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qui mangent du pain à leur aise et couchent autrement que sur la paille.

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Les causes de la dépopulation et de la misère étaient la guerre, les levées de milices, les enrôlements forcés, les logements et les passages continuels des troupes dans certaines provinces, les impôts augmentés, les vexations inséparables de la perception devenue de plus en plus difficile, la destruction des ressources locales, les variations extrêmes du prix des grains, tantôt avili par l'interruption du commerce, tantôt élevé dans des proportions énormes par les mauvaises récoltes; enfin la diminution de la culture.

Car outre que les bras manquaient, les paysans étaient souvent réduits à vendre leurs bestiaux pour payer les taxes. Il fallut des arrêts du conseil pour ordonner d'ensemencer les terres. Les propriétaires perdaient depuis plusieurs années une partie de leurs revenus, en sorte que la noblesse était appauvrie comme le reste de la nation.

Partout le commerce était arrêté et le nombre des marchands avait diminué. Les routes cessaient d'être entretenues; dans beaucoup de cantons les chemins étaient défoncés, rompus, les ponts en ruine. Les industries locales avaient disparu ou se soutenaient à peine. L'interruption des relations avec l'Angleterre et la Hollande avait détruit la fabrication des toiles dans la Normandie, la Bretagne et le Maine. Des manufactures créées par Colbert il ne restait rien. Les pêcheries et la marine marchande étaient abandonnées.

Mais c'était dans les pays de frontières que les souffrances étaient les plus fortes, en raison du surcroît des charges et des réquisitions militaires. Dans l'Alsace on ne trouvait aucuns moyens d'arrêter l'émigration.

Le Languedoc seul, sans échapper à la ruine générale, la supportait mieux; du moins les plaintes de l'intendant Bȧville n'ont-elles pas le même caractère, et il y a lieu de s'en étonner, puisque nulle province n'avait eu autant à souffrir de la révocation. Cela tiendrait-il à ce que les assemblées d'états y avaient conservé plus d'importance et de puissance qu'ailleurs?

Ces tristes résultats, que les intendants ont constatés, frappaient les yeux depuis longtemps. Les étrangers les connaissaient et avaient su s'en prévaloir. Des esprits pénétrants comme Boisguillebert, lieutenant général au bailliage de Rouen, s'efforçaient d'y chercher des remèdes. Vauban, rendu au repos

MÉMOIRES DES INTENDANTS. BOISGUILLEBERT.

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par le traité de Ryswick, consacra ses oisivetés à recueillir des renseignements et à combiner des réformes. On prétend que Racine, ému des maux qu'il voyait, lut à madame de Maintenon un mémoire qu'elle présenta timidement au roi.

Boisguillebert, l'auteur du Détail de la France, livre écrit en 1697, analysa l'un des premiers avec beaucoup de sagacité les principes de la science de la richesse. Il démontra que l'intérêt du gouvernement était d'augmenter la consommation au lieu de la restreindre; il représenta l'abus des affaires extraordinaires et le mal causé par les traitants, qu'il appela les entrepreneurs de la ruine du roi et de ses peuples. Ses conclusions furent de diminuer là multiplicité des impôts, de réduire ou de supprimer ceux qui gênaient le progrès des consommations, attendu qu'il y avait solidarité dans l'aisance ou le malaise des différentes classes de la nation; d'élever le chiffre de la taille pour parer au déficit, et surtout d'y assujettir toutes les classes, sans aucune espèce d'exception ou de privilége'. Cette idée de supprimer le privilége n'était pas absolument neuve; on l'avait supprimé déjà pour la capitation. Le système de Boisguillebert reposait donc sur quelques idées justes qui séduisirent Vauban. Mais il était trop radical, contraire à trop d'intérêts et de faits anciens; il présentait surtout dans le détail trop de difficultés d'application et même trop de points contestables pour être adopté sans réserves et mis en vigueur immédiatement. Enfin il avait l'énorme défaut d'être la plus amère critique de tout ce qu'on avait fait jusque-là, et de pousser la critique jusqu'à la dernière injustice.

Pontchartrain, habitué à chercher des expédients et ne pouvant guère en réalité faire autre chose, se mit encore en quête d'en trouver de nouveaux, pour alléger au plus vite une situation trop chargée. D'ailleurs Louis XIV s'imaginait qu'on lui présentait des rapports exagérés ; il était habitué à compter sur les ressources du pays; il croyait facile de les rétablir. Il voulait que la France se reposat quelque temps, mais pour rentrer en lice, si l'affaire de la succession d'Espagne l'exigeait, et il prétendait ne rien retrancher de sa magnificence habituelle ni de ses parades militaires. Il tint à Compiègne, en 1698, un camp qui égala ou surpassa en magnificence tout ce qui

1 Boisguillebert se fondait sur ce que le privilége n'existait ni en Angleterre ni en Hollande. Rohan avait déjà constaté que la noblesse anglaise payait l'impôt territorial.

s'était vu, un camp de Darius, suivant l'expression de Duclos. Jamais les troupes n'avaient paru si belles ni si richement équipées; les officiers firent assaut d'un luxe insensé. Le roi assista aux revues, accompagné de madame de Maintenon, qui le suivait dans une chaise dorée', et de la petite duchesse de Bourgogne. On voulait donner le change aux étrangers, qui avaient envoyé en députation leurs meilleurs généraux et leurs officiers les plus brillants.

Dans ces conditions, Pontchartrain se contenta de réduire les dépenses de cent cinquante-huit millions, chiffre de 1697, à cent vingt-deux, chiffre de 1698; sur ce dernier chiffre, quarante-neuf millions représentaient l'intérêt de la dette. Il supprima la capitation comme on l'avait promis. Il suivit l'exemple donné par Colbert après Nimègue, de rembourser les emprunts contractés à un taux onéreux pendant la guerre par d'autres emprunts contractés à un taux plus avantageux après la paix. Enfin il saisit habilement l'occasion qui se présenta pour lui (le 2 septembre 1699) de remplir le poste de chancelier, vacant par la mort du vieux et inutile Boucherat, et il fut heureux de céder le contrôle général à Chamillard, alors intendant de finance.

Chamillard était probe et consciencieux, mais devant sa fortune au talent qu'il avait eu de plaire au roi et plus encore à madame de Maintenon, il fut un ministre courtisan dans toute la force du terme. Il vécut d'affaires extraordinaires. Il essaya seulement de relever l'industrie en remaniant les tarifs, en créant ou rétablissant quelques manufactures, et le commerce extérieur en instituant un conseil de commerce composé de conseillers d'État, de maîtres des requêtes, et de douze négociants des grandes villes.

Pour achever ce tableau de la France après Ryswick, il faut ajouter que rien n'était changé à la situation des réformés. On continuait de leur imposer une certaine pratique du culte catholique, sans obtenir d'eux autre chose qu'une adhésion mensongère. Les grandes missions entreprises par les Fénelon, les Fléchier, les Bourdaloue, avaient eu peu d'effet. Les ministres réfugiés en Hollande, comme Jurieu, excitaient continuellement leurs coreligionnaires à se soulever. Baville avait cru devoir sillonner les Cévennes de routes stratégiques, ce qui prévint les soulèvements pour un temps. Mais les calvinistes de toutes les provinces ne cessèrent d'entretenir des correspon

LOUIS XIV APRÈS RYSWICK.

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dances avec l'étranger, et de faire passer des fonds à Londres ou en Hollande '.

XVII. L'impression produite par la guerre, la misère et les désordres financiers était déplorable. La cour, isolée du pays, gardait le silence. Le roi se montrait plus susceptible que jamais; madame de Maintenon l'était pour lui et comme lui. Elle tenait les princes, les grands et la France entière à dis

tance.

Louis XIV conservait à soixante ans une extrême vigueur de corps et d'esprit. Il avait déployé, pour résister à l'Europe coalisée, des qualités plus solides peut-être que du temps où il réussissait à la surprendre et à l'étonner. Il tenait régulièrement chaque jour deux conseils, le matin et l'après-dînée; sa puissance de travail semblait avoir augmenté. Il passait de longues heures dans son cabinet, tantôt écrivant de sa main, tantôt dictant à Barbezieux des ordres ou des dépêches. Il entrait dans les moindres détails de l'organisation et de la conduite des armées. Il s'appropriait tout avec une facilité et une justesse qui n'avaient d'égale que sa complaisance en lui-même. Il était resté fidèle, au moins jusqu'au siége de Mons, à son goût pour les campagnes, les siéges, les déploiements de troupes. On l'appelait le roi des revues ». Il aimait à parler de ses guerres et qu'on lui en parlât.

Il n'avait apporté aucun changement à la régularité de ses habitudes. Quand il paraissait dans les camps, c'était toujours aux mêmes époques, vers le printemps, et il n'y faisait qu'un séjour limité. Il y allait avec les mêmes idées et les mêmes exigences qu'autrefois. Il y traînait les mêmes cortéges; seulement c'étaient madame de Maintenon et ses filles ou ses belles-filles, au lieu de la reine et des maîtresses. Il y tenait ses conseils, ses levers, ses appartements, comme dans les châteaux royaux. Rentrait-il à Versailles, la cour reprenait son train ordinaire avec la même ponctualité et la même magnificence dans les travaux, dans le cérémonial, dans les plaisirs. Les chasses, les appartements, les bals, les voyages, se succédaient comme par le passé. La grande noblesse revenait tous les hivers, dès que les troupes étaient entrées dans leurs quartiers, et Louis XIV au milieu d'elle reprenait tout son prestige. Il avait conservé ses habitudes de 1 Depping, Correspondance administrative. Lettres du 31 août 1692 et du 15 septembre 1697.

commandement, son goût inné pour la grandeur, et la majesté de son attitude. Aussi la cour jetait-elle encore tant d'éclat, que l'Europe en la combattant ne cessait de l'admirer.

Pourtant le tableau commençait à avoir des ombres. Le roi ne possédait plus cette brillante auréole des premiers temps, ni ces séductions de la jeunesse devant lesquelles on s'était incliné. Sa gloire avait páli, et ses fautes de conduite devenaient sensibles. L'esprit de critique, sans toucher encore à la politique proprement dite ou aux affaires d'État, qui demeuraient très-secrètes, s'attaquait aux choses extérieures qui frappaient les yeux. Louis XIV, malgré sa conversion, avait peu changé. Il ne mettait plus ses maîtresses au-dessus de la cour; mais il y mettait ses bâtards légitimés. Il conservait ses goûts dispendieux ; il continuait, malgré la guerre, la folie de ses båtiments. Il favorisait autour de lui le luxe, la profusion, la ruine des familles. Voilà ce que raconte Saint-Simon, esprit passionné jusqu'à l'injustice, mais écho ou interprète digne de foi d'une cour où il avait longtemps tout observé. Louis XIV était à cet âge où l'esprit et le caractère perdent en souplesse ce qu'ils ont pu gagner en vigueur. Il ne vivait que pour luimême, despote vis-à-vis de sa famille et des princes, quelques adoucissements qu'apportat madame de Maintenon à sa majestueuse tyrannie. Il n'avait pas permis aux princesses allemandes, la Dauphine et Madame, sa belle-fille et sa belle-sœur, d'exprimer ni même d'éprouver des sentiments favorables à leurs propres familles.

Madame de Maintenon, avec son tact, sa dignité, son goût de la règle, ne sortit jamais vis-à-vis du roi du cercle abstrait des idées morales. Habituée à une circonspection excessive, elle n'osait le contrarier, ni sur la guerre, ni sur ses dépenses, ni sur les charges dont le pays était accablé. Elle était ellemême très-froide sur tous ces sujets, et l'âge ne fit que la glacer davantage. Son unique préoccupation était de procurer à Louis XIV le repos que la continuité du travail lui rendait nécessaire. Elle s'étudiait à lui éviter les contrariétés, les fatigues, et à faire le vide autour de lui, chose malheureusement trop facile. Elle empêcha un jour qu'on lui parlat d'une révolte des protestants dans les Cévennes. « Il est inutile, dit-elle, que le roi s'inquiète des circonstances de cette révolte; cela ne guérirait pas le mal, et cela lui en ferait beaucoup. » Il n'y a pas à s'étonner de la méchanceté ni de l'injustice des mémoires

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