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repos, ne occasion semblable à celle que lui fournit en 1814 la chute de l'empire napoléonien. La carte de cette partie du monde fut alors entièrement à refaire. La guerre avait fait table rase de tous les traités. Il n'était pas un État qui ne fût appelé à changer de limites. Sans renouveler la vieille utopie de la paix perpétuelle, Tes bons esprits croyaient fort possible d'établir, par une juste répartition de forces, un ferme équilibre entre les puissances. L'universel oppresseur étant tombé, l'on se disait qu'il n'y avait plus en Europe ni vainqueurs ni vaincus. La France ne devait plus inspirer ni jalousie ni crainte. Ses adversaires de la veille pouvaient lui tendre la main et n'avaient qu'à y gagner. Les nationalités, appelées de toutes parts aux armes contre Napoléon, aspiraient à se reconstituer. Les Allemands, les Italiens, les Polonais, bien d'autres races encore, avaient lutté pour l'indépendance et pour la liberté. Les rois leur avaient promis ce double bienfait. Un parfait accord semblait régner entre les souverains et les peuples, garantissant à ceux-ci que la pacification générale ne s'accomplirait ni à leur détriment ni sans leur concours.

Que fût-il arrivé si les quatre grands gouvernements qui venaient d'abattre l'Empire se fussent réconciliés sans réserve avec la France et si les nations avaient pu librement débattre leurs intérêts au congrès de Vienne? Nous ne savons. L'histoire doit seulement constater que, dès le début de la grande alliance, les souverains eurent un bien autre programme, qu'ils n'avouaient pas tout d'abord, mais qu'ils ne prirent plus la peine de dissimuler après la victoire 1. Substituer en Europe une domination à une autre, mettre à la place de la dictature française un directoire à quatre têtes, tel fut leur plan général. S'ils reprochaient à Napoléon de ne respecter ni les droits

t. XI, XII; Supplementary dispatches.

Outre ces sources particulières, j'indique ici une fois pour toutes les deux grands Recueils de traités de Martens et de de Clercq.

1. Frédéric de Gentz, secrétaire du congrès et âme damnée de Metternich, s'exprime en ces termes dans un rapport du 12 février 1815 : « Ceux qui, à l'époque de la réunion du congrès de Vienne, avaient bien saisi la nature et les objets du congrès, ne pouvaient guère se méprendre sur sa marche, quelle que fût leur opinion sur ses résultats. Les grandes phrases, de reconstruction de l'ordre social, de régénération du système politique de l'Europe, de paix durable fondée sur une juste répartition des forces, etc., etc., etc., se débitaient pour tranquilliser les peuples et pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur; mais le véritable but du congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles du vaincu.» (Metternich, Mémoires, t. II, p. 474.)

des princes ni ceux des peuples, ce n'est pas qu'ils fussent résolus à se montrer eux-mêmes plus scrupuleux. Sans doute il serait injuste de méconnaître leur désir sincère d'établir entre eux un équilibre durable et de concourir par leur accord au maintien de la paix générale. Reste à savoir si le meilleur moyen de réaliser ces bonnes intentions était de mettre la France en quarantaine, de lui enlever toutes ses conquêtes et d'opérer tout seuls, comme ils le prétendaient faire, le partage des dépouilles, sans autre souci que celui de leurs convenances.

II

Quoi qu'il en soit, il est certain que, longtemps avant la chute de l'Empire, telle était bien la ligne de conduite qu'ils s'étaient engagés à suivre. Et ils s'y seraient tous invariablement tenus si certains d'entre eux, comme on le verra plus loin, n'avaient été contraints d'en dévier par la force des choses.

2

Des quatre grands États auxquels nous faisons allusion, deux seulement étaient unis en 1812 contre Napoléon d'une part, la Russie, qui venait de conclure la paix avec la Turquie pour pouvoir faire face aux Français avec toutes ses forces et qui avait entraîné la Suède dans son alliance en promettant de lui laisser prendre la Norvège; de l'autre, l'Angleterre, qui commandait toutes les mers, occupait le Portugal, soutenait la nation espagnole soulevée contre nous et disposait de la Sardaigne, de la Sicile, des îles Ioniennes. Tout le reste de l'Europe, ou à peu près, de gré ou de force, marchait derrière le conquérant. Un an plus tard, la France était presque seule et voyait un million d'ennemis franchir sa frontière. Aussitôt après la retraite de Moscou, la Prusse, longtemps humiliée et altérée de vengeance, s'était jetée dans les bras de la Russie (traité de Kalisch, 28 février 1813). Puis était venue l'Autriche qui, médiatrice peu sincère3, avait fini par lever le

1. Par le traité de Bucharest, le 28 mai 1812.

2. Par le traité du 24 mars 1812.

3. C'est ce qui ressort des aveux de Metternich (voir son autobiographie, au t. I de ses Mémoires) et ce que nous croyons avoir mis en lumière dans nos Études critiques sur la Révolution, l'Empire et la période contemporaine (p. 285-289).

repos, ne occasion semblable à celle que lui fournit en 1814 la chute de l'empire napoléonien. La carte de cette partie du monde fut alors entièrement à refaire. La guerre avait fait table rase de tous les traités. Il n'était pas un État qui ne fût appelé à changer de limites. Sans renouveler la vieille utopie de la paix perpétuelle, Tes bons esprits croyaient fort possible d'établir, par une juste répartition de forces, un ferme équilibre entre les puissances. L'universel oppresseur étant tombé, l'on se disait qu'il n'y avait plus en Europe ni vainqueurs ni vaincus. La France ne devait plus inspirer ni jalousie ni crainte. Ses adversaires de la veille pouvaient lui tendre la main et n'avaient qu'à y gagner. Les nationalités, appelées de toutes parts aux armes contre Napoléon, aspiraient à se reconstituer. Les Allemands, les Italiens, les Polonais, bien d'autres races encore, avaient lutté pour l'indépendance et pour la liberté. Les rois leur avaient promis ce double bienfait. Un parfait accord semblait régner entre les souverains et les peuples, garantissant à ceux-ci que la pacification générale ne s'accomplirait ni à leur détriment ni sans leur concours.

Que fût-il arrivé si les quatre grands gouvernements qui venaient. d'abattre l'Empire se fussent réconciliés sans réserve avec la France et si les nations avaient pu librement débattre leurs intérêts au congrès de Vienne? Nous ne savons. L'histoire doit seulement constater que, dès le début de la grande alliance, les souverains eurent un bien autre programme, qu'ils n'avouaient pas tout d'abord, mais qu'ils ne prirent plus la peine de dissimuler après la victoire 1. Substituer en Europe une domination à une autre, mettre à la place de la dictature française un directoire à quatre têtes, tel fut leur plan général. S'ils reprochaient à Napoléon de ne respecter ni les droits

t. XI, XII; Supplementary dispatches.

Outre ces sources particulières, j'indique ici une fois pour toutes les deux grands Recueils de traités de Martens et de de Clercq.

1. Frédéric de Gentz, secrétaire du congrès et âme damnée de Metternich, s'exprime en ces termes dans un rapport du 12 février 1815 : « Ceux qui, à l'époque de la réunion du congrès de Vienne, avaient bien saisi la nature et les objets du congrès, ne pouvaient guère se méprendre sur sa marche, quelle que fût leur opinion sur ses résultats. Les grandes phrases, de reconstruction de l'ordre social, de régénération du système politique de l'Europe, de paix durable fondée sur une juste répartition des forces, etc., etc., etc., se débitaient pour tranquilliser les peuples et pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur; mais le véritable but du congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles du vaincu.» (Metternich, Mémoires, t. II, p. 474.)

des princes ni ceux des peuples, ce n'est pas qu'ils fussent résolus à se montrer eux-mêmes plus scrupuleux. Sans doute il serait injuste de méconnaître leur désir sincère d'établir entre eux un équilibre durable et de concourir par leur accord au maintien de la paix générale. Reste à savoir si le meilleur moyen de réaliser ces bonnes intentions était de mettre la France en quarantaine, de lui enlever toutes ses conquêtes et d'opérer tout seuls, comme ils le prétendaient faire, le partage des dépouilles, sans autre souci que celui de leurs convenances.

II

Quoi qu'il en soit, il est certain que, longtemps avant la chute de l'Empire, telle était bien la ligne de conduite qu'ils s'étaient engagés à suivre. Et ils s'y seraient tous invariablement tenus si certains d'entre eux, comme on le verra plus loin, n'avaient été contraints d'en dévier par la force des choses.

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Des quatre grands États auxquels nous faisons allusion, deux seulement étaient unis en 1812 contre Napoléon d'une part, la Russie, qui venait de conclure la paix avec la Turquie 1 pour pouvoir faire face aux Français avec toutes ses forces et qui avait entraîné la Suède dans son alliance en promettant de lui laisser prendre la Norvège; de l'autre, l'Angleterre, qui commandait toutes les mers, occupait le Portugal, soutenait la nation espagnole soulevée contre nous et disposait de la Sardaigne, de la Sicile, des iles Ioniennes. Tout le reste de l'Europe, ou à peu près, de gré ou de force, marchait derrière le conquérant. Un an plus tard, la France était presque seule et voyait un million d'ennemis franchir sa frontière. Aussitôt après la retraite de Moscou, la Prusse, longtemps humiliée et altérée de vengeance, s'était jetée dans les bras de la Russie (traité de Kalisch, 28 février 1813). Puis était venue l'Autriche qui, médiatrice peu sincère, avait fini par lever le

1. Par le traité de Bucharest, le 28 mai 1812.

2. Par le traité du 24 mars 1812.

3. C'est ce qui ressort des aveux de Metternich (voir son autobiographie, au t. I de ses Mémoires) et ce que nous croyons avoir mis en lumière dans nos Études critiques sur la Révolution, l'Empire et la période contemporaine (p. 285-289).

masque, déclaré la guerre à la France (12 août) et lié ses intérêts. à ceux de la coalition déjà existante par le traité de Teplitz (9 septembre). La quadruple alliance ainsi formée était irrésistible; elle écrasa Napoléon à Leipzig. Elle n'eut pas de peine à détacher de lui, soit par promesses, soit par menaces, les petits gouvernements allemands qui avaient été jusque-là ses auxiliaires 1. En décembre, elle déterminait la Suisse à laisser violer sa neutralité. Elle soulevait d'autre part la Hollande. Elle refoulait nos troupes en deçà des Pyrénées. Elle amenait enfin d'une part le roi de Danemark, notre plus fidèle allié, à poser les armes devant la Suède, qui venait de lui enlever la Norvège, et de l'autre le roi de Naples, Murat, à trahir son beau-frère, moyennant l'assurance qu'il garderait sa couronne3. La France était envahie et Napoléon, disputant le terrain pied à pied, ne pouvait se décider à subir les conditions exorbitantes des vainqueurs.

Ces conditions étaient arrêtées dans la pensée des Alliés au moins depuis le mois d'août 1813, c'est-à-dire depuis le moment où l'Autriche avait par son accession complété la tétrarchie militaire dont nous venons de retracer la formation. Elles peuvent se résumer en trois points:

1° Supprimer ou transformer les États feudataires créés par Napoléon ou enchaînés à sa politique et faire rentrer la France dans ses limites du 1er janvier 1792;

2o Opérer le partage des territoires rendus ainsi disponibles, de façon que les uns servissent à constituer ou à renforcer des États destinés à contenir la France dans ses nouvelles frontières et que les autres augmentassent la puissance des quatre grands alliés ou de leurs clients;

3o Exclure la France des négociations auxquelles donnerait lieu ce partage.

Sans doute ces prétentions violentes ne furent pas affichées ouvertement avant Leipzig, ni même immédiatement après. Tant que Napoléon n'était pas expulsé d'Allemagne, tant que les Alliés

1. C'est ainsi qu'elle entraîna successivement la Bavière, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le grand-duché de Hesse, le duché de Nassau, la Hesse électorale, etc., par les traités de Ried (8 octobre 1813), de Fulde (2 novembre), de Francfort (20, 22, 23 novembre et 2 décembre, etc.). 2. Traité de Kiel (14 janvier 1814).

3. Traité de Naples (11 janvier 1814).

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