FLEURY ET LES GENS DE LETTRES. 327 et à combattre ses nombreux ennemis, dont il ne supportait pas les critiques. Son élément était la polémique, et son arme la plus puissante le ridicule, dont il se servait indistinctement pour toutes les causes. Le rôle qu'il prit, quand il voulut devenir une puissance, fut celui d'adversaire de l'Église. Il lui fit la guerre la plus active, en prétextant une guerre déclarée au fanatisme, moyen d'obtenir la complicité d'une société poussée vers le doute par la persistance et l'opiniâtreté des luttes de religion. Ce fut là le seul point sur lequel il ne changea pas, abstraction faite des déguisements de paroles et de certaines palinodies forcées ou calculées. Il devint peu à peu un grand personnage, et on l'appela le roi de l'opinion: royauté toutefois fort combattue, et qui, vue à distance, nous fait une illusion trop facile. Voltaire fut toujours peu aimé et peu estimé. On était choqué de son manque de sens moral; on lui reprochait de tuer le respect, et on le regardait comme un homme de scandale '. La cour le toléra quelquefois, elle ne le goûta jamais. Ses ennemis se firent un jeu de piquer sa vanité pour exciter ses colères. Le Parlement donna l'ordre de brûler les Lettres philosophiques. Voltaire dut chercher un asile hors de la frontière, à Cirey, en Lorraine. Il rentra plusieurs fois en France et reparut même à la cour, mais il n'y revint jamais que pour en sortir presque aussitôt. Fleury eut le tort de négliger les écrivains et de ne pas se douter de leur influence. Il était vieux, peu occupé de l'avenir. Il se fiait aux lois de presse qui étaient rigoureuses et dont il ne voyait pas l'inefficacité. Il se bornait donc à surveiller les attaques contre le gouvernement; il interdisait souvent de parler de certains sujets dans les cafés, où les conversations politiques commençaient à s'introduire. Il ne chercha pas, comme avait fait le régent, à s'attacher des écrivains connus dont le nom fit autorité; il ne tint aucun compte de l'opinion; il gouverna par le silence et le secret. Et cependant la presse, puisqu'il faut l'appeler par son nom, acquérait une influence croissante, par la raison que la paix, le système de Law, la supériorité de notre société et de notre théâtre, attiraient à Paris un nombre croissant d'étrangers; que notre littérature rayonnait partout; que Paris devenait pour l'Europe entière la capitale des lettres 1 Voir le journal de police imprimé à la suite de celui de Barbier, année et des arts. Fleury ne s'aperçut pas que le public, tiraillé dans tous les sens, frondeur, inquiet, curieux, hors d'état d'avoir une opinion et sentant le besoin de s'en former une, se jetait avec avidité sur tous les écrits, avoués ou non, pseudonymes ou signés, qui pouvaient l'intéresser ou lui plaire. Ce qui nous choque le plus chez Voltaire a souvent contribué à son succès'. XIV. Fleury, sentant le poids de l'age, devenait lent, craintif et exigeant. Il avait peu à peu fait le vide autour de lui, pour s'abandonner aux conseils de son confident l'abbé Couturier, et de son valet de chambre Barjac. Il montrait la susceptibilité naturelle à son grand âge, et prenait, dit méchamment d'Argenson, un chagrin horrible de tous les maux qui menaçaient l'État après sa mort. Cependant il restait le maître partout. A la cour, ses ennemis se bornaient à dire du mal de lui. Le Parlement << n'avoit plus de droits qu'autant que le ministère vouloit bien le souffrir». Les jansénistes se taisaient. La Sorbonne ne résistait plus; on finit par obtenir de l'Université une adhésion à la bulle Unigenitus. Le gouvernement de Fleury eut le mérite d'être économe et régulier. L'effectif des troupes fut réduit à cent mille hommes de pied et vingt mille chevaux. Orry, contrôleur général depuis 1730, était un habile administrateur, bien qu'on l'accusat de pousser l'inflexibilité et la rigueur jusqu'à la dureté. Le commerce et les affaires se relevaient. Le nombre des vaisseaux qui se rendaient en Amérique avait doublé depuis la régence'. Fleury avait provoqué, en 1727, l'institution d'assemblées annuelles de commerce dans les grandes villes manufacturières. Il avait rétabli, en 1730, le conseil de commerce, en le déclarant conseil royal et en statuant qu'il s'assemblerait tous les quinze jours en présence du roi. Il avait entrepris beaucoup de travaux publics, de routes, de canaux, d'assainissements. La police était vigilante, et l'on faisait des lois moins sévères que sous les ministères précédents, parce qu'elles étaient mieux 1 Rien ne donne mieux l'idée du public de ce temps que le Journal de Barbier. Barbier est curieux, recueille les faits, répète les bruits et souvent les calomnies; il a du goût pour le scandale. Il critique et admire tour à tour les mêmes hommes et les mêmes choses; il mèle des réflexions très-justes à d'autres qui n'ont aucun sens. Il s'intéresse à tout et parle de tout à la légère. 2 Journal de Barbier. 3 Melon, Essai sur le commerce. VIEILLESSE DE FLEURY. 329 exécutées. Enfin Fleury, fidèle à la tradition de ses prédécesseurs qui avaient tous fait quelque chose pour le progrès des sciences, ordonnait de rechercher des manuscrits en Orient, établissait un collége à Constantinople, et envoyait aux frais du gouvernement deux commissions savantes mesurer un arc du méridien au pôle et sous l'équateur. La France jouit d'autant mieux de ce gouvernement pacifique que les souffrances éprouvées pendant les longues guerres de Louis XIV le rendaient plus précieux. Les éloges et les flatteries de Voltaire ont peu de valeur; mais les Mémoires de Noailles louent Fleury d'avoir préféré l'essentiel au spécieux et regardé la tranquillité publique comme le fondement du bonheur. Lady Montague, voyageant en France, constatait, en 1739, l'heureux changement qui la frappait après une absence de plusieurs années, surtout l'air de contentement et de bien-être des paysans. Au dehors, l'acquisition de la Lorraine était un succès positif et avait réparé bien des faiblesses. Fleury trouva dans plusieurs circonstances le moyen de faire accepter sa médiation aux étrangers. En 1736, il avait concilié, d'accord avec les Anglais, une querelle née pour de futiles motifs entre l'Espagne et le Portugal. Il en concilia seul une autre qui s'éleva entre plusieurs Etats allemands au sujet des duchés de Berg et de Juliers. Il fut médiateur, en 1739, entre la Turquie et l'Autriche. Le comte de Villeneuve, ambassadeur français à Constantinople, obtint pour la cour de Vienne des conditions meilleures qu'une guerre peu heureuse ne les faisait espérer, et renouvela d'une manière avantageuse nos anciennes capitulations avec la Porte. Fleury envoya encore des troupes françaises dans la Corse révoltée contre les Génois et livrée aux entreprises des aventuriers. L'ile fut occupée trois ans, de 1738 à 1741. « La France était l'arbitre de l'Europe; » c'est Frédéric II qui le dit et le reconnaît '. Louis XV trouvait commode de laisser le gouvernement au cardinal. Il avait du jugement et quelques-unes de ces qualités banales qu'on vante toujours chez les rois; mais il demeurait indolent, il ne prenait de goût à rien, il craignait le travail, il vivait dans le désœuvrement et l'ennui. Vainement Villars l'avait-il exhorté à se mettre à la tête d'une armée. Quand il 1 Histoire de mon temps. Introduction. paraissait au conseil, il s'y montrait préoccupé et secret. Chacun se demandait s'il parviendrait à sortir de cette apathie; les hommes les plus portés à se faire illusion sur son compte en désespéraient souvent'. On accusait Fleury d'avoir favorisé cette paresse d'esprit: Le roi ne se mêla des affaires un peu sérieusement qu'en 1739. Il ne cherchait même pas à remplir les devoirs extérieurs de la royauté, il les évitait plutôt. Il n'aimait pas à représenter. Aussi les Parisiens, qui le voyaient à peine, ne surent-ils longtemps que penser de lui. Pendant plusieurs années, il vécut régulièrement avec la reine, qui lui donna deux fils et huit filles. Mais elle était plus âgée que lui, d'un esprit sans portée et tout occupée de pratiques dévotes. Il finit par céder aux exemples de corruption qui l'entouraient. Il prit madame de Mailly pour maîtresse; il eut des soupers comme le régent, en bannit l'étiquette peu à peu et s'habitua à s'enivrer de champagne. Le cardinal essaya de faibles représentations, qui ne furent pas écoutées. Madame de Mailly eut au moins le mérite d'être sans ambition, de dépenser peu et de ne pas chercher à troubler la cour. Louis XV commença par dissimuler sa liaison avec elle, mais il renonça peu à peu à une contrainte gênante, et en 1737 il la déclara maitresse en titre. Bientôt il lui donna des rivales, entre autres sa sœur, mademoiselle de Nesle, plus intrigante et plus ambitieuse, qu'il maria à un comte de Vintimille. Comme c'était la mode d'avoir des petites maisons pour se débarrasser tout à fait de l'étiquette et se livrer plus facilement au plaisir, il acheta, en 1739, le château de Choisy, où il fit de folles dépenses. Il dépensa encore énormément à Compiègne et à Fontainebleau, et ne songea plus qu'à chercher de vulgaires distractions pour combattre l'ennui qui l'accablait. En 1739, il y eut une disette affreuse, qui d'ailleurs s'étendit à une grande partie de l'Europe. Les blés furent chers, et la cherté s'aggrava encore l'année suivante. Versailles retentit des cris de souffrance des provinces. On s'efforça d'attirer des blés étrangers. On maintint le bas prix du pain à Paris; la ville paya la différence. Le peuple n'en murmura pas moins, et les bruits ordinaires d'accaparement s'accréditèrent. Le déchaînement fut général contre la prétendue imprévoyance d'Orry, et contre les dépenses que le roi faisait dans ses châteaux. Un jour 1 Journal de d'Argenson, passim. COLONIES FRANCAISES D'AMÉRIQUE. 331 que Louis XV traversait un faubourg pour se rendre à Choisy, il entendit crier à ses oreilles : « Misère, famine, du pain! » XV. La colonisation française prit un assez grand essor dans la première moitié du règne de Louis XV. Jusque-là on n'avait fait que des essais lents et coûteux ; on avait marché à peu près à l'aveugle; les différentes Compagnies créées par le gouvernement, grandes ou petites, avaient éprouvé plus ou moins les mêmes déceptions. La Compagnie des Indes, organisée par Law sur une échelle infiniment plus étendue, et réorganisée après lui, c'est-à-dire débarrassée de toutes les entreprises parasites qu'on y avait jointes, sauf la ferme du tabac, eut au contraire un sérieux succès. La preuve en est dans ce fait, attesté par Melon, l'ancien secrétaire de Law, que ses retours annuels, estimés à deux millions avant le renouvellement de l'ancienne charte, s'élevèrent à dix-huit millions en 1734. On était revenu alors d'un premier engouement, et les Compagnies n'inspiraient plus les mêmes illusions; mais on les jugeait nécessaires, en raison de la grande quantité de capitaux que le commerce colonial exigeait, et du nombre des vaisseaux, des ports, des forteresses qu'il fallait posséder pour lutter contre la jalousie des peuples étrangers. Melon, l'un des hommes les plus compétents sur ces matières, a parfaitement développé ces idées dans son Essai sur le commerce. On avait cessé également de considérer le commerce de certains pays comme un monopole à conquérir, pour lequel il fallait écraser des rivaux. On était moins exclusif, on croyait toujours que les métropoles devaient se réserver le marché et la direction de leurs colonies; mais on en était à peu près venu à comprendre que le monde colonial était assez vaste, que les sources d'activité qu'il offrait à l'industrie humaine étaient assez fécondes et assez variées pour que chaque nation pût y chercher le développement de sa richesse et de sa puissance propres. Or, là comme partout, la condition essentielle du succès était la sécurité et la paix. Nous avions en Amérique trois colonies principales, les Antilles, la Louisiane et le Canada. Nos établissements des Antilles étaient à la Martinique, à la Guadeloupe et dans une partie de Saint-Domingue. C'était ce qu'on appelait les îles à sucre. La production du sucre s'y accrut d'une manière rapide après le décret de 1717, qui supprima |