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le reste de l'infanterie. Le duc de Savoie crut avoir suffisamment payé sa dette quand il se fut battu bravement à Chiari; il ne cessait de correspondre avec l'ennemi. Il s'empressa de saisir le prétexte du mauvais temps pour prendre ses quartiers d'hiver avant la saison, et par sa retraite il condamna l'armée française à l'impuissance.

Villeroy dut se replier pour hiverner entre l'Oglio et le Pô, en laissant les duchés de Parme et de Plaisance ouverts aux Impériaux, ainsi que celui de Modène. Eugène occupait déjà le duché de Mantoue, moins Mantoue et Goïto. Des pluies torrentielles l'empêchèrent de former le siége de la première de ces deux villes; mais il n'en avait pas moins tout le succès de la campagne et une position admirable pour rentrer en lice la campagne suivante.

Louis XIV, battu en Italie et menacé au nord par la grande alliance, comprit alors que le succès final serait à un très-haut prix; que la France supporterait tout le fardeau de la lutte contre l'Europe, et que le concours de l'Espagne serait beaucoup plus propre à l'embarrasser qu'à la servir.

Philippe V était jeune, sans expérience, peu appliqué et incapable de se diriger seul. Il se trouvait dans une sorte de captivité à Madrid, au milieu d'une cour très-vaine, très-entichée de ses vieux usages, et d'autant moins disposée à les changer que les Français lui inspiraient une excessive défiance. Le gouvernement était aux mains d'hommes plus que médiocres, qu'on n'osait écarter parce qu'ils étaient Espagnols et qu'ils avaient contribué à dicter le testament de Charles II. Il fallait que l'ambassadeur français d'Harcourt et Marsin, chargé de l'assister, dissimulassent avec soin la part qu'ils prenaient aux affaires. Les finances étaient dans un état déplorable, parce que les gouverneurs des provinces et les vice-rois des colonies n'avaient jamais eu d'autre pensée que de s'enrichir aux dépens du public. Cette circonstance avait obligé d'envoyer à Madrid, pour y établir un ordre absolument nécessaire, un Français, Orry, estimé l'un des plus habiles commis de finances de Chamillard. Orry éprouva d'incroyables résistances, et eut mille peines à ménager l'esprit irritable du pays. On craignit aussi que la nouvelle reine, Louise-Gabrielle de Savoie, jeune et inconsidérée, ne fût entourée d'intrigues espagnoles. On désigna pour la diriger et lui servir de camerera mayor, la princesse des Ursins, femme de tête, agée de plus de cinquante

PLANS ET PRÉPARATIFS DE LOUIS XIV.

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ans, qui avait tenu plus de vingt ans maison ouverte à Rome, et qui était liée avec madame de Maintenon.

Louis XIV et madame de Maintenon traitaient donc le roi et la reine d'Espagne en enfants, et c'était raison; ils ne traitaient guère autrement, malgré les ménagements extérieurs, le gouvernement espagnol, qui le méritait tout autant. Jamais, on doit le reconnaître, Louis XIV ne montra plus de sens, plus de jugement, plus d'habileté et d'intelligence des moindres détails administratifs que n'en révèle sa correspondance avec les agents français accrédités à la cour de son petit-fils'.

Après l'expérience de la première campagne d'Italie, il écrivit à Marsin que l'Espagne ne pourrait jamais défendre l'intégrité de son territoire; que la France s'épuiserait dans ce but sans y réussir; que la cour de Madrid serait donc forcée de se résigner à un sacrifice pour acheter la paix. Marsin se hâta de répondre qu'il fallait se garder d'une pareille déclaration, qu'elle mettrait l'Espagne en feu et y soulèverait tous les esprits contre les Français. Cette considération parut assez forte pour attendre un temps plus favorable; mais Louis XIV ne renonça pas à une idée dès lors très-arrétée. En 1702, Torcy calculait que si la France défendait tout le territoire espagnol, elle serait en droit de demander à la cour de Madrid une indemnité pour les frais de guerre, et que faute d'argent cette indemnité pourrait être les Pays-Bas. C'était là au fond la pensée secrète du gouvernement français, pas si secrète cependant que l'Autriche ne la soupçonnåt.

Dans le Nord, quoiqu'on s'observat attentivement et de près, tout se passa en préparatifs. Le parlement anglais avait voté la levée de trente mille matelots et de deux millions sept cent mille livres sterling. Il vota encore la mise sur pied de quarante-cinq mille hommes de troupes de terre. Les Hollandais en promirent quatre-vingt-dix-mille, et prirent partout des régiments étrangers à leur solde. Guillaume massa peu à peu ces troupes en trois camps disposés sur la frontière du Brabant. Louis de Bade et les Allemands établirent des lignes et des ouvrages de fortification sur la rive droite du Rhin, depuis Philipsbourg jusqu'à Haguenau, de manière à être également prêts pour l'offensive et la défensive.

Louis XIV de son côté massa des troupes vis-à-vis des Anglo

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Hollandais et vis-à-vis des Allemands, dans les Pays-Bas espagnols et en Alsace. L'administration des Pays-Bas espagnols était tombée dans un désordre complet. Il envoya Boufflers à Bruxelles pour la réorganiser et y introduire, si la chose était possible, cette précision mécanique dont l'administration française offrait déjà le modèle. Boufflers régularisa les levées de troupes et la perception de l'impôt. Comme la frontière se trouvait à peu près ouverte du côté de la Hollande, les Français établirent une ligne forte de cinquante lieues, entre l'Escaut et la Meuse, d'Anvers à Huy, à peu près pareille à celle qu'on avait établie en 1695, de Dunkerque à Namur. Boufflers mit des garnisons dans les places de la Gueldre, de l'évêché de Liége, de l'électorat de Cologne, et créa des magasins. Mais quoique plusieurs des agents français en Allemagne engageassent le roi à prévenir l'ennemi', personne ne prit l'offensive. Louis XIV aima mieux attendre et persister dans son rôle de modération affectée.

On gagna ainsi le printemps de 1702 avant d'engager une guerre qui devait être bien plus considérable qu'aucune des précédentes. On n'avait jamais vu tant de forces sur pied. On fit en France des levées extraordinaires, et l'on créa d'un seul coup, au mois de janvier 1702, cent nouveaux régiments, cent colonels et sept mille officiers. Comme les différents peuples mettaient à profit leur expérience militaire, les armées étaient mieux organisées que par le passé. C'était un spectacle imposant, qui inspirait partout une émotion légitime; on se flattait seulement que l'immensité des efforts contribuerait à abréger le temps de la lutte.

La grande alliance employa l'hiver à recueillir de nouvelles adhésions. Churchill fut un de ses principaux diplomates dans les cours d'Allemagne. Elle était assurée déjà du Danemark et de la Suède. Elle eut au mois de décembre l'adhésion du roi de Prusse Frédéric I". Elle obtint ensuite des cercles de Souabe, de Franconie, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, la promesse d'un contingent de quinze mille hommes et celle d'un autre contingent de trente-quatre mille hommes fournis par un certain nombre de princes de l'Empire.

Cependant Guillaume III, l'âme de la ligue, dépérissait. Un

1 Par exemple d'Herville, envoyé français à Mayence. Mémoires militaires relatifs à la succession d'Espagne, t. Ier.

2 Boutaric, Histoire des institutions militaires.

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travail excessif et une constante tension d'esprit avaient usé sa fréle organisation. Il avait à peine cinquante-deux ans et il sentait ses forces trahir son courage. On le voyait de plus en plus sombre, sévère, silencieux. Une chute de cheval à Kensington lui causa un ébranlement nerveux auquel il succomba, le 19 mars 1702. Le prince en lui avait fait disparaître l'homme ; il ne cessa, sur le lit même où il agonisait, de s'occuper du succès de la coalition. Or l'œuvre était alors trop bien cimentée pour que sa mort pût la détruire.

Il laissa peu de regrets personnels en Angleterre, ni même en Hollande, car son génie avait excité partout plus d'admiration que de sympathie. La grandeur de sa perte n'en fut pas moins ressentie par toute l'Europe, et la France, où il avait été l'objet de tant de haines populaires, comprit qu'elle devait étre juste

envers sa mémoire.

Anne Stuart, sa belle-sœur, lui succéda, et n'eut qu'à marcher dans une voie toute tracée. Le chef réel du gouvernement fut Churchill, que Guillaume avait nommé plénipotentiaire à la Haye, et qu'Anne créa duc de Marlborough. En Hollande on ne renomma pas de stathouder, mais l'autorité resta aux mains du grand pensionnaire Heinsius, associé depuis longtemps à la politique de Guillaume et capable de la continuer avec la même fermeté et la même sagacité. Louis XIV fit remettre aux États, par un secrétaire que d'Avaux avait laissé à la Haye, une note qui rejetait la responsabilité de la guerre sur l'ambition de Guillaume. La réponse d'Heinsius fut énergique et fière. Les États généraux annoncèrent qu'ils persisteraient à tenir les engagements pris envers l'Europe.

L'Angleterre et la Hollande firent chacune leur déclaration de guerre au mois de mai.

VI. Les hostilités avaient déjà recommencé en Italie. Le prince Eugène forma le projet audacieux de surprendre le quartier général de Villeroy à Crémone, où cinq mille hommes de troupes étaient hivernés. Grâce à des intelligences, il trouva moyen d'y introduire quelques soldats déguisés par un aqueduc souterrain abandonné. Ces soldats, ayant pénétré dans la place, ouvrirent pendant la nuit une ancienne porte qu'on avait murée; le prince entra à son tour avec une division, et au point du jour, le 2 février, Crémone se réveilla envahie par les Impériaux. La garnison eût été enlevée, si un colonel, d'Entraigues, devant

passer en revue de grand matin sur une des places le régiment des vaisseaux, n'eût reconnu l'ennemi et donné le signal de courir sur lui. Villeroy, étant sorti de son quartier lui troisième, fut pris par les Impériaux. Une bataille acharnée s'engagea dans les rues, qui furent remplies de morts; elle dura jusqu'à cinq heures du soir. Eugène attendait le gros de son armée, que le prince de Commercy lui amenait en s'avançant de l'autre côté du Pô. Or Commercy fut en retard et n'arriva qu'à deux heures de l'après-midi. Un officier français, Praslin, eut le temps de couper le pont. Eugène aperçut du haut du clocher que sa communication était interceptée; il se hata de rallier ses soldats et se retira en emmenant le maréchal prisonnier. S'il fût resté maître de Crémone, les Français n'eussent pu tenir en Italie. L'armée surprise se sauva, mais elle se sauva toute seule, et la perte de Villeroy, général médiocre et malheureux, fut si peu comptée comme un revers que les soldats en firent des chansons.

Il fallut lui donner un successeur, Catinat étant déjà rentré en France. Celui que Louis XIV désigna fut Vendôme, le petitfils de Henri IV et le vainqueur de Barcelone.

Vendôme eut au milieu de ses contemporains un caractère à part. Il était négligé dans sa personne, grossier dans ses manières, étranger à toute contrainte, et n'avait de fierté et d'étiquette que dans ses rapports avec les princes. Il portait jusque dans les camps ses habitudes de paresse, de débauche et même d'insouciance; il négligeait l'organisation matérielle des troupes et les détails de l'administration militaire; il croyait tout possible et consultait peu. Mais avec ces défauts, il avait de la hardiesse, de la vivacité dans les conceptions, et dans l'action un coup d'œil juste et rapide. Il avait aussi, comme Eugène, la qualité alors rare et d'autant plus précieuse, d'aimer le soldat et d'en étre aimé. Le prince de Ligne l'appelait le bon Vendôme. Soldat lui-même, car ses vices étaient ceux des camps, il entraînait les troupes mieux qu'aucun autre. Avec une armée médiocre et des officiers ignorants, il eût été un général dangereux; avec l'armée qui s'était sauvée toute seule à Crémone, il obtint de glorieux et de solides succès.

« Il étoit, dit Saint-Simon, l'un de ses plus grands ennemis, d'une taille ordinaire pour sa hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte, un visage fort noble et l'air haut, de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole, beaucoup

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