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dance entière le prouve, il ne devait inspirer de sympathie à personne. On reconnut son habileté comme diplomate, sa fermeté comme ministre, mais on ne lui pardonna pas une fortune à laquelle il s'était élevé par des intrigues domestiques, et que la grandeur morale ne soutint pas. L'homme parut d'autant plus bas qu'il était monté à de plus hautes dignités. Il faut le dire à la gloire de ce temps, si corrompu qu'il nous paraisse. L'opinion publique, avec ses passions, ses injustices, même ses défaillances, montrait aussi une sévérité qu'elle n'avait pas toujours eue. Le cardinal de Retz, qui incontestablement valait moins que Dubois, avait pu autrefois échapper à ses censures; Dubois ne put les éviter.

Le jour même de la mort de son ancien précepteur, le duc d'Orléans prit le titre de premier ministre. Ses conseillers l'engagèrent à se mettre au travail, à se rendre par là nécessaire au jeune roi, et à le former sous sa direction. Mais le duc était engourdi, abattu, menacé d'attaques et incapable d'occupations sérieuses. Il ne fit rien et laissa faire les secrétaires d'État. La seule mesure dont il prit l'initiative fut le rappel de Noailles et des favoris qu'il avait écartés. Il n'écouta pas les conseils qu'on lui donnait de changer son genre de vie. On prévoyait si bien sa mort prochaine, tout au moins sa retraite du ministère, que les intrigues étaient déjà nouées à Versailles pour escompter sa succession, lorsque le 2 décembre il fut frappé d'une apoplexie foudroyante dans l'appartement d'une de ses maitresses, la duchesse de Falari. Il avait quarante-neuf ans.

Malgré ses qualités, ses grandes manières, son esprit ouvert, généreux, Philippe d'Orléans ne laissa aucun regret. Sa paresse, sa légèreté, l'incohérence de sa vie, le cynisme de ses mœurs, le décousu de sa politique, avaient causé une fatigue générale. Dans les derniers temps il était devenu lourd et insouciant, et n'avait plus l'affabilité ni la grace de sa jeunesse. Il s'était aliéné la bourgeoisie par sa faveur pour le système, cause du bouleversement des fortunes, l'armée par son favoritisme, le clergé par son indifférence, la nation entière par son peu respect pour la morale publique. Louis XIV avait couvert ses fautes et celles de son gouvernement de cet orgueil superbe qui imposait l'admiration, et à défaut d'admiration le silence. Le régent étala les siennes; il finit méme par n'avoir plus la forcede s'inquiéter de l'opinion. L'opinion s'est vengée de lui. Sans parler des calomnies de toute nature dont elle l'accabla de son

de

MOUVEMENT DES ESPRITS.

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vivant, mort, elle a dénigré tout ce qu'il a fait, mal interprété ses actes, et refusé de lui rendre méme la justice qu'il méritait. La régence trouva la France accablée, ruinée, isolée du reste de l'Europe par une politique et des guerres désastreuses. Elle lui donna la paix; malheureusement cette paix fut sans gloire et sans éclat. Elle aida au rétablissement de l'ordre et du travail intérieur, mais elle marcha sans plan, sans but arrêté, se contredisant elle-même et fatiguant le pays de ses contradictions. Elle vécut au jour le jour, sans principes, ne fonda rien, crut beaucoup trop vite avoir apaisé les querelles religieuses, et ne parut pas s'apercevoir qu'il y eût une agitation des esprits tendant à créer en France une vie politique.

XXII. Or cette agitation existait. Elle était inséparable de la réaction qui avait eu lieu contre le règne de Louis XIV. On lisait beaucoup sous la régence. Ce fut le temps de la publication de Mémoires célèbres, tels que ceux de madame de Motteville et du cardinal de Retz, sur lesquels le public se jeta avec avidité. On traduisit les grands ouvrages des philosophes anglais, de Locke et de Newton. Le théatre fut plus recherché, plus fréquenté, et changea de caractère. Il s'était adressé autrefois à la cour, il s'adressa maintenant à la ville, en représenta les mœurs, flatta ses opinions, et prit peu à peu un rôle public. Ce ne fut plus la cour qui représenta la France: vieillie avec Louis XIV, annulée sous la régence, elle ne reprit jamais sous Louis XV son ancien éclat, ni surtout son ancienne autorité. Paris la remplaça, et l'opinion se forma peu à peu dans les salons, les théâtres et les cafés, innovation de la régence. Seulement il arriva que Paris, héritant de la cour, la copia d'abord par ses mauvais côtés; il lui prit sa licence, son incrédulité. II alla comme elle à l'Opéra et au bal masqué. Ensuite il fit descendre les arts aux besoins et aux goûts de la vie réelle, de même que la petite noblesse et même la bourgeoisie imitaient les mœurs, les allures, et adoptaient les préjugés des courtisans qu'elles détestaient.

La bourgeoisie, formée par l'Université, qui avait alors à sa tête les Rollin et les Coffin, acquérait une culture intellectuelle au moins égale à celle de la noblesse et des gens du monde, plus généralement formés dans les colléges des Jésuites. Les ouvrages scientifiques commençaient à se faire lire, grâce aux Fontenelle et aux Mairan. Les grands travaux d'érudition

commençaient à fournir une base aux discussions des historiens et des publicistes. Les finances et l'économie politique étaient l'objet d'écrits d'un genre presque nouveau. Mais rien ne révèle mieux les dispositions nouvelles de l'esprit public que le succès des Lettres persanes, qui parurent en 1721. Montesquieu, encore très-jeune, attaqua sous une forme légère les idées les mieux établies. Il admira la liberté de l'Angleterre, ce qui était déjà une mode, car le régent passait pour favorable aux mœurs anglaises. Il vit dans la liberté politique une des sources les plus fécondes de la force et de l'opulence d'une nation. Il combattit les gouvernements fondés uniquement sur la soumission et l'obéissance passives. Il ridiculisa le droit d'aînesse. Il se moqua de l'esprit d'intolérance, des formulaires, des querelles de religion. Il commença même contre le clergé et le catholicisme une guerre funeste, posant partout des questions, des doutes, et d'autant plus hardi qu'il ne résolvait rien. Son grand talent fut de comprendre son temps et le besoin que tout le monde éprouvait d'examiner ce qu'il devait penser et croire.

Le régent resta indifférent à ces mouvements de l'opinion. Il aimait pourtant les gens de lettres, et il les employa pour faire connaître ou pour défendre les actes de son gouvernement. Fontenelle, Vertot, Longepierre, Mairan, Lamothe, Destouches, Terrasson, Dubos, le servirent à des titres divers. On sentait déjà le besoin de plumes exercées pour agir sur l'esprit public.

On doit encore à la régence un règlement nouveau pour l'Académie des sciences, un autre pour l'Académie des inscriptions qui prit une nouvelle forme, et devint ce qu'elle est aujourd'hui, enfin une réorganisation de la Bibliothèque royale, dont les services furent étendus et à laquelle on attacha un corps de

savants.

LIVRE TRENTE-HUITIÈME.

LOUIS XV.

(PREMIÈRE PARTIE. 1723-1740).

I. Le jour même de la mort du régent, avant qu'elle fût ébruitée, l'évêque de Fréjus mena le duc de Bourbon chez le roi, et demanda pour lui le titre de premier ministre. Tout était préparé d'avance. La Vrillière, secrétaire d'État, rédigea le brevet séance tenante, et le duc préta serment. On connaissait l'habileté prudente de Fleury; on crut qu'il avait tenu à mieux assurer son propre pouvoir en le plaçant sous le nom et la garantie d'un prince du sang.

Le duc de Bourbon était grand et bien fait, mais il avait le visage dur, l'extérieur rude et presque repoussant, peu d'instruction, peu de capacité ni d'application aux affaires, le caractère opiniâtre et glorieux. Il était dominé par la passion de l'argent, et se laissait gouverner par une maîtresse qui en était encore plus affamée que lui. La marquise de Prie, fille d'un traitant enrichi, mariée à un ancien ambassadeur de France à Turin, passait à vingt-cinq ans pour une des femmes les plus belles et les plus spirituelles de la cour; mais avec de la grace, de l'élégance, une noblesse naturelle, elle était fausse, sans mœurs, livrée au plaisir, indifférente au scandale, sans bornes dans son avidité comme dans son ambition. S'étant emparée entièrement de l'esprit du duc, elle usa de son autorité sans ménagement. Elle accapara la distribution des grâces; elle s'entoura d'une cour; elle eut des favoris et des roués, comme le régent en avait eu.

Les autres princes de la maison de Condé, les comtes de Charolais et de Clermont, frères du duc de Bourbon, le prince de Conti, son cousin et son beau-frère, étaient jeunes, dissipés et inconsidérés. On accusait la cruauté du comte de Charolais, la légèreté du comte de Clermont, l'avidité et l'impiété du prince de Conti. Ce dernier venait d'avoir un procès scandaleux avec sa femme au vu et su de tout Paris. Les Mémoires, les journaux du temps racontent longuement les divertisse

ments de ces princes, leurs magnificences, leurs chasses, leurs fêtes, leurs folies et leurs orgies. Leurs cháteaux étaient devenus des lieux de scandales publics. « On en fut réduit, dit Duclos, à regretter l'hypocrisie de la vieille cour. » On regretta aussi le régent, dont les vices au moins avaient été mêlés de qualités, et qui n'avait jamais laissé une seule femme se mêler du gouvernement.

Les princes légitimés vivaient mieux. Le duc du Maine et la duchesse, revenue de son goût pour les aventures politiques, le comte de Toulouse, qui déclara son mariage avec la marquise de Gondrin, sœur du duc de Noailles, donnaient alors dans leurs belles résidences de Sceaux et de Rambouillet des exemples de politesse et de régularité. Mais ils se tenaient en dehors de la cour.

Un seul prince eût été capable de porter ombrage au duc de Bourbon, c'était le fils du régent, revêtu de la charge qu'on avait fait revivre pour lui de colonel général de l'infanterie. Le nouveau duc d'Orléans avait été sévèrement élevé par l'abbé Mongault, un des rares personnages restés intacts au milieu de l'atmosphère corrompue de la cour. C'était un prince honnête et droit, mais jeune : il n'avait que vingt ans, sans caractère, et passant tour à tour du libertinage à la dévotion. Il ne sut jamais prendre d'attitude décidée, ne joua point de rôle, et inspira des défiances qu'il ne justifia pas.

Le duc de Bourbon, devenu premier ministre, se forma un conseil secret auquel il appela Fleury, Villars et Morville, secrétaire des affaires étrangères. Villars, à soixante-douze ans, gardait l'autorité de son nom; il montrait son ancienne vanité affairée et une certaine liberté frondeuse; mais, affaibli par l'age, il y joignait la circonspection et les timidités, quelquefois puériles, d'un vieux courtisan. Fleury, estimé, était encore peu connu. Morville était un subalterne. Le duc de Bourbon parut avoir tout le gouvernement dans ses mains; or il passait pour incapable de traiter les affaires, tandis qu'on avait cru aux talents de Dubois, et que les Parisiens avaient fait au régent l'honneur de lui supposer une politique.

Le duc, pour sa bienvenue, commença par supprimer deux impôts que le régent avait établis après la mort de Dubois, le contrôle sur les actes des notaires, et le droit de joyeux avénement. Il créa sept nouveaux maréchaux, fit une promotion nombreuse de chevaliers de l'ordre, et s'efforça

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