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PARIS MORAL.

Un fait général caractérise le tableau moral de cette période. Par suite de plusieurs siècles d'oppression, avait germé dans les esprits une aspiration vague vers une amélioration matérielle et morale de la société et de l'individu. L'école philosophique du dix-huitième siècle donna, en quelque sorte, un corps et une forme à cette aspiration, en jetant dans le domaine des idées admises les deux mots: Liberté, égalité. La révolution française essaya de faire passer ces mots de la théorie à l'application, et, de là, ce caractère moral tout particulier d'une période où se produisent les systèmes les plus excentriques, soit en bien, soit en mal; où se formulent les utopies les plus nobles ou les plus dangereuses; où les arts et les sciences semblent vouloir dépasser les limites du possible pour ajouter aux jouissances humaines; où, dans les imaginations, l'exaltation des idées semble avoir été portée aussi haut que l'exaltation de la matière; où enfin chacun, au milieu des inspirations si disparates de l'égoïsme et de l'abnégation, semble avoir voulu s'appliquer à résoudre le difficile problème de vivre exclusivement et à la fois pour soi et pour tous.

Sous l'impression de ces idées, les uns bouleversaient l'ordre social, sous prétexte de faire arriver tout le monde à la fortune; les autres bouleversaient l'ordre moral, sous le prétexte aussi d'extirper le malheur de la terre. Le résultat le plus évident de ce double effort était, dans les esprits, une perturbation incroyable qui brouillait toutes les notions du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Aussi, de la meilleure foi du monde, pour soulager des misères passagères que le temps pouvait graduellement amoindrir, des individus, des classes n'hésitaient pas à mettre le monde en feu, au risque d'v in

staller une misère permanente. Dans le tableau politique, nous avons pu constater par des faits les perturbations d'ordre politique; dans le tableau moral, l'exposition de quelques autres faits servira à constater les perturbations d'ordre moral.

Sous l'impression de ces idées, après la révolution de 1830, le nouveau gouvernement fut, dès son début, en butte à des préoccupations de toutes sortes. Les partis politiques s'agitaient dans les rues de Paris, dans le Midi, dans l'Ouest, dans les campagnes. Çà et là s'ouvraient des écoles économiques qui semblaient préluder, par de riantes ou monstrueuses divagations, à des utopies sociales plus ou moins digérées. De ce nombre était le saint-simonisme.

Déjà, sous la Restauration, quelques sectaires ayant adopté la doctrine d'Henri de Saint-Simon, avaient développé les principes de l'industrie comme moyen d'amélioration populaire. Les disciples de cette école étaient généralement des hommes d'intelligence. Quelques-uns, Bazard, Enfantin, Carnot, Jean Renaud, Rodrigues, Michel Chevalier, Barrault, Laurent (de l'Ardèche), Jules Lechevalier, etc., se livrèrent d'abord à des études plutôt théoriques que pratiques. Un journal, le Producteur, leur servit d'abord à les développer. Ensuite, ne se bornant plus à écrire pour exposer leurs doctrines, ils commencèrent à ouvrir des cours.

Les premiers enseignements oraux furent faits chez M. Hippolyte Carnot; ils se continuèrent dans la rue Taranne, dans la rue Monsigny, à la salle Taitbout, dans divers autres endroits de Paris.

Dans un système qui s'élaborait au sein de l'association, ces enseignements embrassaient les problèmes les plus graves de philosophie historique, qui commençaient alors à agiter les esprits sérieux. D'abord, les discussions publiques avaient principalement roulé sur les questions d'économie politique; ce cercle bientôt franchi, tout, depuis l'histoire jusqu'au principe de la politique générale, avait été soumis à une nouvelle observation critique, et des nouveaux principes, déduits des principes du maître, s'étaient à la fois produits dans les champs de l'histoire, de la politique, de la morale.

Quelque importants et hardis que fussent déjà ces travaux, ils étaient loin d'afficher encore le caractère de culte sous lequel ils devaient se produire plus tard; mais ils resserrèrent les rapports d'inti

T. VIII.

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mité entre les membres de l'association, et dès ce moment il fut aisé de prévoir que cette simple école philosophique passerait successivement par les phases de secte et de culte. Ce fut ce qui arriva.

La conviction dont ils étaient pénétrés, le spectacle de la souffrance publique autour d'eux, l'espoir de se rendre utiles, leur avaient inspiré les uns pour les autres plus d'attachement qu'il n'en existe ordinairement entre les adeptes d'une simple école philosophique. L'élaboration et la propagation de ces doctrines étaient l'occupation unique de beaucoup d'entre eux. Ces derniers vivaient sous le même toit et reconnaissaient deux chefs: MM. BAZARD et ENFANTIN. Cette concentration avait un danger: c'était de tendre à fausser leurs rapports avec la société. Quelques-uns le pressentirent, et, réservant à leur vie privée une indépendance convenable, demeuraient ainsi dans la situation la plus favorable pour juger le système saintsimonien de deux points de vue différents: de l'intérieur et de l'extérieur.

Telle était la société saint-simonienne, lorsqu'éclata la révolution de Juillet.

Sans s'être mêlés au mouvement de la rue, les saints-simoniens crurent y voir une occasion favorable pour propager la nouvelle doctrine. Il y avait place alors pour beaucoup d'utopies, bien que cette révolution n'eût, en quelque sorte, changé que la forme de la cour, et des esprits même sérieux se montraient assez disposés à accepter tout ce qui paraîtrait sortir de l'ornière battue. Pour créer un organe à la nouvelle doctrine, les saints-simoniens firent l'acquisition du journal le Globe, sous la direction de Michel Chevalier.

L'union cependant était loin de régner parmi les adeptes du saintsimonisme. L'aberration des plus distingués d'entre eux, l'effervescence des plus jeunes, l'admission de femmes parmi les sectaires, l'impatience de tous d'arriver à une réalisation, furent autant de causes qui modifièrent si profondément le caractère de l'association, qu'aux nuances politiques qui séparaient les premiers disciples se joigrirent des dissentiments profonds dans des questions fondamentales de théorie morale. Enfantin, voulant répudier la forme philosophique de l'association, et méditant d'inaugurer un culte, mit à découvert ses opinions passablement excentriques sur l'autorité religieuse et sur

le mariage. Bazard se sépara avec éclat de l'association: ceux qui partageaient ses principes de libéralisme l'imitèrent, et les partisans d'Enfantin demeurèrent seuls en possession du titre de saintssimoniens.

Enfantin possédait une petite propriété à Ménilmontant. Au mois d'août 1832, il s'y retira. Quarante de ses disciples l'y suivirent. Cela s'appela la Retraite. Enfantin y prit le titre de Père.

Là, le Père et ses quarante disciples voulaient essayer de la vie commune, en laissant à chacun son libre arbitre. Ce fut bientôt le chaos. Le défaut d'ordre et de discipline amena de tels écarts dans la congrégation de Ménilmontant, que, pour mettre un terme à cette désorganisation intérieure, Enfantin forma un triumvirat composé de MM. Michel Chevalier, Barrault et Fournel, et chargé de régler les travaux et l'emploi du temps. Bientôt chacun eut sa tâche, son emploi, fut soumis à une règle, et la congrégation vécut monacalement avec les formes d'un culte religieux de moins, et l'admission des femmes parmi les disciples de plus.

La secte adopta un costume et prit l'habit. En même temps, Ménilmontant fut ouvert au public. Le journal le Globe, dans deux articles signés: l'un, Enfantin; l'autre, Duveyrier, éleva une discussion théorique sur le mariage et la famille, où ces deux institutions étaient appréciées sous deux points de vue fort peu en harmonie avec les idées admises. L'autorité vit un scandale dans l'exhibition de principes où la liberté de l'homme et de la femme n'avait de règle et de limite que le caprice; et, en vertu de l'art. 291 du Code pénal, qui prohibe la réunion de plus de vingt personnes, Enfantin et quelques sous-chefs de la secte eurent à comparaitre en cour d'assises. Ils furent condamnés à l'emprisonnement. La persécution accrut momentanément la vogue de la secte. En mai 1833, un second procès lui fut intenté un acquittement s'ensuivit; dès ce moment, la société n'eut plus d'importance, et bientôt après on n'en parla plus. LES TEMPLIERS. A la même époque, et toujours sous l'impression du même ordre d'idées, un médecin, le docteur Fabri-Palaprat, prit le nom de grand-maitre BERNARD-RAYMOND, et voulut renouveler à Paris l'ordre des templiers. Sous le nom de johannistes. il apparut un moment, avec quelques adeptes, sur la scène religioso-politique.

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S'étant bientôt aperçu que le temps était passé où l'ordre pouvait avoir quelque éclat, il referma les portes du temple, et il n'en fut plus question depuis.

L'ABBÉ CHATEL ET L'EGLISE FRANÇAISE.Une autre de ces exhibitions du même genre, qui prouvaient avant tout le désordre d'idées et d'intelligence que les bouleversements politiques traînent presque toujours à leur suite, apparut avec un certain éclat. En août 1830, plusieurs journaux avaient publié une note ainsi conçue :

<«< Un très-grand nombre de prêtres patriotes, réunis à Paris, ont « l'honneur de prévenir leurs concitoyens qu'ils sont à la disposition « des autorités des différentes communes qui manquent de curés. La «< conduite antinationale et despotique des évêques a déterminé cette << société d'ecclésiastiques, amis de leur pays et jaloux de marcher avec <«<les institutions constitutionnelles, à rompre avec leurs chefs, et à << n'écouter que la voix de leur conscience et l'intérêt des peuples qui « les appellent.

« On les a mis dans la cruelle alternative d'opter entre l'obéissance <«< aux lois de leur pays et l'obéissance passive, aveugle, fanatique, à << un pouvoir éminemment ennemi de la patrie. Ils n'ont point hé«<sité: ils ont rompu d'une manière éclatante avec des évêques en << hostilité ouverte contre la France entière.

« Ces ecclésiastiques ne sont pas mus par l'appât du gain; ils offrent « d'exercer gratis toutes les fonctions de leur ministère, selon ces « paroles de Jésus-Christ : « Vous avez reçu gratis, donnez gratis. » Ils <«< savent aussi que leur royaume n'est pas de ce monde. En consé«quence, ils ne se mêleront jamais, soit directement, soit indirecte«ment, des choses étrangères à leur ministère tout spirituel.

« Les communes de France qui désireront se choisir des pasteurs << parmi ces apôtres tolérants, sont 'priés de s'adresser à M. CHATEL, « désigné par la Société pour la correspondance générale. »

C'était un véritable schisme qui s'élevait contre les évêques.

L'abbé Chatel, dont parlait cette note, avait été successivement vicaire de la cathédrale de Moulins (Allier), curé de Monetay-sur-Loire, aumônier du 20e régiment de ligne, et, en 1823, aumônier du 3e régiment de grenadiers à cheval de la garde royale.

Déjà, sous le règne même de Charles X, l'abbé Chatel avait osé

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