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Cependant Saint-Domingue, que nous avons laissée sans chef par suite du voyage que de Puancey avait fait en France, n'avait point vu changer le sort que lui faisait la ferme du tabac. Composée d'une population bizarre, cette colonie avait besoin d'un homme ferme pour la conduire, et Colbert, qui n'avait pu la faire dégager des entraves que lui avait suscitées l'avidité du Trésor, pressa le retour de de Puancey en son gouvernement.

Arrivé à Saint-Domingue vers le mois de mai 1682, de Puancey était mort dans les derniers jours de cette même année.

Le pays était, à sa mort, dans une situation intérieure qui, sous tous les rapports, méritait l'attention du gouvernement métropolitain. Les Boucaniers, auxquels la France avait été redevable des premiers établissements qu'elle posséda sur ces côtes fertiles, avaient presque disparu. Les Flibustiers, unis aux cultivateurs et ennuyés des vexations que faisaient peser sur eux les commis de la ferme du tabac, étaient constamment en guerre avec les gouverneurs.

D'un autre côté, les Espagnols, suivant toujours leur plan de ne regarder les Français établis à Saint-Domingue que comme des brigands et des gens sans aveu, continuaient, même pendant la paix, à leur faire une guerre implacable.

Les Anglais de la Jamaïque, encore plus envieux de la grandeur de la France, avaient apprécié le parti que nous pourrions un jour tirer de cette colonie, en mettant en culture ses plaines si riches.

Dès lors un projet d'union fut arrêté entre le gouverneur de la Havane et celui de la Jamaïque, pour la destruction totale des Français établis à Saint-Domingue.

Par bonheur, une barque, chargée de porter une missive du gouverneur anglais au gouverneur espagnol, tomba entre les mains des Français, et leur révéla la trahison qu'en pleine paix mûrissaient leurs ennemis.

De Fransquenay, qui avait, à la mort de de Puancey, pris les rênes du gouvernement en attendant les ordres de la cour, fut averti de ce qui se passait; et, quelque temps après, ayant été

informé qu'un bâtiment anglais croisait entre le canal qui sépare la Tortue du Port-de-Paix, il dépêcha vers lui une barque, pour savoir du capitaine anglais ce qu'il voulait.

L'Anglais est toujours insolent, nous le savons, mais, ce que nous ignorons peut-être, c'est qu'il est aussi parfois goguenard. Interpellé par les députés de de Fransquenay, le capitaine anglais, flairant l'air, prétendit que la mer était libre et qu'il se promenait.

De Fransquenay, averti de la réponse joviale du boule-dogue, jugea qu'il fallait le museler, et, ayant trouvé sous sa main trente Flibustiers, arma sa barque et fit courir sus.

L'Anglais reçut nos gens, et, après avoir désemparé la barque, les força à se sauver entre deux eaux, afin d'éviter les balles qu'il leur faisait distribuer ni plus ni moins qu'une grêle suivie, dit la narration manuscrite de ce fait..

Usant de son privilége, l'Anglais continua de se promener; ce qui, joint à la débâcle de nos trente Flibustiers, ennuyait et chagrinait de Fransquenay.

Par malheur pour le flâneur angloman, était mouillé dans la rade du Cap, un navire armé de cinquante canons que Grammont commandait.

Ce Grammont, enragé forban, pouvait croire en Dieu, c'est ce que la chronique ne nous apprend pas, mais toujours est-il certain qu'il n'aurait pas reculé devant une légion de diables.

Faire monter dans son navire trois cents Flibustiers, courir sus aux Anglais, amariner leur navire et en passer l'équipage au fil de l'épée, ne fut que l'affaire d'un moment.

Lecapitaine, prisonnier, fut conduit à de Fransquenay, qui laissa la prise aux Flibustiers. Cette dernière action établit entre les Flibustiers français et ceux de la Jamaïque une mésintelligence qui les brouilla. Les choses en étaient là lorsque, le 30 septembre 1683, la cour, instruite de la mort de de Puancey, nomma de Cussy pour lui succéder..

CHAPITRE III.

DE BLÉNÁC, OBTIENT UN CONGÉ, ET FAIT UN VOYAGE EN FRANCE. -DE

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Louis XIV avait juré que ses côtes de la Méditerranée ne seraient plus inquiétées par les corsaires barbaresques.

Nous savons que Duquesne avait commencé à leur infliger la seule punition que comprennent les pirates. Il avait coulé à fond les navires de Tripoli. Le 30 août 1682, ce même Duquesne avait bombardé Alger, sans obtenir que les Algériens renonçassent à la piraterie. Il devait encore, les 26 et 27 juin de cette année 1683, recommencer pendant deux jours le bombardement de ce repaire de voleurs, qu'un coup d'éventail imprudent devait, un siècle et demi plus tard, soumettre au joug de la France.

En paix avec ses voisins, le roi, qui avait pris camp à Versailles, étonnait, par la splendeur de sa cour et par la politesse de ses courtisans, ces étrangers qui venaient puiser à cet éclat que sa grandeur savait donner à tout ce qui l'entourait, une espèce de lustre qui rejaillit en Europe et qui fit surnommer son siècle le Siècle des Beaux-Arts.

Cependant, le 30 juillet, le deuil avait remplacé la joie et les festins. Au retour d'un voyage qu'elle avait fait avec le roi en Bourgogne et en Alsace, la reine Marie-Thérèse, âgée seulement de quarante-cinq ans, était morte.

Altristé par cette perte, et encore dans les larmes, le roi se vit, le 6 septembre de la même année, privé des lumières que son ministre Colbert avait apportées dans l'administration de ses affaires. Moins économiste que Sully, mais ayant peut-être des vues plus élevées, Colbert, prodigue parce que le roi voulait

étonner par son faste, avait compris que les beaux-arts et l'industrie peuvent seuls immortaliser les grands empires, et dés lors la France était devenue le premier des États, parce que Colbert était peut-être le premier de ses citoyens.

Si le ministre fut grand, honneur au roi qui sut le distinguer et se l'attacher. Cependant, on a prétendu que Colbert était tombé en disgrâce. Quelle instruction pour les ministres!

Le roi qui ne supposait pas, au commencement de cette année 1683, que tant de chagrins domestiques fondraient sur lui, comptait sur l'arrivée de de Blénac en France, pour régler quelques questions importantes au repos et à la tranquillité des colons.

De Blénac, que ses affaires particulières rappelaient en Europe, avait obtenu un congé provisoire, et n'attendait plus, pour quitter les Antilles, que l'arrivée de Bégon.

Bégon étant débarqué aux Antilles, comme nous l'avons vu, vers la fin de 1682, et de Saint-Laurent, gouverneur de SaintChristophe, ayant été, par le roi, chargé par intérim de la lieutenance-générale des Antilles, de Blénac partit dans le courant de mars 1683, après avoir fait, sur l'ordre qu'il en avait reçu une tournée générale dans les fles de son gouvernement.

Avant de quitter les Antilles, divers Mémoires avaient été envoyés au roi par de Blénac, et, entre autres, un Mémoire des jésuites contre les juifs. Nous avons pu voir que l'intérêt que portait aux colonies le monarque, qui, quelques années plus tard, devait lancer un édit terrible contre les protestants, l'avait engagé, lors de la guerre avec la Hollande, à tolérer ces hommes auxquels nous avons, en partie, été redevables de l'industrie agricole qui a fertilisé les terres incultes des îles de l'Amérique.

Quelques mesures prises par de Blénac, au sujet des religionnaires, autrement dit des huguenots, devait, dès lors, faire concevoir des craintes aux juifs.

Dans les ordres que le roi transmettait à de Saint-Laurent, nous extrayons le passage suivant, ne voulant nous livrer à aucun commentaire, mais déplorant que des hommes dont la mémoire est

encore en vénération dans nos colonies, aient pu se porter à des actes d'intolérance aussi criants. (Le passage que nous transcrivons est d'une lettre écrite à de Saint-Laurent et à Bégon, le 24 septembre 1683).

«<< Sa Majesté a vu et examiné le Mémoire présenté par les » jésuites, sur ce qui regarde les juifs qui sont aux fles de l'A» mérique, et, comme elle ne veut pas souffrir qu'aucun de ceux qui y sont à présent y demeurent, ni qu'il ne s'y en établisse » d'autres à l'avenir, ils trouveront ci-joint, un ordre de Sa Ma» jesté, pour les faire sortir desdites îles, à l'exécution duquel >> son intention est, qu'ils tiennent soigneusement la main (1). »

>>

Quel que soit le tort que les religieux se sont fait en poursuivant de leur haine les juifs, et quoique l'esprit évangélique dût les engager à faire le contraire, leur conduite aux fles a toujours été meilleure que celle des prêtres séculiers. Déjà, en 1683, on avait à s'en plaindre, comme nous le verrons par ces lignes extraites de la même lettre, à la page 10 du même volume des Ordres du roi aux Archives de la marine.

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Puisque le prêtre séculier qui dessert le quartier des Trois>> Rivières (Guadeloupe), mène une vie scandaleuse, Sa Majesté >> veut que cette église soit, à l'avenir, desservie par un jé>> suite. >>

Le grand-tort de la métropole a toujours été, depuis que les idées administratives ont changé, de vouloir assimiler les colonies à la France. En France, le scandale est rare, mais dans les fles, les prêtres, n'ayant à répondre de leur conduite qu'à un préfet apostolique souvent en désaccord avec l'autorité temporelle, lèvent le masque et nuisent aux idées religieuses, que le nègre comprend surtout, quand on le prêche par l'exemple. Les corps religieux savaient au moins étouffer le scandale.

Déjà, avant 1683, les gouverneurs des fles avaient pensé à l'établissement d'un collége, et la Martinique avait été choisie pour être le lieu où les Créoles français seraient appelés à venir

(1) Volume des Ordres du roi de 1683, Archives de la marine, p. 12.

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