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Tous les interprètes du Code, proclamant à l'envi l'un de l'autre l'obscurité et l'insuffisance de cette règle (qui pourtant est bien claire), la tirent et l'étendent les uns jusqu'à tel point, les autres un peu plus loin, d'autres plus loin encore; si bien que pour suivre logiquement leur système, il faudrait aller jusqu'à la faire disparaître en entier pour lui substituer une règle absolument contraire.

:

Et d'abord, tous les auteurs admettent que quand le bien donné a été aliéné, mais aliéné en échange d'un autre bien, ce bien nouveau se trouve subrogé au premier et le remplace avec une telle perfection, qu'on doit dire que celui-ci existe en nature dans le patrimoine. Ainsi, quand mon père m'a donné sa ferme de la Beauce et que je l'ai échangée contre un navire marchand, la ferme, par l'effet de la subrogation, existe toujours en nature dans le navire, elle n'est pas aliénée. Pourquoi et comment en est-il ainsi? Par quelle puissance magique s'accomplit cette mystérieuse transformation? Nous avouons franchement n'avoir pu le comprendre... On donne pourtant des raisons les uns citent comme présentant de l'analogie plusieurs articles du Code, et surtout l'art. 1559; d'autres font remarquer en outre que cette subrogation avait souvent lieu autrefois dans la succession aux propres ; d'autres enfin ajoutent encore, comme dernière autorité, la loi Cùm autem et plusieurs lois analogues. Comme nous ne sommes régis aujourd'hui ni par la loi Cùm autem, ni par les règles de succession coutumière aux propres et aux acquêts, nous n'avons à considérer que l'argument de l'art. 1559, lequel paraît décisif à M. Duranton (VI, 233), et l'a enfin converti après quelques hésitations. Voici ce que dit cet article: «Tout immeuble dotal est inaliénable; mais si deux époux prouvent qu'il serait utile pour eux d'échanger un immeuble dotal contre un autre immeuble, la loi leur permet de le faire, à la condition : 1o que les deux immeubles seront estimés par des experts que nommera le tribunal; 2° que le nouvel immeuble vaudra au moins les quatre cinquièmes du premier; 3° qu'on obtiendra l'autorisation de la justice; 4° que ce nouvel immeuble deviendra dotal et inaliénable comme l'était l'ancien, et que s'il y a un retour d'argent, cet argent sera employé en acquisition d'un immeuble dotal également. » Voici donc l'argument qu'on nous adresse :

La loi ne permet d'échanger un immeuble dotal qu'à la condition que l'immeuble nouveau sera dotal à son tour; DONC, quand le bien donné par un ascendant sera échangé contre un autre, le premier sera toujours censé exister en nature dans le patrimoine du donataire!... Comprenne qui pourra la logique de ce raisonnement; comprenne qui pourra comment il a fait cesser les hésitations de M. Duranton.

Après avoir fait ce premier pas, les auteurs ne s'arrêtent pas en chemin; on continue d'avancer dans cette voie arbitraire, et on fait bon marché de la règle qui veut que le bien donné se retrouve en nature dans la succession. Ainsi, quand le bien donné a été vendu à prix d'argent et qu'avec cet argent on en a acheté un autre, il est bien vrai, dit-on, que ce n'est plus là un échange; mais néanmoins il y a toujours

représentation de l'ancien bien par le bien nouveau, et le droit de retour s'exercera. La raison en est simple; car le bien vendu a été remplacé par l'argent, et cet argent est remplacé par le second bien acquis postérieurement! Ainsi encore, si l'ascendant a donné de l'argent et qu'avec cet argent le donataire ait acquis des biens, l'argent, dit-on, n'est pas sorti du patrimoine, il s'y trouve dans les biens achetés, et ces biens seront, par conséquent, soumis au droit de retour.

134. Voici venir maintenant un second principe, tout aussi étrange que le premier, et qui, par sa combinaison avec lui, va nous conduire à un résultat immense; c'est par cette combinaison que la règle de notre article va subir une transformation vraiment curieuse.

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On commence par dire, comme chose évidente et toute simple, que le numéraire, et comme lui le pain, le vin, l'huile, les grains, etc., sont des choses fongibles. C'est là une erreur que nous avons relevée au n° II de l'art. 536, où nous avons fait voir : 1o que de sa nature et en elle-même une chose n'est ni fongible, ni non fongible, et qu'elle ne prend l'un ou l'autre caractère que dans un cas tout particulier; 2° que la seule division que présente la nature pour les meubles corporels est celle des choses de consommation ou de non-consommation; 3° qu'il est d'autant moins pardonnable et plus dangereux de confondre ces deux divisions, que les choses de consommation peuvent bien être non fongibles, comme réciproquement les choses de non-consommation peuvent être fongibles. Ce principe erroné une fois admis, on dit que les choses fongibles sont de plein droit représentées par des choses de même nature, et que, par conséquent, lorsqu'un ascendant aura donné de l'argent, il suffira qu'il y ait de l'argent dans la succession du donataire pour qu'il y ait lieu au droit de retour. C'est tout simple avec le principe admis; car, légalement parlant, les choses fongibles existent en nature dans toutes les choses de même espèce... Et puis, comme des billets, des reconnaissances, des créances d'argent, des actions de banques et autres valeurs négociables ne sont qu'une espèce de monnaie courante qui remplace l'argent et que l'argent remplace, il suffira, pour exercer le droit de retour, que l'ascendant qui a donné de l'argent retrouve des billets, actions, etc., ou vice versâ.

Avant d'examiner les conséquences de cette doctrine, empressonsnous de dire que quelques auteurs ont reculé devant elles; M. Duranton (nos 234 et 340) s'est élevé avec force contre ces idées, et M. Dalloz a reconnu la justesse de ses raisons. Mais pour deux auteurs que nous avons ici de notre côté, il en reste contre nous une dizaine dont les idées ont été consacrées par deux arrêts: Maleville, Chabot, Toullier, Grenier, Favard, M. Malpel, M. Vazeille, et un arrêt de Rouen, maintenu en Cassation le 30 juin 1817, admettent que l'argent est chose fongible, que des billets, actions, etc., sont de l'argent, et que, par conséquent, le don fait en argent peut être repris sur l'argent ou les billets trouvés dans la succession, et vice versa. Or, voyons si, avec une pareille théorie, il restera seulement quelques cas qui échappent au droit de retour.

135. Et d'abord, quand l'ascendant aura donné de l'argent ou des

effets négociables, le droit de retour sera inévitable, sauf un cas excessivement rare et presque impossible. En effet, si le donataire aliène les valeurs données pour acheter des biens, et que ces biens existent dans sa succession, alors, comme on veut que ces biens soient subrogés aux valeurs émises, il y aura réversion. Que si maintenant les biens achetés ont été vendus, comme l'argent provenant de la vente les remplace à son tour, il y aura encore réversion. Si, au contraire, le donataire a lui-même donné à pur don les valeurs reçues ou les biens qui en provenaient, ou si ces biens ont péri entre ses mains, il n'y en aura pas moins réversion s'il reste dans la succession du numéraire ou des valeurs assimilées au numéraire (et il y en aura presque toujours).

Que si, enfin, on suppose tout à la fois que l'argent donné soit aliéné gratuitement, ou dissipé au jeu, perdu par un mauvais placement, en un mot, sorti du patrimoine sans compensation; et que, d'un autre côté, il ne reste aucune valeur pécuniaire dans la succession, croit-on que pour cela le droit de réversion sera éteint? Non... car si, à une époque quelconque après la perte des valeurs données, d'autres valeurs pécuniaires sont entrées aux mains du donataire, ces dernières valeurs, comme choses fongibles, ont été immédiatement subrogées aux premières et soumises à leur place au droit de retour; et les biens en acquisition desquels elles ont été placées ensuite se trouvent à leur tour frappés de réversion jusqu'à concurrence de la somme primitivement donnée. C'est-à-dire que le droit de retour ne s'évanouirait qu'autant que l'argent donné serait d'abord perdu sans compensation; et qu'ensuite il n'y aurait dans la succession ni aucuns capitaux (ou billets, actions, etc.), ni aucuns biens acquis avec des capitaux survenus après la perte du premier argent.

Maintenant, quand il s'agira de biens qui ne seront pas de l'argent ou des valeurs analogues, l'évanouissement du droit de retour serait un peu plus facile, mais il serait assez rare encore. Il serait plus facile; car alors il suffirait que la chose donnée, ou celle qui avait été acquise en échange, se trouvât perdue sans compensation pour le donataire. Mais ce serait là l'unique cas de non-réversion; car, alors même que le donataire aurait perdu sans compensation le bien qui avait remplacé l'objet donné, le droit de retour pourrait encore être exigé, si ce bien, au lieu d'avoir été acquis par échange du premier, l'avait été par un achat après la vente de l'autre. Alors, en effet, le prix de vente de l'objet donné aurait été substitué à cet objet; en sorte que le prétendu principe de la fongibilité de l'argent donnerait lieu à tout ce qui vient d'être dit au précédent alinéa.

136. Ainsi, quand la chose donnée n'est pas de l'argent et que l'aliénation, ou série d'aliénations successives, a eu lieu par échange et sans jamais avoir produit de l'argent, le droit de retour ne cesse qu'autant que le dernier objet acquis en échange se trouve perdu sans compensation. Que si la chose donnée était de l'argent ou a produit de l'argent à un moment quelconque, et que cet argent soit perdu à pure perte, le droit de retour ne cessera que s'il n'y a dans la succession ni

argent, ni valeurs analogues, ni biens achetés après la perte de cet argent. Tel est le résultat de l'étrange doctrine des auteurs.

« Le droit de retour, dit Maleville (sur l'art. 747, alin. 10), doit toujours avoir lieu, excepté seulement que l'objet n'en ait péri dans les mains du donataire, ou n'ait été dissipé par lui sans emploi utile. » Dans tous les autres cas, selon lui, il faut que la chose donnée ou son équivalent revienne au donateur... Et notez encore qu'il ne s'agit pas là d'argent; car, en fait d'argent, il faudra, en vertu du principe imaginaire de la fongibilité, développé surtout par Chabot (no 22), que le droit s'exerce toujours et quand même le donataire aurait perdu cet argent à pure perte et absolument.

Ainsi, la loi dit : « L'ascendant succède aux choses données lorsqu'elles se retrouvent en nature dans la succession. » Et là-dessus les interprètes nous disent que la proposition, tout en paraissant bien claire, est cependant très-obscure; et au moyen de la loi Cùm autem et d'autres arguments, ils nous garantissent qu'elle veut dire : Quand l'ascendant aura donné de l'argent, il prendra, soit ce même argent, soit d'autre argent provenant d'une source quelconque, soit enfin des biens quelconques; et ce, quand même le donataire n'aurait tiré aucun profit des valeurs données. Que s'il a donné d'autres biens que des valeurs pécuniaires, il prendra soit ces biens, s'ils existent encore, soit d'autres biens contre lesquels ils ont été échangés, soit l'argent qui en est provenu, soit les biens achetés avec cet argent, etc... Voilà ce que signifie cette phrase obscure: L'ascendant succède aux choses qui se retrouvent en nature!!!

Nous avouons de nouveau ne rien comprendre à une pareille interprétation. La disposition de la loi ne nous paraît point obscure; elle nous semble, au contraire, très-claire, on ne peut pas plus claire. Ce qui est obscur pour nous, ce sont les transformations, remplacements et subrogations, dont on trouve les causes dans la loi Cùm autem, dans les règles de la succession coutumière aux propres et aux acquéts, dans la fongibilité imaginaire de l'argent, dans l'analogie prétendue des art. 1435, 1559, etc. Quant à la phrase du Code, elle est très-intelligible en vérité : « Les ascendants succèdent aux choses qui se retrouvent en nature dans la succession. » Il semble même que le législateur ait voulu repousser à l'avance cette singulière prétention des commentateurs, imbus d'un passé avec lequel il voulait rompre. S'il avait seulement parlé de choses qui se retrouvent dans la succession, la dispute aurait eu au moins un prétexte : on aurait dit qu'un objet peut se trouver de plusieurs manières dans un patrimoine, qu'il peut y être par lui-même ou par équivalent. Mais la loi, non contente de dire que l'objet doit se trouver dans la succession, a dit aussi comment il doit s'y trouver: il faut que les choses se retrouvent EN NATURE.

Et puis, l'ensemble de notre article prouve par le fait même la fausseté du système que nous combattons... Parmi les vingt extensions qu'on apporte arbitrairement au texte de la loi, il en est une à laquelle l'article donne un énergique démenti. On veut que, si le bien

donné est vendu, son prix entré dans le patrimoine du donataire soit réversible à sa place, et que si ce prix vient à être employé à l'acquisition d'un autre bien, ce dernier devienne réversible à son tour. Or, il est bien clair que tel n'est pas le sens de notre premier alinéa, puisqu'on en ajoute un second tout exprès pour accorder la réversion sur ce prix alors même qu'il est encore dû; faire une disposition spéciale, une exception de faveur, pour permettre de reprendre le prix parce qu'il est encore dû et que l'aliénation n'est pas consommée, c'est bien dire que le retour ne serait plus possible si ce prix était une fois entré dans le patrimoine.

137. Donc, la réversion n'a lieu (d'après le premier alinéa) qu'autant que l'objet lui-même est encore dans la succession. Ainsi, quand le bien a été échangé, pas de droit de retour; quand il a été vendu, soit que le prix se trouve encore dans le patrimoine, soit qu'il ait été employé à l'acquisition d'un bien nouveau, pas de droit de retour. Que si l'objet donné est une somme d'argent, le retour n'aura lieu que pour ce qui se retrouvera de cette même somme dans la succession; mais ceci ne peut plus s'entendre avec la même rigueur, et il n'est pas nécessaire qu'on retrouve identiquement les mêmes pièces de monnaie.

Ainsi, non-seulement mon père reprendra les 10 000 francs qu'il m'a donnés, quand je les ai laissés dormir dans mon secrétaire où ils se trouvent encore à ma mort, mais il les reprendra encore si je les ai placés chez mon banquier ou prêtés sur hypothèque. Il est bien vrai que le banquier ou l'emprunteur ne rendront pas les mêmes pièces; mais ici la fongibilité existe véritablement; ici les choses ont été livrées par moi au banquier ou à l'emprunteur pour qu'ils me les rendent plus tard, et avec faculté pour eux de me les rendre en d'autres choses de mêmes espèce et quantité : il y a donc alors fongibilité, et les 10 000 francs qui seront rendus seront réputés ceux que j'avais livrés et qui m'étaient venus de mon père. Et il en serait de même, bien entendu, si le banquier, ayant reçu du numéraire, rendait des billets de banque ou des valeurs négociables, ou vice versa. En un mot, mon père exercera son droit de retour quand on pourra dire avec vérité que ma succession contient encore l'argent qui m'est venu de lui.

Mais si, après avoir reçu les 10 000 francs de mon père, je les ai perdus au jeu, ou si des voleurs me les ont enlevés, ou si j'ai payé mes dettes avec eux, ou si le banquier chez qui je les ai placés a fait faillite, ou si je les ai employés à acheter du bien; dès là, en un mot, que ces 10000 francs ne seront plus dans ma succession, le droit de retour ne sera plus possible; et ce, quand même ma succession présenterait dix, trente ou cent mille francs de numéraire provenant de mes opérations commerciales ou de la vente d'un domaine.

Quant à savoir si l'argent ou les autres valeurs analogues qui se trouvent dans la succession sont celles qu'avait données l'ascendant, c'est là un point de fait que les tribunaux auraient à décider par les circonstances. Tout ce qu'on peut dire en droit, c'est que la preuve à faire incomberait au donateur; ce serait à lui d'établir que l'argent qu'il

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