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de netteté et de réserve, à lui accorder cette dernière qualification. Mais alors, comme il est naturel à l'esprit humain, une fois qu'il s'est arrêté sur une idée, de chercher à en tirer logiquement toutes les conséquences possibles, on a aussitôt réclamé pour le droit des écrivains la même durée que pour la propriété ordinaire, c'est-àdire la perpétuité.

Ici, ont commencé les difficultés sérieuses. De vives objections se sont dressées contre la prétention des auteurs. A leur titre, à la faveur qui leur était due, on a cru devoir opposer un droit et un intérêt contraires de la société. Le principe de la perpétuité, ainsi combattu, a été écarté par la plupart des législateurs, restauré ensuite par quelques-uns, admis plus ou moins formellement par d'autres, puis effacé définitivement de tous les Codes modernes. Mais rien n'est persistant comme un droit; et le principe de la perpétuité en matière de propriété littéraire, prétendant être le principe vrai, le droit lui-même, à ce titre il n'a cessé de protester contre ces méconnaissances et ces mutilations; en toute occasion, il a cherché à renouer ses tronçons épars; à l'heure qu'il est, il palpite encore, il se met en mouvement et redresse la tête. On a porté ses plaintes, on a fait valoir ses raisons au sein de toutes les commissions, devant toutes les assemblées qui, en France, se sont le plus récemment occupées de cette matière. Tout dernièrement, deux publications remarquables à divers titres ont encore élevé

1 De la Propriété littéraire en Angleterre, par Ed. Laboulaye; Revue de législation; février-mars 1852, et De la Propriété intellectuelle, par H. Castille; Revue de Paris, 1853. Nola. Ceci était écrit en 1853 (Voir le journal le Droit, no des 13, 14, 15, 16 et 17 mai). Il conviendrait au

la voix contre ce qu'on appelle la spoliation des droits de l'intelligence; et comme, après l'avortement du projet de 1841, la réforme de notre législation sur cette matière est encore pendante, il est naturel de penser que, dans un avenir assez rapproché peut-être, on verra encore se renouveler la discussion, et qu'on devra compter avec les partisans de la durée perpétuelle.

Dans ces circonstances, nous avons pensé qu'il pouvait être de quelque intérêt de présenter le tableau rapide des faits principaux qui se rapportent exclusivement au point en litige; en d'autres termes, de traiter l'histoire du principe de perpétuité en matière de propriété littéraire.

Nous suivrons cet historique à travers les temps et chez les principales nations civilisées, depuis les premières et vagues indications de l'antiquité, jusqu'au prodigieux mouvement produit par la découverte de l'imprimerie, et à partir de cette dernière époque jusqu'à nos jours.

La première période, on doit s'y attendre, nous livrera peu de documents positifs. Une recherche approfondie sur ce point fournirait plus de détails curieux que de résultats utiles. Nous ne nous laisserons donc pas tenter par le vain désir de faire étalage d'une érudition d'ailleurs facile aujourd'hui, et nous n'entendons enregistrer, dans notre rapide exposé, que les faits importants et significatifs.

Les Grecs et les Romains ne nous ont laissé aucune trace de prescriptions législatives, édictées dans l'intention spéciale de reconnaître ou de protéger le droit des

jourd'hui d'ajouter à cette note la mention de plusieurs publications nouvelles et notamment celles du périodique la Propriété littéraire.

auteurs. Ce n'est pas sérieusement qu'on pourrait vouloir tirer parti, dans ce sens, du fait relatif au fils d'Eschyle et raconté par le lexicographe Suidas, ou des recherches des plagiaristes, tels que Scellier, Abercrombius, Salden, etc. 1.

D'une part, en effet, si Euphorion a pu concourir et remporter quatre fois le prix avec des tragédies de son père qui n'avaient pas encore été jouées, cela ne peut impliquer tout au plus que l'existence du droit de propriété sur le manuscrit resté aux mains de la famille du poëte, et non pas le droit de propriété sur les reproductions ultérieures et sur les représentations de l'ouvrage; Quintilien nous apprend, d'ailleurs, que les Athéniens, après la mort d'Eschyle, avaient permis aux autres poëtes de reprendre ses tragédies, de les corriger et de concourir avec ces modifications. D'autre part, comme le dit avec raison M. Renouard, en parlant de ces érudits qui avaient fouillé minutieusement le Digeste, dans l'intérêt de la propriété intellectuelle, « tous leurs efforts n'ont pu découvrir dans le vaste corps de droit, qui, sur tant de sujets divers, contient les décisions des lois et des jurisconsultes de Rome, autre chose que des analogies plus ou moins éloignées. »

Mais de ce que l'antiquité ne nous a pas légué de monuments d'une législation spéciale sur la propriété littéraire, faut-il en conclure d'une manière absolue qué ce droit n'existait pas alors. Nous ne le pensons pas. Il ré

V. Nodier, Questions de littérature légale. Liste placée à la fin du volume.

2 Quintil., X, 1. 66.

3 Traité des droits d'auteur, t. I, p. 15.

sulte clairement de la lecture d'une foule d'écrivains anciens que les auteurs ne se contentaient pas toujours de la gloire ou du salaire qu'ils pouvaient retirer de la lecture de leurs compositions sous les platanes du jardin de Fronton 1, sur les théâtres, dans les maisons particulières 2, et jusque dans les bains publics, mais qu'ils tiraient également parti du manuscrit de leurs ouvrages. Un commerce de livres, excessivement actif et important, se faisait au quartier des Argilètes, ce fameux prototype de notre quartier latin. Les volumes, soigneusement roulés sur l'umbilicus, et plus ou moins richement enfermés dans leur étui et dans leur reliure de pourpre, rayonnaient de là sur toute l'Italie et jusque chez les peuples étrangers les plus lointains.

Martial s'applaudit de voir ses ouvrages emportés jusque dans les déserts des Gètes et lus chez les Bretons". Quels que fussent le temps nécessaire pour la reproduction des livres par le moyen de l'écriture et la cherté incontestable des copies, ces obstacles n'étaient pas de telle nature qu'ils pussent empêcher la multiplication excessivement nombreuse des exemplaires et en mettre l'acquisition hors de la portée de cette opulente société du vaste empire romain. Une heure suffisait pour copier et livrer en nombre un opuscule de six cents vers, et le livre XIII des épigrammes de Martial revenait, dans sa nouveauté,

1 Juv., Sat. I, v. 12.

2 Juv., Sat. VII.

Martial, Epigr. 44, liv. III.

Mart., Epigr. 2, liv. III.

Mart., Epigr. 3, liv. XI.

Mart., Epigr. 1 et 8, liv. II.

à 5 fr. 50 cent. de notre monnaie (nummis quatuor) 1. Les livres coûtaient beaucoup plus cher au moyen âge, où Alphonse V, roi d'Aragon, achetait, en 1455, un manuscrit de Tite-Live au prix de 120 écus d'or, et où Louis XI, pour se faire communiquer, afin de pouvoir.le faire transcrire, un certain autre manuscrit possédé par la Faculté de médecine de Paris, ordonnait, en 1471, de donner en gage toute sa vaisselle d'argent 2. « Les homélies d'Amion d'Halberstadt, dit M. Louis Delatre d'après les bénédictins de Saint-Maur, furent payées par Grécie, comtesse d'Anjou, deux cents brebis, un muid de froment, un autre de seigle, un troisième de millet, et une certaine quantité de peaux de martre. Il fallait vider sa bassecour et son grenier pour acheter un volume 3. >>>

Pour en revenir aux anciens, de leur temps les livres avaient, comme de nos jours, des fortunes diverses, et leurs destins inégaux réagissaient sur la prospérité variable des éditeurs. Certains ouvrages enrichissaient les heureux frères Sosie, ces Didot, ces Hachette, ces Gide et Baudry de leur temps, tandis que d'autres volumes se vendaient misérablement au poids et se trouvaient réduits à servir d'enveloppe aux olives de Libye ou aux anchois de Byzance, sur l'étalage de quelque carrefour 5.

Tout cela suppose une propriété littéraire; tout cela prouve que le droit existait sans conteste, s'il était sans

Mart., Ep. 3, liv. XIII et notes collect. Nisard, p. 626.
Renouard, Traité des droits d'auteurs, t. I, p. 22 et suiv.

3 Håriri, sa vie et ses écrits, par Louis Delatre; Revue orientale et algérienne, mars 1853.

4 Horace, Art poétique, v. 344-345; épît. XX, liv. I. Stace, liv. IV, silve IX.- Hor., épît. I, liv. II, etc.

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