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ÉDITS BURSAUX ET REMONTRANCES.

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défense nécessaires. Il profita de la liberté que Frédéric lui laissait de se retirer en Pologne.

Ainsi la guerre continentale prit dès le début d'aussi vastes proportions que la guerre maritime.

III. Tous ces événements forçaient Louis XV à recourir aux édits bursaux. Or, l'enregistrement de ces édits devenait difficile avec les dispositions connues des magistrats, d'autant plus animés à soutenir leurs prétentions que la couronne différait de se prononcer sur le conflit avec le grand conseil. Les Parlements de Toulouse, d'Aix, de Grenoble, refusaient d'enregistrer la dernière déclaration favorable au grand conseil. Celui de Rouen rendit deux arrêts contraires à cette déclaration. Le roi les fit biffer sur les registres par le duc de Luxembourg, gouverneur de Normandie; les présidents et conseillers offrirent leur démission. D'Argenson raconte dans son journal qu'au mois de mai 1756 il se tint à Paris une réunion de quatorze députés des cours supérieures des provinces; que ces députés s'assemblaient les mercredis, se concertant entre eux et le Parlement de Paris, « pour remontrer au roi les abus de son conseil, du ministère et des intendants ».

Le Parlement de Bordeaux cessa de rendre la justice, à la suite d'une querelle de juridiction avec les trésoriers de France; plusieurs de ses membres furent exilés. Le 2 juillet, le Parlement de Paris rendit, au sujet d'une brochure publiée sur l'affaire de Bordeaux, un arrêt qui allait beaucoup au delà de tous les précédents. Il s'y plaignait des surprises journalières faites à la religion du roi, et des atteintes portées à la dignité et à la liberté des différentes classes de la magistrature, ce qui voulait dire que les Parlements de France étaient les membres. d'un même corps dont le Parlement de Paris était le chef et la téte. Il concluait que le gouvernement « tendait à anéantir toute magistrature, toute justice et tout ordre dans l'Etat, et à renverser sa forme constitutive ». Cependant le roi et les ministres persistèrent à ne rien décider. Une députation de magistrats s'étant présentée à Versailles, Louis XV répondit qu'il n'accepterait plus de représentations. Sa réponse ne fut pas plutot rapportée qu'on dressa des remontrances.

Les choses en étant là, un lit de justice devenait nécessaire pour l'enregistrement des édits bursaux. Il eut lieu le 21 août. Moreau de Séchelles, grièvement malade, venait de céder le

contrôle général à son gendre Moras. Les magistrats, avertis par lettres de cachet, se rendirent à Versailles dans cinquantesept carrosses; ils prirent le parti de ne pas opiner, ne voulant ni mettre obstacle à des mesures que la guerre rendait nécessaires, ni en assumer la responsabilité. Les édits furent donc enregistrés. Les principaux portaient que l'ancien vingtième serait prorogé jusqu'à dix ans après la paix; qu'un second vingtième ou vingtième militaire serait perçu à partir du 1o octobre 1756 et cesserait trois mois après la paix; que les deux sous pour livre en sus de l'ancien vingtième, perçus depuis 1747, seraient continués pendant dix ans. Tels étaient les efforts auxquels la guerre obligeait de recourir, indépendamment de créations de rentes et d'une foule d'autres mesures moins importantes.

L'agitation ne cessa pas; car l'opposition, même muette, du Parlement de Paris aux vingtièmes et aux surcharges d'impôts devait mettre le peuple de son côté '. D'ailleurs les Parlements de province s'associèrent à cette opposition et ne gardèrent pas le même silence. Celui de Rouen n'enregistra les deux vingtièmes que pour un temps déterminé, à la condition qu'ils cesseraient trois mois après la paix. Ceux de Grenoble, de Pau et de Besançon refusèrent l'enregistrement. Les états de Bretagne ne voulurent les voter qu'après avoir stipulé des conditions. Les Parlements, les états annonçaient partout l'intention de faire la guerre aux intendants.

La cour des aides rédigea, de son côté, des remontrances très-fortes et très-sensées contre l'abus des nouveaux impôts, le désordre des finances et les évocations, qui, en diminuant sa juridiction, altéraient les règles établies pour la comptabilité. Remontant à sa propre origine, elle s'attachait à démontrer qu'elle avait été instituée dans le principe par les états généraux pour exercer un contrôle financier; que, devenue perpétuelle par la conséquence même de la perpétuité des impôts, elle n'en avait pas moms conservé ses attributions et son caractère originaires, et qu'elle avait le droit d'examiner les édits bursaux. « Nous ne réclamons nos droits, disait-elle au roi, que parce qu'ils sont les droits de votre peuple. » Elle s'accusait d'avoir négligé de faire jusque-là les représentations nécessaires, et ajoutait : « Nous avons manqué à un de nos principaux devoirs

1 Journal de d'Argenson, août 1756.

LIT DE JUSTICE DU 13 DÉCEMBRE 1756.

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en différant si longtemps de mettre sous les yeux de Votre Majesté des objets si importants pour l'administration générale de son royaume '. »

Pendant ce temps la querelle religieuse semblait se ranimer. Beaucoup d'évêques publiaient des mandements contre les Parlements, et ceux-ci y répondaient en les faisant brûler.

Louis XV s'était décidé à consulter le pape Benoit XIV, dont toute l'Europe appréciait l'esprit fin et conciliant. Il eût dû, ce semble, le faire plus tôt, mais on craignait d'envenimer le débat en y faisant intervenir Rome. D'ailleurs le roi n'était pas moins jaloux que le Parlement d'agir sans la cour romaine, et depuis longtemps on négociait avec elle le moins possible. Enfin il était évident que Benoit XIV soutiendrait le droit des évêques touchant le refus de sacrements; tout ce qu'on pouvait espérer de lui était qu'il recommandat la modération.

Un second lit de justice eut lieu le 13 décembre. Le roi y fit lire un édit pour le règlement des affaires ecclésiastiques et la police du Parlement. Sur le premier point, l'édit statuait que la bulle Unigenitus, bien que n'étant pas article de foi, devait être reçue avec soumission; que la loi du silence demeurait obligatoire pour tout le monde, excepté pour les évêques, qui toutefois devraient parler avec charité; que les refus de sacrements seraient jugés par les tribunaux ecclésiastiques, sauf l'appel comme d'abus, auquel cas la grand' chambre serait seule compétente; que le passé serait enseveli dans un oubli complet. Le conflit avec le clergé ainsi réglé, l'édit réservait à la grand'chambre la connaissance des matières de police générale, lui attribuait à elle seule le droit d'assembler les autres chambres, déterminait la forme des dénonciations et les conditions dans lesquelles les conseillers auraient voix délibérative, ordonnait que tous les édits seraient enregistrés immédiatement après la réponse du roi aux remontrances permises, enfin interdisait de cesser la justice, sous peine de désobéissance. Un dernier article supprimait deux des chambres des enquêtes.

Le jour même où cet édit fut connu, tous les membres des enquêtes et des requêtes, au nombre de cent vingt-neuf, se démirent de leurs charges. La grand'chambre s'assembla le lendemain et se partagea sur la conduite à tenir, mais seize conseillers se démirent également.

1 Remontrances du 14 septembre 1756. Vie privée de Louis XV, t. IIJ. Pièces justificatives.

Le roi et les ministres avaient pris la résolution de ne tenir aucun compte des protestations, quelle qu'en fût la forme. Louis XV déclara partout qu'il voulait être obéi par les magistrats et par les évêques, et il fit montre de son autorité.

L'édit renfermait quelques dispositions assez sages, mais il eût dû venir plus tôt. Au point où la querelle était arrivée, il satisfit peu le clergé, et il irrita les Parlements, qui voyaient leurs attributions réduites, dans le temps où ils ne songeaient qu'à les étendre. La paix et la confiance ne revinrent pas, parce que le gouvernement n'était pas capable de les ramener, et que l'espérance de constituer un contrôle s'évanouissait, lorsque jamais ce contrôle n'avait paru si nécessaire.

D'Argenson écrit dans son journal, peu de jours après le lit de justice, qu'« une révolte couve sous la cendre, que tous les peuples sont devenus grands amateurs des Parlements et ne voient qu'en eux le remède contre les vexations qu'ils essuient; que la haine est grande contre le clergé, et qu'on craint d'apprendre qu'il y ait des prétres ou des jésuites massacrés. Il ajoute que le nouveau vingtième ne se lève pas; que les Parlements de province sont encore plus mécontents que celui de Paris au sujet du lit de justice, qu'ils délibèrent sur la conduite qu'ils tiendront, et qu'on attend le résultat de ces délibérations. A la date du 1er janvier 1757, il marque qu'« il se répand un sérieux triste et profond ». « Le peuple, dit-il, est en rage muette, et qu'on ne croie pas qu'il manque de canaux multipliés pour faire passer dans les masses l'idée de la résistance. Les gens de justice sont partout, agents supérieurs ou inférieurs, leurs innombrables suppôts, les plaideurs, une estime générale pour la magistrature, qui est réellement la portion la plus estimable aujourd'hui de la nation par ses mœurs, savoir et ses lumières; tout le second ordre de l'Eglise opposé à la bulle Unigenitus, et leurs dévots, ce qui va encore plus loin; toutes les provinces, leurs cours supérieures, la misère qui préche, les magistrats qui consolent, un sourd mécontentement contre la cour, une fureur non déguisée contre l'avidité des hommes de finance, une révolte ouverte contre les intendants, l'envie, la pauvreté, la faim. »

son

IV. Le 5 janvier, Louis XV, descendant le grand escalier de Versailles pour aller à Trianon, reçut un coup de couteau qui lui glissa entre les côtes. On arréta l'assassin sur-le-champ.

ATTENTAT DE DAMIENS.

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L'émoi fut grand dans le palais; il ne le fut pas moins à Paris et partout. Depuis Ravaillac, c'est-à-dire depuis cent cinquante ans, il n'y avait pas eu d'exemple d'un attentat pareil. Était-ce le fruit de l'agitation des esprits? Allait-on voir renaître les temps et le fanatisme de la Ligue? Heureusement l'inquiétude ne fut pas longue. Le roi n'avait reçu qu'une blessure légère, et l'instruction confiée à la grand'chambre démontra que le crime était isolé. L'assassin, du nom de Damiens, n'avait point de complices. C'était un domestique sans place, privé de moyens d'existence par son inconduite, et une espèce de fou. Ses réponses aux interrogatoires furent d'une grande incohérence. Il disait qu'ayant entendu des plaintes contre le roi dans plusieurs maisons où il avait servi, il avait voulu lui donner un avertissement. On le mit à la question; on lui fit subir la torture préparatoire, et enfin, le 28 mars, un supplice horrible; il eut la main brûlée et fut tiré à quatre chevaux sur la place de Grève. On considérait que son crime méritait un châtiment extraordinaire, digne à jamais de servir d'exemple. On voulait frapper l'esprit du peuple, et on ne fit que lui donner une leçon de cruauté.

L'émotion publique fut d'autant plus forte que l'attentat était plus imprévu. L'antichambre de Versailles, qu'on appelait l'OEil-de-boeuf, demeura encombrée pendant plusieurs jours; on y tenait toute sorte de langage. L'agitation connue des provinces inspirait de l'effroi; on redoutait des troubles. L'esprit d'opposition s'arréta tout à coup. Les adresses affluèrent de tous les points de la France. Les conseillers de la grand'chambre, qui s'étaient retirés, reprirent leur démission, moins trois. Ceux des enquêtes et des requêtes discutèrent longtemps s'ils persévéreraient dans celle qu'ils avaient donnée.

Louis XV eut un instant la pensée d'abandonner madame de Pompadour, ou, s'il ne l'eut pas, on la lui prêta. On savait qu'il gardait un fond de scrupules religieux, et que le danger réveillait ces scrupules; on le voyait se rapprocher de la reine et de sa famille, qu'il avait toujours aimées, mais pour lesquelles il éprouvait une gêne habituelle. Or, les deux secrétaires d'État, le comte d'Argenson et Machault, étaient las du joug de la marquise, de ses caprices, de son impopularité, de ses prétentions récentes à diriger les affaires étrangères et la guerre; de plus, ils la craignaient tous les deux. Il y avait longtemps que

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