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1165. Le propriétaire du fonds dominant a le droit d'exercer la servitude avec toute l'étendue qu'elle comporte, sans pouvoir faire de changement de nature à aggraver la condition du fonds servant. Peu importe que ces changements soient faits sur le fonds servant (augmenter la largeur du chemin) ou sur le fonds dominant (dans une servitude d'écoulement d'eau, le propriétaire du fonds dominant ne peut pas faire sur son fonds des travaux augmentant le volume de l'eau, et les dangers que son passage peut faire courir au fonds inférieur). Le propriétaire du fonds dominant ne peut exercer que les droits conférés par son titre (art. 702, C. civ.), mais au moins peut-il les exercer d'une manière absolue (1) et aussi a-t-il le droit de faire tous les ouvrages nécessaires pour user de la servitude et pour la conserver (art. 697, C. civ.).

Quels ouvrages sont nécessaires ? Ce sera là une question de fait que les tribunaux jugeront en interprétant le titre et en tenant compte des circonstances. Par exemple, le titulaire d'une servitude de passage peut-il faire empierrer le chemin, et est-ce là un ouvrage rentrant dans les termes de l'article 697 (C. civ.)? Nous croyons qu'il faut, pour résoudre la difficulté, tenir compte de la nature de la servitude concédée : si le passage est destiné à être utilisé habituellement pour la circulation de charrettes et animaux, ce droit ne saurait être dénié au propriétaire du fonds dominant. Mais si le droit de passage ne fait que servir aux piétons, s'il n'est destiné qu'à faciliter l'exploitation d'un fonds, et qu'on n'y passe qu'à longs intervalles avec chars ou charrettes, le titulaire de la servitude n'a pas le droit d'empierrer le passage (2), par exemple, aut cas où la servitude sert pour l'exploitation d'une prairie.

1166. Le titulaire peut faire les travaux nécessaires pour conserver la servitude, par exemple, au cas d'une servitude d'écoulement d'eau, il peut entretenir les fossés, les curer, changer les tuyaux, etc., et il n'est pas nécessaire que le titre constitutif réserve ce droit au propriétaire du fonds dominant, ni qu'il énumère les travaux pouvant être effectués: le titre en vertu duquel agit ce dernier est la disposition légale de l'article 697 (C. civ.) qui consacre son droit.

Ces travaux, le propriétaire du fonds dominant les fait en principe à ses frais (art. 698, C. civ.); en effet, le propriétaire du fonds servant, en constituant la servitude, a consenti une aliénation partielle: comment serait-il par ce fait obligé, lorsque l'aliénation totale ne laisse peser à l'occasion du fonds aucune obligation sur sa tête?

Mais les conventions sont la loi des parties (art. 1134, C. civ.), et les contractants peuvent faire naître cette obligation pour le propriétaire du fonds servant (art. 698, C. civ.). Ce droit, les parties le possèdent au regard de toute espèce de servitude, et il faut considérer l'engagement

(1) Cass. civ., 16 avril 1890, Sir., 91, 1, 375.

(2) Comp. fr. 4 § 5. Ulpi. si serv. vindic. au Dig.

TOME I

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du propriétaire du fonds servant, non pas comme une obligation personnelle transmissible à ses héritiers, mais au contraire comme une obligation réelle, accessoire à la servitude; le véritable débiteur des travaux, c'est le fonds servant représenté par son propriétaire, d'où résultent des conséquences très importantes: 1° cette obligation, attachée au sol, est transmissible à tous les détenteurs du sol; obligés de supporter la servitude, ils sont tenus de faire à leurs frais les travaux nécessaires à son exercice ou à sa conservation.

2o Une seconde conséquence du caractère de cette obligation prise par le propriétaire du fonds servant, c'est que celui-ci jouit de la faculté d'abandonner le fonds grevé, pour se libérer de l'obligation dont il est tenu comme détenteur. D'abandonner le fonds grevé, que faut-il entendre par là? S'agit-il de tout le fonds, ou bien de la partie sur laquelle la servitude s'exerce? Nous pensons qu'il faut résoudre la question suivant les circonstances et d'après la nature de la servitude.

C'est ainsi que si la faculté de s'affranchir, invoquée par le propriétaire du fonds servant, était réclamée à l'occasion d'une servitude de pacage, il faudrait abandonner le fonds dans sa totalité ; à l'occasion d'une servitude de puisage, il suffirait d'abandonner la source; pour une servitude oneris ferendi, il suffirait d'abandonner la partie du fonds sur laquelle reposent les constructions; pour une servitude de passage, le sol du chemin. Au reste, c'est là une question de fait pour la solution de laquelle les juges doivent tenir grand compte des circonstances de la cause.

Que si le propriétaire du fonds servant voulait prendre à sa charge, l'entretien de la servitude, à titre d'obligation personnelle, il le pourrait; mais cet engagement ne pourrait pas être pris à perpétuité, car il violerait la disposition de l'article 686 (C. civ.).

1167. La servitude est une qualité du fonds dominant qui ne peut être utilisée que pour le fonds dominant et dans les limites du titre constitutif; le titulaire jouit bien cependant de la faculté d'apporter à l'exercice de la servitude des modifications, mais sous la condition expresse de n'aggraver en rien la situation du fonds servant.

1168. Pour défendre le droit dont il est investi, le titulaire de la servitude a une action pétitoire et peut avoir des actions possessoires; la première met en question l'existence de la servitude; les secondes, leur possession.

Tout titulaire d'une servitude a l'action confessoire, action réelle immobilière (art. 526, C. civ.), par laquelle il se prétend investi du droit de servitude, action qui est dirigée contre tout détenteur du fonds ser

vant.

En outre, le titulaire de la servitude peut avoir des actions possessoires à exercer; à cet égard, il faut entrer dans quelques explications: la possession, qui s'applique sans difficulté aux choses corporelles, s'étend

aussi dans notre législation aux droits ou choses incorporelles ; c'est ainsi que l'on admet que l'exercice d'une servitude constitue la possession de la servitude (1).

La possession d'an et jour, la saisine de nos anciens auteurs, est protégée par l'action en complainte possessoire; cette action s'appliquerat-elle à l'exercice d'un droit de servitude, assimilé par l'article 2228 du Code civil à une possession véritable? La jurisprudence a fait, à cet égard, une distinction basée sur la nature de la servitude: s'agit-il de servitudes continues et apparentes, susceptibles d'être acquises par l'effet de la prescription (art. 690, C. civ.), il est naturel de protéger par l'action possessoire cette possession qui, prolongée trente années, fera acquérir la servitude au possesseur. Pour avoir droit à la complainte possessoire, il faut que la possession soit paisible, publique, non équivoque et exempte de vices (nec vi, nec clam, nec precario ab adversario) et qu'elle ait duré une année.

Pour les servitudes discontinues, apparentes ou non, et pour les servitudes continues non apparentes, c'est-à-dire pour les servitudes qui ne peuvent pas s'acquérir par la possession prolongée, les principes sont différents: la possession de ces servitudes présente généralement un caractère équivoque; on ne sait pas si leur exercice n'est pas la conséquence d'une tolérance de la part du propriétaire du fonds servant, et dans ces conditions, n'y aurait-il pas danger à en protéger leur possession par l'action possessoire ? Aussi décide-t-on, en principe, que la complainte possessoire ne saurait être donnée au titulaire d'une de ces servitudes, se prétendant troublé dans sa possession. Si cependant cette possession s'appuyait sur un titre conventionnel ou légal, elle perdrait son caractère équivoque, et partant, mériterait la protection légale; d'où il résulte que, sans avoir à rechercher la validité du titre, le juge peut reconnaître la valeur légale de la possession de l'une de ces servitudes, le titre montre, en effet, que l'exercice de la servitude est pour le titulaire l'exercice d'un droit et non pas un fait de simple tolérance. Ce titre doit émaner, pour produire ce résultat, d'une personne sur qui reposait la propriété du fonds servant, car un titre émané a non domino ne servirait à caractériser la possession qu'au regard de la personne du constituant, mais visà-vis du propriétaire du fonds servant, il laisserait à la possession son caractère équivoque; quant au titre émané du propriétaire du fonds servant, il donne à l'exercice de la servitude une présomption de valeur telle, qu'on ne peut lui refuser la protection des actions possessoires (2).

(1) Comp. no 915 au livre II, titre I.

(2) Cass., 9 août 1886, Sir., 88, 1, 252; Cass., 13 juin 1888, Sir., 88, 1, 408; Cass. req., 30 juill. 1889, Sir., 91, 1, 405; Cass., 12 mars, 1888, Sir., 90, 1, 411; Cass., 13 mars 1889, Sir., 89, 1, 257 et aussi Cass., 15 mai 1889, Sir., 91, 1, 122; Cass. civ., 1er juillet 1890, Sir., 92, 1, 15,

1169. Ces principes s'appliquent à toutes les servitudes discontinues, à la servitude de passage, de pacage, de puisage, etc., d'où il suit que si l'état de servitude est constant et contesté, 1o la personne en possession de l'exercice de cette servitude n'a droit aux actions possessoires que si la servitude est basée sur un titre ; 2o que cette servitude, dans le Code civil, ne peut pas s'établir par prescription; le titulaire doit justifier par titre de l'existence de la servitude.

Mais souvent les choses ne se présentent pas dans la pratique avec ce caractère si une personne, une agglomération, une commune, passent sur un chemin, elles peuvent prétendre ou bien que ce droit leur appartient, comme servitude de passage au profit de leurs domaines, ou bien qu'exerçant sur le chemin, à titre de chemin, tous les droits du propriétaire, elles sont copropriétaires du chemin; si elles peuvent dans ce cas justifier de leur propriété, nous sommes en présence d'une propriété immobilière; et l'action possessoire est recevable pour en protéger l'exercice, comme la prescription acquisitive peut la faire acquérir (1).

Des questions analogues se présentent pour les droits d'abreuvage (2), pour les droits de pacage (3), pour les droits de vive et grasse pâture (4); si dans ces hypothèses l'on prétend que l'on est titulaire d'un droit de servitude, l'action possessoire ne sera recevable que si elle s'appuie sur un titre constitutif; et la prescription acquisitive de servitude sera impossible, puisque nous sommes en présence de servitudes qui, toutes de leur nature, sont discontinues.

Mais si les circonstances permettent de soutenir qu'en exerçant ces droits l'on absorbe tous les avantages matériels de la chose, que l'on en jouit, non pas à titre de servitude, mais à titre de propriété ou de copropriété. Dans ce cas l'action possessoire, même sans titre, est recevable, parce qu'il s'agit d'une propriété immobilière, et la prescription acquisitive est admissible, suivant les principes suivis pour la propriété immobilière.

Nous verrons dans la suite une question analogue débattue à propos des usages en forêts (5).

B.

Situation du propriétaire du fonds servant.

1170. Quant à la situation faite au propriétaire du fonds servant, l'article 701 du Code civil nous permet de la déterminer très exactement:

(1) Comp. Cass. req., 6 nov. 1888, Sir., 89, 1, 309 et jurisprudence antérieure. Cass. cri., 7 juillet 1888, Sir., 89, 1, 396 et Cass. req., 6 août 1888, Sir., 89, 1. 219. 1 Cass. civ., 28 février 1877, Sir., 78, 1, 453.

(2) Cass. civ., 5 fév. 1878, Sir., 78, 1, 322.

(3) Cass. req., 14 mai 1877, Sir., 78, 1, 322.

(4) Cass. 1er mai 1888, Sir., 90, 1, 439.

(5) Comparez à la fin du volume: Des usages en forêts.

...

1o Le propriétaire du fonds servant, obligé de souffrir l'exercice de la servitude, doit s'abstenir de tout fait qui serait de nature à entraver les droits du titulaire, ou, comme le dit l'article 701, « né rien faire qui » tende à diminuer l'usage ou à le rendre plus incommode ». Donc, tout fait, par lequel le propriétaire du fonds servant entraverait l'exercice de la servitude, est interdit, et le titulaire de la servitude pourrait en demander la suppression, avec des dommages-intérêts pour le préjudice commis. Dans ce cas le propriétaire du fonds servant serait condamné à faire disparaître à ses frais l'obstacle apporté par lui à l'exercice de la servitude. Cette obligation, au cas d'aliénation du fonds servant à titre particulier, passe-t-elle à son successeur, détenteur de l'immeuble? Remarquons que le propriétaire du fonds grevé n'est tenu qu'à souffrir l'exercice de la servitude, sans rien faire pour en assurer l'exercice, aussi pensons-nous que le successeur, détenteur actuel, ayant été étranger au fait, constituant obstacle à l'exercice de la servitude, n'est pas personnellement obligé à le faire disparaître, au propriétaire du fonds dominant à faire les frais de l'enlèvement, sauf son recours contre le précédent propriétaire (1).

Le propriétaire du fonds servant ne peut en rien modifier le mode, ni l'assiette de la servitude.

Cependant si, sans nuire au propriétaire du fonds dominant, il proposait un changement dans l'assiette ou le mode de la servitude (2), celui-là ne pourrait le refuser, si l'exercice restait aussi commode (art. 701, C. civ.); si les parties ne peuvent se mettre d'accord amiablement, il appartiendra à la justice d'assurer l'exécution de l'article 701 du Code civil.

2o Pourvu qu'il respecte la servitude, le propriétaire du fonds servant conserve intacts dans ses mains tous les avantages inhérents à la propriété les pouvoirs d'administration, et d'aliénation.

1171. Mais ces divers pouvoirs ne sont laissés au propriétaire du fonds servant que sous la condition que ce dernier respectera le droit de servitude; par exemple si l'héritage est grevé d'une servitude de passage, on ne peut l'exploiter qu'à la charge de respecter l'exercice du passage.

Le propriétaire du fonds servant peut-il grever ce dernier fonds d'une nouvelle servitude, de même nature ou de nature différente? Il faut en principe répondre affirmativement; mais la nouvelle servitude ne devra

(1) Limoges, 26 nov. 1889, Dal. pério., 1891, 2, 111.

(2) Ainsi un propriétaire dont la cour est grevée de la servitude de passage peut la couvrir, si ces travaux ne nuisent pas à l'exercice du passage (Cass. req., 17 octobre 1890, Sir., 91, 1, 28). De même une jurisprudence constante admet que le propriétaire d'un fonds servant, grevé d'une servitude de passage, peut le clore, fermer le passage par une porte ou grille en remettant une clé au propriétaire du fonds dominant (Caen, 20 janvier 1891, Sir., 91, 2, 202 et jurisp. antérieure).

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