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formes dans le conseil. Par le fait seul de l'existence de ces cinq gouvernements, non de droit, mais de fait, le pouvoir, étant un pouvoir multiple, divisé, où l'accord ne régnait pas toujours, et où l'on comptait plus ou moins les uns sur les autres, était rarement un pouvoir réel et sérieux, et plus rarement un pouvoir obéi. Ses membres étaient obligés de voir et de faire un peu toutes choses par euxmêmes, d'aller à la recherche de la subordination et de l'obéissance, et, pendant que les fragments vivants du pouvoir s'attendaient l'un et l'autre pour délibérer sur les résultats de leurs démarches, l'autorité n'était nulle part. Puis encore le parti de la République rouge s'efforçait d'agir sur le parti modéré, tantôt par le raisonnement, tantôt par la menace. Il menacait de se retirer, et comme, par suite de l'éloignement des troupes de Paris imposé par les clubs, le parti modéré se trouvait sans force régulière, tandis que, par l'influence de ces mêmes clubs, le parti de la montagne disposait de toute la force irrégulière, force était au premier de composer avec le second.

Les éléments divers de la République rouge, assez souvent d'accord pour entraver le parti modéré, étaient entre eux, tantôt réunis, parfois séparés. Ils étaient réunis pour convertir la commission du Luxembourg en ministère du travail, avec Louis Blanc pour titulaire, et surtout pour l'ajournement des élections, question alors majeure, à laquelle ils attachaient une grande importance.

Voulant remettre le plus tôt possible aux mains d'un gouvernement définitif les pouvoirs qu'il exerçait, le gouvernement provisoire avait, par un décret du 5 mars, fixé la convocation des assemblées électorales au 9 avril. Le suffrage était direct et universel: l'élection avait pour base la population (un représentant par quarante mille âmes); les électeurs avaient à élire neuf cents représentants à l'Assemblée nationale, chargés de décréter la Constitution. Le terme du 9 avril parut trop rapproché au parti de la montagne, qui, sous prétexte que la France n'était pas assez démocratisée, demandait que les élections fussent ajournées jusqu'à ce qu'on eût pu lui inculquer les principes démocratiques. Le parti modéré se refusait à l'ajournement de là, dans le conseil, des luttes qui avaient au dehors un retentissement funeste au pouvoir nouveau. Du reste, les questions diverses qui s'agitaient entre le gouvernement provisoire ostensible

T. VII.

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et les diverses fractions gouvernementales qu'imposait la circonstance ou la nécessité, se résolvaient à peu près toutes comme s'était résolue celle du drapeau national. Le parti de la montagne avait demandé l'adoption du drapeau rouge comme drapeau national. Le drapeau « rouge, s'était écrié Lamartine, je ne l'adopterai jamais, et je vais « vous dire pourquoi : c'est que le drapeau tricolore a fait le tour du <«< monde avec la République et l'Empire, avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n'a fait que le tour du Champ« de-Mars, trainé dans le sang du peuple.— « Je me ferai hacher plutôt << que d'adopter ce drapeau, ajouta Arago. » — « Alors, dit l'orateur « de la montagne, nous déciderons la querelle à coups de fusil? » «Des coups de fusil, soit. » Et les deux partis se séparèrent mécontents l'un de l'autre, pour recommencer le lendemain, sur d'autres questions, des conférences qui se terminèrent à peu près de même.

Ce qui compliquait encore la position du gouvernement provisoire, c'est que chacune des fractions du parti démocratique pur avait à sa disposition des forces irrégulières, qui, au besoin, pouvaient se réunir contre lui. Ainsi, par exemple, à la préfecture de police, Caussidière avait les montagnards et les Lyonnais; Sobrier, à la rue de Rivoli, espèce de succursale de la préfecture de police, avait une sorte de garde prétorienne payée on ne sait par qui ni comment; Louis Blanc, à la commission du Luxembourg, avait les ateliers nationaux, qui allaient lui échapper; Ledru-Rollin, au ministère de l'intérieur, avait un noyau qui allait sans cesse se recrutant dans les principaux clubs armés; le pouvoir seul légal n'avait, depuis que l'armée était sortie de Paris, que la bonne ou mauvaise volonté de la garde nationale, la coopération plus ou moins spontanée de ses com pétiteurs et l'admirable instinct du peuple, qui lui tenait compte de ses bonnes intentions.

Tel était, en résumé, le terrain sur lequel le gouvernement provisoire était appelé à fonder la République. Les uns voulaient le plus, les autres le moins. Ceux qui voulaient le plus disposaient de la force matérielle, ceux qui voulaient le moins n'avaient pour eux que la force morale. De là, dans l'autorité une anarchie réelle, ne s'annonçant cependant au dehors que par une politique de contre-coups et

de soubresauts qui, tout en fondant le nouvel ordre de choses à travers des difficultés incroyables, l'exposait, à chaque assise de l'éditice, à voir remettre le tout en question par un écroulement partiel ou total. C'est ainsi que la journée du 16 mars, où, sous l'apparence d'une ridicule question d'uniforme, se cachait une idée réactionnaire de la garde nationale, fut suivie de la manifestation du 17, où cent mille ouvriers en armes allèrent protester de leur dévouement à la République, et assurer au gouvernement provisoire une force qui commençait à lui échapper. C'est ainsi que, le 17 avril, à la suite de la publication du seizième bulletin de la République, qui semblait faire un appel à la violence, si les départements ne faisaient pas triompher dans les élections la vérité sociale, les travailleurs des ateliers nationaux voulureut appuyer cette doctrine par une grande manifestation qui échoua devant l'attitude de la garde nationale faisant, cette fois, au profit du gouvernement provisoire, ce que les ouvriers avaient fait le 17 mars.

A travers ces fluctuations, qui lui assuraient, tantôt d'une part, tantot de l'autre, une force qu'il n'eût pu au besoin ni diriger ni maîtriser, le gouvernement provisoire poursuivait sa marche difficile. Les différences qui, dans le conseil, séparaient le parti montagnard du parti modéré, devenaient de plus en plus tranchées. Le premier avait alors une formidable consistance de parti; plus de deux cent trente clubs maintenant dans Paris une agitation 'continuelle; cent mille travailleurs des ateliers nationaux enrégimentés pour l'émeute et l'insurrection; une commission du Luxembourg, qui, quoique dépopularisée déjà, pouvait encore profondément remuer les bas-fonds de la société; des commissaires de départements sortis du ministère de l'intérieur, et pour la plupart entravant plus le pouvoir central qu'ils ne le servaient; et enfin, des agents occultes, qui favorisaient des expéditions de volontaires en Piémont, en Belgique, en Allemagne, pouvaient gravement compromettre les relations de la République à l'extérieur. A ces forces, le parti modéré n'avait à opposer que ses bonnes intentions, auxquelles on commençait à ne plus croire, et le vague espoir que des élections définitivement fixées au 23 avril sortirait une majorité qui l'aiderait à mener à bonne fin une œuvre jusqu'alors conduite avec plus de courage que de bonheur. Ce fut le

contraire qui arriva. Entre autres produits imprévus des élections, il eut à constater celui de deux grands éléments de réactions monarchique et révolutionnaire, c'est-à-dire d'hommes qui ne voulaient pas de la République modérée, et d'autres qui ne voulaient de République d'aucune sorte.

La session s'ouvrit (4 mai). Quelques jours auparavant, la fête de la Fraternité (20 avril) avait semblé, à Paris, animer tous les cœurs d'une même pensée, celle du bien public, pendant que, d'une part, des troubles graves éclataient successivement à Amiens, Cambrai, Nevers, Lille, Rouen, Limoges, Elbeuf, Nantes, Marseille, et que, de l'autre, l'Assemblée nationale s'organisait, dès son début, en petites coteries, petits partis, n'ayant d'autre mobile que l'intérêt individuel, souvent qu'une envie impuissante et destinée à perpétuer, sous la République, cette opposition tracassière et systématique des personnes, qui avait été une des hontes des assemblées délibérantes des régimes antérieurs.

Dès que l'assemblée fut régulièrement constituée (4 mai), M. de Lamartine exposa à larges traits la révolution du 24 Février, ses causes, son caractère, son but, les difficultés que le gouvernement avait rencontrées, les intentions qui n'avaient jamais cessé de l'animer; c'étaient de nobles pensées, admirablement exprimées, que l'Assemblée applaudit avec transports. Après lui, chaque ministre rendit compte des actes qui avaient marqué ces deux mois de gestion: M. LedruRollin, pour l'intérieur; M. Crémieux, pour la justice; Garnier-Pagès, pour les finances; Louis Blanc, pour les travaux de la commission du Luxembourg. Ce dernier fut accueilli avec une défaveur marquée. Le lendemain, le gouvernement provisoire résigna entre les mains de l'Assemblée nationale les pouvoirs qu'il tenait des circonstances. Après quelques hésitations sur la forme qu'il convenait de donner à cette démocratie nouvelle, les débats se concentrèrent sur deux combinaisons. La première consista à créer une commission ou conseil intérimaire du gouvernement, dont les membres se borneraient à décider sous leur responsabilité les questions politiques, et nommeraient les secrétaires ou sous-secrétaires d'Etat, chargés de diriger les départements ministériels. Cette commission, composée de trois ou de cinq membres, eût été un directoire au petit pied, et il

y aurait eu en réalité deux gouvernements: celui des dictateurs et celui des ministres; l'un des deux eût été une superfétation. Cette combinaison fut repoussée. La seconde combinaison fut la nomination d'une commission de gouvernement choisie au scrutin, composée de cinq membres, ayant le pouvoir exécutif, et, à ce titre, nommant les ministres. Cette combinaison fut adoptée, et les cinq noms sortirent de l'urne dans l'ordre suivant: Arago, 725 voix; Garnier-Pagès, 715; Marie, 702; Lamartine, 643; Ledru-Rollin, 458. La commission exécutive choisit pour ministres MM. Bastide, aux affaires étrangères; Recurt, à l'intérieur; Crémieux, à la justice; Carnot, à l'instruction publique; Casy, à la marine; Flocon, à l'agriculture et au commerce; Duclerc, aux finances; Bethmont, aux cultes; Trelat, aux travaux publics. Le ministère de la guerre fut confié, par intérim, à M. Charras. Là se termina le rôle du gouvernement provisoire dans cette phase de la révolution. Son mérite incontesté fut de faire traverser, sans catastrophe et sans souillure, à un peuple soulevé, une époque terrible; de mener la révolution à travers de formidables agitations du dehors, du dedans, sans se briser à une émeute ou à une guerre; mais ce que l'histoire peut lui reprocher, c'est de n'avoir osé aborder, ni avec assez de franchise ni avec assez d'énergie, la solution des questions sociales, au nom desquelles le peuple s'était armé en février. En laissant à l'avenir la solution de ces questions brûlantes, il compromettait le présent. Du reste, dans ces soixante-cinq jours de pouvoir, il rendit près de trois cents décrets ou arrêtés d'intérêt public, concernant la politique générale, les finances, l'armée, la marine, la justice, l'intérieur, le commerce; parmi lesquels on peut citer le règne régulier et constitutionnel du peuple, l'abolition de la peine de mort en matière politique, le droit politique désormais acquis et égal pour tous, le suffrage universel, l'unité de la représentation dans une seule assemblée souveraine, et enfin l'élection du président de la République par le peuple. Pendant son administration, le contre-coup de la révolution française avait remué l'Europe jusque dans ses fondements. L'Italie, déjà remuée dans son patriotisme par l'âme libérale de Pie IX, s'était successivement ébranlée; la Sicile s'était insurgée contre la domination de Naples; à Naples, une Constitution, promulguée la veille de la République française,

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