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Je touche à la fin de ma vie; dans quelques mois peut-être j'irai rendre mes comptes à Dieu, et c'est pour acquitter le devoir de ma charge apostolique que je vous parle ainsi. Vous aussi, vraisemblablement plus tard que moi, vous comparaîtrez au tribunal du souverain Juge et vous aurez à y répondre sur les mèmes choses. >

Cette entrevue a duré plus de cinq quarts d'heure. La seconde a été un peu plus courte. Suivant l'Ami de la Religion, le souverain Pontife, de cette voix grave et de cet air vénérable qui rappellent les plus nobles types de la dignité pontificale, aurait dit à l'empereur :

⚫ Dans ce moment tout l'univers a les yeux fixés sur nous, et tous les catholiques sont dans l'attente du résultat de notre entrevue. »

Pendant les quatre journées qu'il est resté à Rome, l'empereur a erré dans les monuments comme un véritable touriste. Il est monté à la coupole de Saint-Pierre; le majordome lui avait fait préparer une collation : il a daigné boire à la santé du Pape. Ce qui est plus grave, il s'est agenouillé devant la Confession de saint Pierre, il a paru prier sur la cendre du prince des apôtres. Dieu veuille que cette prière ait été sincère!

La haute classe et le peuple de Rome ont été à l'unisson de leur souverain; c'est une merveille pour ceux qui connaissent Rome que cette réserve absolue de la noblesse, que ce silence du peuple à l'arrivée d'un monarque qui commande en maître absolu au quart du monde habitable et qui s'appuie sur cinq cent mille baïonnettes. L'empereur n'a produit quelque effet que par son argent; il en a jeté tant qu'il a pu à des mendiants de diverses natures. Un homme d'esprit disait qu'en définitive Nicolas avait été reçu à Rome comme le serait M. le baron James de Rothschild.

Maintenant on s'enquiert du fruit que cette visite pourra produire pour les malheureux catholiques de la Russie et de la Pologne. A cet égard, les indications que nous avons pu recueillir se réduisent à des conjectures. On a remarqué que l'empereur, malgré son émotion, n'avait répondu que par des paroles assez vagues aux griefs et aux réclamations si exprès et si positifs du Saint-Père. Quand l'empereur l'a quitté la première fois, le Pape lui a remis un résumé par écrit de ses plaintes; lors de la seconde entrevue, Nicolas a rapporté sa réponse également par écrit. Dans l'intervalle, le cardinal Lambruschini s'était abouché avec M. de Nesselrode. La négociation qui a

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continué entre ces deux personnages après le départ de l'empereur ne peut cependant durer longtemps, M. de Nesselrode devant quitter Rome le 15 de ce mois pour rejoindre son maitre. Evidemment, une fois la première émotion passée, l'autocrate fera le moins qu'il pourra, et des personnes bien informées vont jusqu'à prétendre qu'il ne fera rien du tout.

Cependant on peut garder quelques doutes plus favorables, non sur les intentions de l'empereur, auxquelles personne n'a le droit de se fier en Occident, mais sur les conseils que son propre intérêt lui dictera. Ce n'est ni par hasard ni par curiosité que Nicolas est venu à Rome; il attache, comme on sait, un prix extrême au mariage de sa fille, la grande-duchesse Olga, avec un des archiducs d'Autriche. Déjà la répulsion catholique de ce dernier empire contre le persécuteur de l'Eglise, répulsion entièrement partagée par la famille impériale, a fait échouer ce projet d'alliance; cependant Nicolas insiste, et c'est pour triompher de tous les obstacles qu'il a voulu arracher le consentement du Pape avant de retourner en Autriche.

Le Pape, nous en sommes convaincu, ne cédera que pour des avantages positifs, pour des garanties certaines en faveur des victimes de la suprématie orientale; nous conservons donc quelque espérance de voir nos frères tirer immédiatement des circonstances actuelles quelque adoucissement à leurs maux.

Mais quand bien même notre attente serait trompée, l'événement n'en deviendrait pas moins fécond dans l'avenir. L'histoire de ce siècle, en éloignant de plus en plus le Saint-Siege des complications de la politique d'intérêt, le replace graduellement dans les hautes régions de la pensée européenne. En 1814, le Pape, persécuté par un prince catholique, a été ramené dans Rome par l'épée de quatre souverains dont trois ne reconnaissaient pas la suprématie de l'Eglise romaine; aujourd'hui il faut entendre en quel termes le Times, c'est-à-dire l'organe le plus accrédité de l'anglicanisme, parle du Pape Grégoire XVI.

Sa conduite, dit-il, a été pleine de dignité et d'énergie, digne, en un mot, du chef de l'Eglise latine. Dans cette occasion le Pape a plaidé la cause de la conscience et de la liberté. Si les restes de la malheureuse Pologne sont bioyés sous la sauvage politique de son tyran, le chef de son Eglise est à l'abri de ses attaques et la foi de ses enfants n'appelle pas en vain de Nicolas à un plus haut tribunal..

Quant à nous, nos espérances luttent avec les mouvements de notre cœur; si d'un côté nous accueillons avec une émotion sympathique tous les symptômes qui peuvent présager la fin du martyre de la Pologne, d'un autre côté nous ne voyons pas s'accumuler sans une secrète joie ce trésor de colère d'où doit sortir un jour le salut d'une nation dont l'existence indépendante est nécessaire à l'honneur de l'Europe comme à l'équilibre de la politique universelle. Que Nicolas s'obstine dans sa tyrannie, et la Pologne renaîtra; elle renaîtra catholique, C'est-à-dire avec toutes les garanties d'ordre et de stabilité.

Le Saint-Siége ne peut concourir directement à ce résultat; Labitué comme il doit l'être à rendre un hommage humain aux gouvernements de fait, Nicolas est actuellement pour lui le souverain des Polonais; il s'adresse à ce prince pour revendiquer les droits spirituels des enfants de l'Eglise catholique sur lesquels pèse sa domination. Espérons toutefois que la Pologne datera l'aurore de son affranchissement du jour où Grégoire XVI, entre les adulations du roi de Sardaigne et du roi de Naples, étendant son manteau sur la martyre de Minsk, aura fait entendre la vérité à cet homme qui impose par tout le wensonge avec la peur.

Ceux à qui ne convient pas ce grand effet de la parole pontificale osent prétendre que la tyrannie qui pèse sur les Etats romains ne donne pas à Grégoire XVI le droit de reprocher à un tyran tel que Nicolas les crimes qu'il commet ou qu'il laisse commettre. Nous n'insisterons pas ici sur ce qu'a d'insensé cet injurieux parallèle. Nous conjurons seulement quiconque a conservé quelque sentiment d'impartialité de nous dire quel Pontife au monde aurait pu tenir à Nicolas un tel langage, si ce n'est celui qui, en sa qualité de souverain temporel, peut traiter d'égal à égal avec l'empereur de toutes les Russies? La puissance temporelle du Saint-Siége, en assurant l'indépendance au chef de la chrétienté, est la garantie de la conscience universelle; elle est aussi l'honneur et la sauvegarde de l'ItaTie. Que ceux des Italiens qui ont épousé avec tant de passion les idées du XVIIIe siècle étudient avec plus de soin l'histoire <fe leur pays; ils y verront que la puissance pontificale a pu seale les dérober en partie à la servitude étrangère; et, quand cette conviction aura pénétré dans leur esprit, ils n'obéiront

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plus avec répugnance à cette république de l'Eglise qui a été la mère de tous les gouvernements libéraux de l'Europe; ils n'épuiseront plus leur imagination à lui tendre des embûches. En lui montrant plus de confiance ils n'exciteront plus ses craintes, et rien ne s'opposera dès lors à des améliorations dans le gouvernement dont l'efficacité est de plus en plus démontrée par l'expérience, mais qui ne sauraient être tentées là où n'existent pas préalablement l'affection des sujets et l'union des citoyens.

P. S. Nous nous empressons de communiquer à nos lecteurs une nouvelle relation qu'on nous remet à l'instant même; elle renferme quelques nouveaux et précieux détails, tout en confirmant ceux que nous avons rapportés plus haut.

On s'arrêta devant la salle du trône pour annoncer l'empereur au Saint-Père. Après quelques instants la porte s'ouvrit, et le Saint-Père parut, accompagné du cardinal Acton. A la vue du Pontife, l'empereur se retira d'un pas, s'inclina involontairement et baisa la main du Saint-Père. Le Pape mit ses mains sur les épaules de l'empereur, l'embrassa et ordonna de fermer la porte. Il y avait dans cette salle une table avec trois siéges préparés à dessein; le Pape occupa la première place, et indiqua à l'empereur celle de droite, et celle de gauche au cardinal Acton. L'empereur commença l'entretien par des compliments; mais le Saint-Père l'interrompit en disant : « Ne perdons pas le temps; parlons des choses graves, et parlez lentement pour que je puisse vous comprendre bien. Moi, je suis bien vieux; dans peu de temps je m'en irai rendre compte à Jésus-Christ de l'accomplissement de mon devoir pastoral; mais Dieu peut aussi d'un moment à l'autre vous appeler devant son tribunal pour vous demander compte de la cruelle persécution que vous faites subir à son Eglise, surtout dans la malheureuse Pologne.» A ces mots l'empereur se troubla de plus en plus; son visage se couvrit de rougeur; on dit même qu'il pleura, et que, baisant la main et les habits du Pape, il répétait : « On m'a calomnié devant vous. Le Saint-Père répliqua qu'il avait un témoin vivant dans la personne de la Mère Macrine, supérieure des Basiliennes. L'empereur, avec la plus grande soumission, protesta qu'il ne savait rien de tout cela; que Sie

maszlec (évêque apostat) et les autres avaient abusé de sa confiance, mais qu'il saurait découvrir la vérité et punir les coupables. Le Pape reprit qu'il ne portait pas son jugement sur l'empereur d'après ce fait unique, et alors, s'aidant d'un papier qu'il tenait à la main, il lui énuméra un à un les vingtsix ukases et d'autres actes émanés de l'empereur lui-même; après quoi il remit ce papier à l'empereur, en ajoutant : « Prenez cette énumération de vos actes contre Dieu et son Eglise; qu'elle vous fasse souvenir de quoi vous devez vous justifier. »> L'empereur répétait que le Saint-Père serait content de lui, qu'il ferait tout. Enfin le Saint-Père exigeait la réception du nonce en Russie, la cessation de toute persécution religieuse et la liberté entière de l'Eglise catholique dans l'empire de la Russie. L'empereur a promis de donner sa réponse avant son départ.

L'entrevue a duré une heure et dix-huit minutes. L'empereur sortit avec tous les signes de la plus vive émotion. Quand on ouvrit la porte il baisa la main du Saint-Père, qui ne l'embrassa pas.

Le secrétaire d'Etat cardinal Lambruschini et le cardinal Acton sont les seuls membres du sacré collége qui soient allés se présenter à l'empereur. De la noblesse romaine personne n'est allé le voir. Parmi les dignitaires, seulement, le commandant de place et le gouverneur de Rome, Mgr Marini, lui ont rendu visite. Devant ce dernier, l'empereur s'est plaint avec beaucoup d'émotion de ce que le Saint-Père le regardait comme un Néron et un Caligula, en ajoutant que dans un pays si étendu il lui était impossible de savoir tout ce qui se passe, et que, d'ailleurs, on avait répandu beaucoup de mensonges sur son compte. A quoi Mgr Marini répondit que le meilleur moyen de prouver la fausseté de ces accusations était de proclamer la liberté de conscience. Deux jours avant l'arrivée de l'empereur, le Frère Rysso, Polonais, directeur de la Propagande, est venu prendre congé du Saint-Père pour aller faire une mission; le Pape lui dit : « N'y allez pas, pour qu'on ne me dise pas qu'un Polonais a quitté Rome devant l'empereur. »

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