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relativement aux manufactures en vue desquelles, dit-on, Colbert fit tous ses efforts pour maintenir les grains au plus bas prix possible, son système eut des résultats également fâcheux; car les productions. de la terre n'allant plus à l'étranger et se vendant très-mal à l'intérieur, la consommation diminua en même temps que la culture, et une grande partie des manufactures grossières, celles dont le débit. importait le plus, tombèrent, faute de débouchés, lorsqu'on cessa de les soutenir par des encouragements.

La volumineuse correspondance de Colbert fournit peu de détails concernant les opérations sur les grains; seulement, il est assez curieux que le peu de lettres qui s'y rapportent soient la condamnation mème. de son système. Le 13 septembre 1669, ce ministre écrivait à M. de Pomponne, ambassadeur en Hollande, que, les blés n'ayant aucun débit, les proprétaires ne tiraient point de revenus de leurs biens, « ce qui, par un enchainement certain, empeschoit la consommation et diminuoit sensiblement le commerce. Quelques mois après, le 20 décembre 1669, il adressait la lettre suivante à l'intendant de Dijon.

« Ayant appris qu'il y a cette année une grande abondance de bleds en Bourgogne, et que la disette que les provinces de Languedoc, Provence et mesme d'Italie, en ont, les obligera de s'en pourvoir d'une quantité considérable en ladite province de Bourgogne, je vous prie de me faire sçavoir si l'on commence à en tirer et s'il n'y a aucun empeschement dans la voicture, soit à Lyon ou ailleurs, et comme cela est fort important et que ce débit pourra apporter beaucoup d'argent, vous me ferez plaisir de vous informer de tout ce qui se passera

sur la valeur du blé en France, qui font suite à ses Recherches sur la population, et il est arrivé aux résultats suivants. Le calcul a été fait par lui d'après la valeur du prix de l'argent en 1789, soit environ 54 livres le marc.

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(Balance du Commerce, etc., t. III, tableau xvI.)

11 ne sera pas inutile de rappeler à cette occasion que le prix du marc d'argent a été

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(Précis historique de la marine française, par M. Chasseriau, t. I; pièces justificalives.)

sur cette traicte des bleds et de me faire part de tout ce que vous en apprendrez 1. »

Une circulaire aux intendants, du mois d'août 1670, porte que le roi ayant autorisé le transport des blés hors du royaume, sans droits, du 18 mars au 1er septembre, et ce terme approchant, il importe de connaître si la récolte a été abondante, « afin que Sa Majesté puisse prendre la résolution qu'elle estimera la plus avantageuse à son service et au commerce de ses sujets2. » Enfin, le 6 juillet 1675, un arrêt du conseil ayant défendu la sortie des blés, Colbert écrivit quelques jours après à l'intendant de Bordeaux pour lui dire d'en suspendre la publication. Celui-ci lui répondit, le 25 juillet 1675, qu'il avait pris sur lui de prévenir ses ordres, et que le beau temps qui continuait serait sans doute une nouvelle obligation pour le roi de laisser à ces deux provinces la liberté de chercher de l'argent dans les pays étrangers par la vente des grains qu'elles avaient de trop. L'intendant ajoutait « que ce secours devenait d'autant plus nécessaire que la campagne était entièrement épuisée d'argent, et que, nonobstant les contraintes exercées par les receveurs des tailles, la difficulté des recouvrements augmentait tous les jours par l'impuissance des redevables 3. »

Je ne parle pas d'un grand nombre de lettres écrites en 1677 à Colbert par le lieutenant de police La Reynie pour le tenir exactement au curant du prix des grains, lettres desquelles il résulte qu'on craignit encore une disette cette année, où l'exportation fut d'ailleurs défendue.

On vient de voir quel fut le système de Colbert relativement au commerce des grains. Cette erreur d'un ministre si remarquable sous tant d'autres rapports peut être considérée comme une calamité publique et les conséquences en furent désastreuses. Jamais, il est triste de le dire, la condition des habitants des campagnes n'a été aussi misérable que sous le règne de Louis XIV, même pendant l'administration de Colbert, c'est-àdire dans la plus belle période de ce règne et antérieurement aux grandes et fatales guerres qui en assombrirent les trente dernières années. Les lettres adressées à Colbert contiennent à ce sujet les révélations les plus désolantes. Le 29 mai 1675, le gouverneur du Poitou lui écrivait « qu'il avait trouvé les esprits du menu peuple pleins de chaleur et une trèsgrande pauvreté dans le pays. » A la même date, le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, donnait à Colbert les détails les plus affligeants sur l'état de cette province. Il faut reproduire en entier sa lettre, qui répand un jour curieux sur cette époque, si brillante à la surface,

Bibliothèque royale, Mss. Registres des despesches, etc., année 1669, n° 204.

? Archives de la marine, Registres des despesches, etc., année 1670.

* Bibliothèque royale, Mss. Lettres adressées à Colbert; année 1675.

mais où le peuple eut tant à souffrir des fausses mesures de l'adminis tration.

. Monsieur, je ne puis plus différer de vous faire sçavoir la misère où je vois réduite cette province; le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connoistre au roy l'impossibilité où l'on est de payer les charges. Il est asseuré, Monsieur, et je vous en parle pour en estre bien informe, que la plus grande partie des habitants de ladite province n'ont vescu pendant l'hyver que de pain de glands et de racines, et que présentement on les void manger l'herbe des prez et l'escorce des arbres. Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont pour y donner après cela l'ordre qu'il plaira à Sa Majesté, et je profitte de cette occasion pour vous asseurer de nouveau que personne au monde n'est plus véritablement que moy, Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« Grenoble, ce 29 may 1675 1. .

Le duc de LESDIGUIERES.

Voici d'ailleurs ce qu'on lit dans un mémoire remis par Colbert luimême à Louis XIV, en 1681 :

Ce qu'il y a de plus important, et sur quoi il y a plus de réflexion à faire, c'est la misère très-grande des peuples. Toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent, soit des intendants, soit des receveurs généraux ou autres personnes, mesme des évêques 2. »

Telle était donc, à cette époque du règne de Louis XIV, la situation de la Gascogne, du Poitou, du Dauphiné, et probablement de beaucoup d'autres provinces. En 1687, quand Colbert fut mort, la misère augmentant sans cesse, ses successeurs crurent y remédier en défendant d'une manière absolue, sous peine de confiscation et de 500 livres d'amende, l'exportation des grains et légumes de toutes sortes, des laines, chanvres et lins du crû; puis, en 1699, le commerce des grains de province à province, ce commerce que Colbert lui-même avait tou→ jours respecté, fut prohibé. Les courageux écrits et la disgrâce de Vauban et de Boisguillebert, celle de Racine, les remontrances de Féne→ lon et de Catinat font assez voir quel fut le résultat de ces diverses mesures, et à quel excès de détresse les neuf dixièmes du royaume furent alors réduits.

4 Bibliothèque royale, Mss. Lettres adressees à Colbert; année 1675, à sa date. 2 Recherches sur les finances, année 1681.

* Cependant en Angleterre, vers la même époque, c'est-à-dire de 1 689 à 1764, nonseulement la loi permit l'exportation des grains, mais elle accorda une prime d'exportation de 5 schillings par quarter (un peu moins de trois hectolitres). Voici comment un écrivain anglais contemporain, John Nichols, décrit les résultats de cette mesure : « Tant que l'Angleterre n'a songé à cultiver que pour sa propre subsistance, elle s'est trouvée souvent au-dessous de ses besoins, obligée d'acheter des blés étrangers; mais depuis qu'elle s'en est fait un objet de commerce, sa culture en a tellement augmenté qu'une bonne récolte peut la nourrir cinq ans. » (Revue des Deux-Mondes, 4" décembre 1845; Question des céréales, par M. C. Coquelin.)

On sait enfin que, dans une appréciation devenue celèbre, Vauban estimait, en 1698, que près du dixième de la population était réduit à Xla mendicité; que des neuf autres parties cinq n'étaient pas en état de lui faire l'aumône; que trois autres étaient fort gênées, embarrassées de dettes et de procès; que dans la dernière, où figuraient les gens d'épée et de robe, le clergé, la noblesse, les gens en charge, les bons marchands et les rentiers, on ne pouvait pas compter cent mille fa milles; et qu'au total il n'y en avait pas dix mille qu'on pût dire fort à leur aise1.....

Pour revenir à Colbert, les préjugés de son temps en matière de subsistances, l'ignorance inévitable des principes, puisque les maîtres de la science ne les avaient pas encore fixés, le fantôme des accaparements, dont la concurrence aurait fait si bon marché, ce désir de tout diriger, de tout régler et d'intervenir partout, qui fut le défaut capital de son administration, le jetèrent dans les embarras qu'on vient de voir. En laissant, pour ainsi dire, aller les choses, Sully avait entretenu le royaume dans l'abondance; Colbert, en multipliant les arrêts relatifs au commerce des grains, en autorisant ou proscrivant ce commerce tous les trois mois, le ruina complétement, et entraîna dans cette ruine les propriétaires et les cultivateurs, c'est-à-dire tout le royaume, à l'exception de ceux qui occupaient des charges lucratives, et d'un certain nombre de manufacturiers ou de fabricants privilégiés. Encore ceux-ci, å privilége égal, auraient eu tout à gagner à un système différent. Une sollicitude excessive, exagérée, avait dicté à Colbert ses règlements sur les corporations, sur les longueur, largeur et qualité des étoffes, règlements qui eurent de si fâcheuses conséquences. Ici encore le même excès le fit dévier du but où il voulait atteindre. A force de se préoccuper de la famine, il amena les choses à ce point que, dans un pays qui peat nourrir près de quarante millions d'habitants, une partie des vingt à vingt-deux millions d'hommes qui le peuplaient alors était exposée, une année sur trois, à vivre d'herbes, de racines et d'écorce d'arbres, ou à mourir de faim. Sans doute, en agissant ainsi, Colbert ne fit que payer son tribut aux préjugés de l'époque. Et ces préjugés, il eut luimême occasion de les combattre dans plus d'une circonstance. Une fois, entre autres, le Parlement de Provence ayant voulu s'opposer à l'exé cution d'un édit du 31 décembre 1671, qui autorisait la sortie des grains pendant un an, Colbert fit ce qu'avait fait Sully en pareille occurrence; le 10 mai suivant, il cassa l'arrêt du Parlement de Provence et maintint ses premiers ordres. Quoi qu'il en soit, l'ensemble de son système fpt véritablement désastreux. Mais s'il faut combattre ce système et tout

1 Vauban, la Dime royale, p. 34 et 35 des Economistes financiers du XVIIIa siècle ; édition Guillaumin. ̧.•

ce qui tendrait à nous y ramener, n'oublions pas que, cent ans après Colbert, un ministre non moins intègre, non moins ami du peuple, et beaucoup plus éclairé, fut renversé du pouvoir précisément pour avoir voulu faire respecter la liberté du commerce des grains. A la vérité, vivant à une époque où l'autorité était forte et respectée, Colbert n'aurait pas rencontré les mêmes obstacles que Turgot, si les conséquences de cette liberté se fussent clairement dessinées à son esprit, et s'il eût autorisé plus régulièrement l'exportation des grains; malheureusement, il n'en fut point ainsi, et, faute des lumières nécessaires, on peut le dire, son administration a donné le triste et singulier spectacle d'un ministre qui, malgré sa préoccupation constante pour les intérêts du peuple et le plus ardent désir d'améliorer sa condition, lui a fait peutêtre le plus de mal. Grande leçon pour ceux qui croiraient que les bonnes intentions suffisent aux administrateurs, et que le gouvernement des intérêts matériels d'une nation ne constitue pas une science! Cette science, il est vrai, n'est pas moins nécessaire aux peuples qu'aux ministres. Le résultat de l'expérience tentée par Turgot est là pour le prouver.

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On a souvent fait honneur à Colbert de la création du conseil de commerce; mais déjà une assemblée de ce genre avait été réunie par Henri IV en 1607, et, entre autres vœux, elle avait recommandé que le roi favorisât particulièrement la plantation des mûriers. On sait avec quelle faveur Henri IV accueillit ce vou. La même assemblée signala le mauvais état de nos forges et l'infériorité de notre fabrication comparée à celle des pays étrangers, d'où il suit que, si nous sommes encore bien loin d'eux, ce n'est ni le temps ni la protection qui ont manqué aux maîtres de forges pour les atteindre. En 1626, le cardinal de Richelieu établit un conseil de commerce perinanent et en prit la direction. Quatre conseillers d'Etat et trois maîtres des requêtes en firent partie avec lui. Forbonnais observe que, la qualité des personnes ne pouvant suppléer à l'expérience ni aux principes, cette nouvelle tentative n'eut pas plus de succès que la première. Plus tard cependant des hommes pratiques furent introduits dans ce conseil; car le père de Fouquet, autrefois armateur et qui avait gagné une grande fortune dans: le commerce des colonies, fut désigné pour y siéger. Colbert ne fit donc que se servir d'une institution déjà ancienne, qu'il perfectionna sans doute, et à laquelle un édit de 1700, rendu sous le ministère de M. de Chamillart, donna une nouvelle organisation en y appelant, outre six membres nommés par le roi, douze marchands-négociants désignés li

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