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n'avaient pas franchi le Rhin, il fallait être prudent; il fallait dissimuler des exigences qui eussent pu coûter cher à la coalition, si un retour de fortune eût permis au conquérant de lui dicter de nouveau des lois. Mais les Mémoires de Metternich, récemment publiés, ne laissent aucun doute sur l'intention où étaient les coalisés, lorsqu'ils signèrent le pacte de Teplitz, de traiter la France et l'Europe comme ils les traitèrent l'année suivante. Le chancelier d'Autriche ', qui, au dire de Napoléon, était tout près d'être un grand diplomate, tant il savait mentir, affecta bien, il est vrai, en novembre 1813, de faire offrir à l'empereur les frontières naturelles de la France, c'est-à-dire le Rhin et les Alpes, à condition qu'il abandonnât tout le reste. C'eût été une proposition fort acceptable, si elle eût été de bonne foi. Mais on ne voulait que gagner du temps, tromper une nation malheureuse, lasse de son chef, et la détacher de lui par l'espérance illusoire d'un arrangement honorable. « Connaissant à fond l'esprit public en France, dit Metternich, j'étais convaincu que, pour ne pas l'aigrir, pour lui présenter plutôt un appât qui serait saisi par tout le monde, on ferait bien de flatter l'amour-propre national et de parler dans la proclamation du Rhin, des Alpes et des Pyrénées comme étant les frontières naturelles de la France. Dans le but d'isoler encore davantage Napoléon et d'agir en même temps sur l'esprit de l'armée, je proposais en outre de rattacher à l'idée des frontières naturelles l'offre d'une négociation immédiate. L'empereur François ayant approuvé mon projet, je le soumis à LL. MM. l'empereur de Russie et le roi de Prusse. Tous deux

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1. Metternich-Winneburg (Clément-Venceslas-Népomucène-Lothaire, comte, puis prince de), duc de Portella, etc., né à Coblentz le 15 mai 1773; secrétaire de son père au congrès de Rastadt (1798-1799); ministre d'Autriche à Dresde (1801), puis à Berlin (1803); ambassadeur en France (1806); chancelier et ministre des affaires étrangères d'Autriche du 8 octobre 1809 au 13 mars 1848; mort à Vienne le 5 juin 1859. - Son fils, le prince Richard de Metternich, a publié un recueil très étendu et très instructif de Mémoires, documents et écrits divers laissés par le chancelier (Paris, Plon, 1880-1884, 8 vol. in-8).

2. François II, empereur d'Allemagne, né à Florence le 12 février 1768; successeur de son père l'empereur Léopold II en 1792; empereur d'Autriche sous le nom de François Ier en 1806; mort le 2 mars 1835.

3. Alexandre Ier Paulowitch, fils de Paul Ier, petit-fils de Catherine II, né à Saint-Pétersbourg, le 17 décembre 1777, empereur de Russie en 1801, mort à Taganrog le 1er décembre 1825.

4. Frédéric-Guillaume III, fils ainé et successeur de Frédéric-Guillaume II, né le 3 août 1770, roi de Prusse en 1797, mort le 7 juin 1840.

eurent peur que Napoléon, confiant dans les hasards de l'avenir, ne prît une résolution prompte et énergique et n'acceptât cette proposition afin de trancher ainsi la situation. Je réussis à faire passer dans l'esprit de ces deux souverains la conviction dont j'étais animé moimême que jamais Napoléon ne prendrait volontairement ce parti..... >>

Il y avait encore une bien meilleure raison pour que l'arrangement n'eût pas lieu, c'est que l'Angleterre n'en voulait à aucun prix et que le rusé diplomate le savait fort bien. Aussi quand Napoléon, réduit aux abois, eut répondu (2 décembre 1813) qu'il acceptait de négocier sur les bases posées par la coalition, ajoutant qu'il lui fallait préalablement un armistice et l'assurance que le gouvernement britannique s'associait aux vues de ses alliés, évitat-on, durant plus d'un mois, de lui répondre. Au bout de ce temps, l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté étaient envahies; les Alliés étaient à cinquante lieues de Paris. Alors seulement on fit savoir à l'empereur que les conférences pour la paix pourraient s'ouvrir (janvier 1814), et la ville de Châtillon-sur-Seine fut indiquée comme rendez-vous aux plénipotentiaires des principales puissances belligérantes.

III

Le congrès de Châtillon, qui s'ouvrit le 4 février 1814, pendant que Napoléon, à la tête d'une poignée d'hommes, livrait aux Alliés combats sur combats en Champagne, ne fut qu'une comédie diplomatique. Ni l'une ni l'autre des deux parties n'y avait apporté de dispositions vraiment pacifiques. L'empereur des Français y avait envoyé son ministre des affaires étrangères, Caulaincourt, duc de Vicence, personnage estimé des souverains alliés et surtout du czar Alexandre, non point en réalité pour traiter, mais pour traîner en longueur des négociations au cours

1. Caulaincourt (Armand-Augustin-Louis, marquis de), né à Caulaincourt (Aisne) en 1772; ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1801; aide de camp du premier consul, général de division (1805); grand écuyer de l'empereur, duc de Vicence; envoyé de nouveau en Russie (1807); sénateur et ministre des relations extérieures de France (1813); rappelé au ministère par Napoléon pendant les Cent-Jours (1815); membre de la commission exécutive (juinjuillet 1815); mort à Paris en 1827.

desquelles la fortune des armes pouvait lui redevenir favorable. Il n'ignorait pas que, l'Angleterre ayant formellement refusé de se rallier aux propositions de Francfort, les Alliés, établis maintenant au cœur de la France, se proposaient de lui dicter l'ultimatum humiliant dont nous avons donné plus haut un aperçu. Le choix même qu'ils avaient fait de diplomates de second rang1 pour les représenter à Châtillon semblait montrer qu'ils attachaient peu d'importance au congrès et qu'ils n'en espéraient, peut-être même n'en désiraient pas très fort le succès.

Alexandre, qui ne pouvait pardonner à Napoléon d'être entré à Moscou, voulait à tout prix entrer dans Paris à la tête de son armée. C'est grâce à ses lenteurs calculées que les Alliés présentèrent seulement le 17 février à Caulaincourt leurs propositions officielles, attendues par lui depuis le 5. Or le ministre français, que l'empereur, battu à la Rothière, avait autorisé dans les premiers jours du mois à faire de grandes concessions, reçut contreordre vers la fin, par suite de plusieurs avantages qu'il venait de remporter sur la coalition et qui lui donnaient l'espoir de l'intimider. Le duc de Vicence fit donc à son tour attendre sa réponse. C'est alors que, bien décidés à ne point céder, les plénipotentiaires des quatre grandes cours signèrent (1er mars 1814) le traité de Chaumont, arrêt de mort pour l'empire et digne avant-coureur de la Sainte-Alliance.

Par ce pacte solennel, l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie s'engageaient à ne pas déposer les armes que la France n'eût subi leurs conditions, chacune des quatre puissances devant concourir à l'exécution du programme commun avec toutes ses forces, ou tout au moins avec un contingent de cent cinquante mille hommes. Elles promettaient de ne traiter que collectivement. Les principales de leurs conditions étaient que la France serait réduite à ses frontières du 1er janvier 1792; que tous les territoires situés en dehors de ces limites seraient soustraits à son influence; que l'ancien royaume de Hollande serait réuni aux pro

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1. Les plénipotentiaires des quatre grandes cours étaient pour l'Autriche, le comte de Stadion; pour la Grande-Bretagne, lord Aberdeen, lord Cathcart et sir Charles Stewart; pour la Prusse, le baron de Humboldt; pour la Russie, le comte de Razoumowski.

2. Le 1er février 1814.

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vinces belges pour former sur son flanc septentrional le royaume des Pays-Bas; qu'elle serait surveillée à l'est par l'Allemagne organisée en confédération indépendante; que la Suisse formerait aussi un groupe fédéral, dont la neutralité serait garantie par l'Europe; que l'Italie serait également divisée en États indépendants de la France (mais soumis directement ou indirectement à la domination autrichienne); que l'Espagne serait rendue à Ferdinand VII '; que l'Angleterre garderait Malte sans compter les îles Maurice et de Bourbon, le groupe des Saintes, Tabago et autres colonies enlevées à l'empire; enfin que, pour tout le reste des territoires conquis à partager, la France n'aurait aucun droit à intervenir. Par surcroît de précautions, les quatre puissances assignaient à leur alliance une durée de vingt ans et chacune d'elles promettait de mettre à la disposition des autres, même après la pacification générale, un contingent de soixante mille hommes pour le défendre en cas d'attaque.

En présence d'un tel programme, Caulaincourt ne pouvait plus lutter que par acquit de conscience. Poussé l'épée dans les reins, il finit par présenter (le 15 mars) des contre-propositions d'où il résultait que son maître ne renonçait encore ni à la limite du Rhin, ni au royaume d'Italie, ni, à plus forte raison, au droit de prendre part à la reconstitution politique de l'Europe. Aussi, quatre jours après, les Alliés lui signifièrent-ils que le congrès était clos et que les questions en litige étaient remises au sort des armes.

Vainement Napoléon, que la fortune des combats abandonnait maintenant sans retour 3, donna l'ordre à son plénipotentiaire de tout accepter, de tout signer; les Alliés répondirent qu'il était trop tard et exposèrent hautement par la proclamation de Vitry (25 mars) les motifs qu'ils avaient eus de rompre les négociations.

1. Napoléon venait lui-même de traiter avec ce prince et de le renvoyer dans ses États, comme si, après l'avoir traîtreusement capturé et l'avoir retenu six ans prisonnier, il eût pu s'en faire un allié sincère (traité de Valençay, 11 décembre 1813). Il va sans dire que, redevenu libre et rentré en Espagne, Ferdinand VII ne tint nul compte de ses engagements envers l'empereur des Français.

2. Elle s'était emparée dès 1800 de cette importante position et n'avait pas cessé de l'occuper depuis cette époque.

3. Il venait d'échouer à l'attaque de Laon (8-10 mars); les Alliés marchaient rapidement sur Paris; les Autrichiens venaient d'entrer à Lyon (9 mars) et les Anglais à Bordeaux (12 mars).

Leur intransigeance, dont ils avaient longtemps fait mystère, s'étalait à cette heure, parce qu'ils avaient la certitude non seulement de battre, mais de renverser l'empereur, et que les Bourbons, qui depuis longtemps sollicitaient leur protection pour remonter sur le trône, leur paraissaient devoir être beaucoup plus accommodants sur les clauses de la paix future. Dès le 25 janvier, à Langres, l'empereur de Russie, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, leurs ministres et les représentants de l'Angleterre, avaient moralement décidé la Restauration'. Dès le mois de février, sans se compromettre ouvertement pour eux, les souverains alliés avaient laissé les princes rentrer en France à la suite de leurs armées. Le comte d'Artois était venu sous leur protection s'établir à Nancy, et le duc d'Angoulême, grâce à eux, était rentré à Bordeaux. Au commencement de mars, le plus actif de leurs agents, Vitrolles, était venu de Paris affirmer au czar que la capitale l'attendait, qu'elle le recevrait en libérateur, qu'elle demandait les Bourbons, que la France les voulait aussi, que le concours de Talleyrand était acquis et qu'avec un tel homme la cause de la légitimité était assurée. Voilà pourquoi, dans les derniers jours de ce mois, les Alliés, malgré les manoeuvres désespérées de Napoléon, qui cherchait à les entraîner vers la Lorraine, portèrent résolument le gros de leurs forces vers Paris et abattirent du même coup l'empire et l'empereur.

1. Metternich (Mémoires, t. I, 182) dit qu'il s'agissait dans cette réunion de • prendre une résolution relativement à la forme du gouvernement à donner à la France. La chute de Napoléon, ajoute-t-il, était inévitable. Toute paix qui aurait rejeté Napoléon dans les anciennes limites de la France ou qui Ini aurait seulement enlevé les conquêtes antérieures à son avènement au pou voir n'aurait été qu'un armistice ridicule et eût été repoussée par lui-même. 2. Talleyrand-Périgord (Charles-Maurice de), prince de Bénévent, né à Paris le 13 février 1754; agent général du clergé de France (1780); évêque d'Autun (1er octobre 1788); député du clergé aux États généraux (1789); membre du directoire du département de la Seine (janvier 1791); chargé de plusieurs missions diplomatiques en Angleterre (1791-1792); émigré (1792-1795); chargé d'une mission en Prusse (1795-1796); membre de l'Institut (1797); ministre des relations extérieures (15 juillet 1797-20 juillet 1799 et 22 novembre 17999 août 1807); prince de Bénévent (5 juin 1806); archichancelier d'État (1808); membre du conseil de régence (janvier 1814); président du gouvernement provisoire (1er avril 1814); ministre des affaires étrangères (12 mai 181425 septembre 1815); grand chambellan sous Louis XVIII et Charles X; ambassadeur à Londres (septembre 1830-novembre 1834); mort à Paris le 17 mai 1838.

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