que les Hollandais entretiendraient des garnisons dans les anciennes places de la Barrière, plus à Menin, Ypres, Furnes et le Furnembach, mais qu'Aire, Saint-Venant, Béthune, Bouchain, Douai et leurs

dépendances seraient rendues à la France; que Tournay et Lille, ou Lille tout au moins, lui seraient restitués, en dédommagement de la destruction du port de Dunkerque; que le duc de Savoie serait reconnu roi de Lombardie, moyennant la restitution d'Exiles et de Fénestrelle; que Louis XIV reconnaîtrait le titre de roi de Prusse pris par l'électeur de Brandebourg et celui d'électeur pris par le duc de Hanovre; qu'il rendrait à l'Empire Kehl et Brisach; qu'il démolirait les fortifications de Strasbourg et généralement toutes celles qui étaient élevées sur le Rhin, moyennant la restitution ou la cession de Landau; enfin que les électeurs de Cologne et de Bavière seraient rétablis dans leurs États. On admettait pourtant que l'Empereur exigeat de l'électeur de Bavière une abdication en faveur de son fils.

Ces propositions soulevèrent dans le congrès une tempête de récriminations. Chacune des puissances présenta ses réclamations particulières, et la liste en fut longue. Elles demandèrent aussi qu'on négociat par écrit, ce que les Français et les Anglais refusèrent, pour éviter des longueurs inutiles.

La mort du duc de Bourgogne et de son fils aîné amena une nouvelle difficulté. Les Anglais s'effrayèrent de voir qu'il n'y avait plus entre Philippe V et le trône de France que la fréle et douteuse existence d'un enfant; ils prétendirent que le roi d'Espagne fit une renonciation immédiate de tous ses droits. Ils représentèrent la vie du jeune duc d'Anjou comme une lampe prête à s'éteindre ', et la réunion des deux couronnes de France et d'Espagne comme une éventualité menaçante.

Louis XIV répondit que le droit de Philippe V à la couronne de France était un droit inaliénable, qu'il ne pouvait l'en priver et qu'il n'était pas maître de modifier les lois fondamentales de la monarchie. Là-dessus les whigs s'agitèrent; les ministres tories crurent la paix compromise, et craignirent d'étre mis en accusation.

Cependant Louis XIV comprenait que l'union de la France et de l'Espagne sous un même souverain ne serait jamais admise, ni par l'Europe, ni par la France, ni surtout par l'Espagne. Il cherchait un moyen de résoudre la difficulté et de laisser à Philippe V le choix éventuel entre les deux couronnes, lorsque les Anglais lui firent une proposition singulière. Phi

1 Mémoires de Torcy.

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