Page images
PDF
EPUB

Cette anecdote peut faire apprécier l'homme et le système. Les fabricants opposèrent pendant quelque temps une vive résistance; mais en 1670, une nouvelle ordonnance statua que les pièces d'étoffes jugées défectueuses seraient attachées à un poteau avec les noms des délinquants.

<< Ouï, le rapport du sieur Colbert, est-il dit dans l'arrêt du 24 décembre 1670, Sa Majesté a ordonné que les étoffes non conformes aux règlements seront exposées sur un poteau de la hauteur de neuf pieds avec un écriteau contenant le nom et le surnom du marchand ou de l'ouvrier trouvé en faute en cas de récidive, lesdites marchandises seront coupées, déchirées, brûlées, ou confisquées, et pour la troisième fois, ledit marchand ou ouvrier sera mis et attaché audit carcan, avec les échantillons des marchandises, pendant deux heures. »

« Ne dirait-on pas, a écrit avec raison Forbonnais, que cet arrêt rendu << par Louis XIV, sur le rapport de son ministre, est traduit du japonais? « Celui qui se défie de sa main et de son adresse, disait à ce sujet le « même économiste, ne peut lire un règlement de cette espèce sans fré« mir, sa première pensée est qu'on est plus heureux en ne travaillant « pas qu'en travaillant (1). »

Colbert avait en outre créé une petite armée d'inspecteurs et commis des manufactures, qui furent autant de petits despotes; après la mort du ministre, ils continuèrent son œuvre, et de 1673 à 1739, on ne rendit pas moins de deux cent trente édits concernant les manufactures et les corps de métiers.

En 1672, Colbert fit vendre les matériaux de la halle aux draps et aux toiles et toutes les échoppes appartenant au roi dans la nouvelle enceinte de la capitale. Les commerçants jetèrent de hauts cris, mais il fallut se soumettre, et se contenter de vouer au ministre une haine implacable. En même temps, pour suffire aux frais de la fatale campagne de cette année, il créa d'innombrables impôts qui furent autant d'entraves au développement de l'agriculture et de l'industrie dans cette catégorie, il faut ranger les courtiers-vendeurs de veaux, cochons de lait, volaille, cuirs et marée, les jaugeurs et courtiers de toutes sortes de liqueurs, les mesureurs de grains, mouleurs de bois, courtiers de foin, etc., etc.

(4) Recherches sur les finances.

Ce même édit, publié à la date du mois de mars 1673, portait le paragraphe suivant relatif à l'industrie :

« Ceux qui font profession de commerce, denrées ou arts, qui ne sont d'aucune communauté, seront établis en corps, communautés et ju«randes, et il leur sera accordé des statuts (1). »

Depuis cette fatale ordonnance, dictée et inspirée par des préoccupations fiscales, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, il y eut en France plus de trente mille offices, jurandes et maîtrises, créés sans interruption, avec attributions de droits différents. Pendant la guerre si désastreuse, connue dans notre histoire sous le nom de guerre de succession, les artisans furent contraints par tous les moyens possibles à s'ériger en communautés. On parqua l'industrie et le commerce, on multiplia les prescriptions, les prohibitions, les priviléges, les règlements, et les successeurs de Colbert exploitèrent si bien la mine qu'il avait ouverte, qu'ils retirèrent près de quarante millions de la vénalité des charges, offices, maitrises et jurandes. L'ordonnance de 1581 renfermait bien le germe de toutes les entraves renouvelées et multipliées par l'édit de 1673, mais elle n'avait atteint ni les petites villes, ni les bourgs où le système des maîtrises et jurandes ne s'était pas encore implanté. Sous Louis XIV, le fisc engloba les localités les moins importantes, et aussitôt qu'on y comptait quatre ou cinq artisans exerçant la même industrie, on les contraignait à s'ériger en communautés; on leur vendait à chers deniers le droit de conférer la maîtrise, et d'assujettir tous les apprentis à de longues années de servitude.

Les communautés, pour subvenir, soit aux exigences du fisc, soit à leurs frais de représentation, furent obligées de contracter des dettes, et, comme elles ne pouvaient espérer de se libérer qu'en prélevant des droits sur leurs propres membres, sur les aspirants et les apprentis, chaque jurande eut bientôt son budget particulier. On payait tant aux gardesjurés chargés de la visite des ateliers; tant pour les entrées des rois et des fêtes nationales; tant pour l'inauguration des nouveaux dignitaires qu'on élisait chaque année. L'apprenti payait d'abord son brevet, qui ne lui conférait d'autre droit que celui de travailler comme compagnon: devenu

(4) Cette affaire, dit Forbonnais, produisit trois cent mille livres; cela valait-il la peine de mettre tant d'hommes si utiles à la merci des traitants et de donner un exemple qui devint si pernicieux sous le ministère suivant?

aspirant, il était tenu de payer une somme dix fois plus forte pour obtenir ses lettres de maîtrise. Son apprentissage, qui avait duré cinq à huit ans, avait ruiné ses parents chargés de tous les frais de son entretien; la confection du chef-d'œuvre avait demandé un an et des avances considérables, et après tant de sacrifices de temps et d'argent, le pauvre aspirant était le plus souvent évincé par l'aréopage de sa communauté.

Il était en outre défendu à tout apprenti de s'engager dans les liens du mariage, et la classe ouvrière se trouvait ainsi exclue des joies de la famille; la loi considérait l'artisan comme un instrument utile à l'industrie, comme une bête de somme destinée à tel ou tel travail; vainement Colbert s'était efforcé de relever la condition de commerçant et d'artisan dans l'opinion publique; l'édit de 1669 avait bien déclaré le commerce maritime compatible avec la noblesse; la France, si grande par l'esprit, les armes et ses découvertes sous le règne de Louis XIV, avait déjà perdų les derniers restes de la liberté civique conquise par ses ancêtres, dans leur longue et terrible lutte contre la féodalité. La bourgeoisie, les artisans et le menu peuple vécurent dans le mépris des vieilles castes, supportèrent toutes les charges publiques, versèrent leur sang aux frontières pour défendre le territoire national, sans participer aux honneurs et aux récompenses militaires, qui restèrent comme par le passé l'apanage exclusif de la noblesse. L'ancienne aristocratie se recruta, il est vrai, de quelques bourgeois remarquables par leurs capacités, mais ces cas furent trèsrares et généralement désapprouvés par les familles blasonnées. L'édit du 7 septembre 1651, relatif au duel, qualifia d'ignobles, les hommes non titrés, pour détourner les gentilshommes d'accepter un cartel d'un bourgeois ou d'un artisan (1).

Paris perdit en même temps ses libertés municipales; Louis XIV, dans l'orgueil de son absolutisme, s'empara de la nomination des fonctionnaires investis, depuis des siècles, des charges de l'édilité. On lui conserva son prévôt des marchands; mais l'origine de ce magistrat cessa d'être populaire. Il ne reçut plus son investiture que du pouvoir royal. Les échevins seuls furent nommés par l'élection, mais si restreinte, qu'elle n'avait conservé presque aucun vestige de l'ancienne institution municipale. En effet, le conseil général de la ville, investi par le roi de l'exer

(4) Cauchy, du Duel, tome 1, p. 192.

cice du droit électoral, se composa du bureau de la ville, des vingt-six conseillers formant le conseil ordinaire, des seize quarteniers et des trente-deux notables qu'ils voulaient bien s'adjoindre (1).

Les communautés et tous les artisans comprirent parfaitement la portée de l'édit royal, qui les dépouillait ainsi de leurs priviléges les plus chers; mais Paris, comme toutes les autres villes de France, plia sous l'absolutisme de Louis XIV, et ni le souvenir d'Étienne Marcel, des Maillotins, de la constitution cabochienne, des tendances démocratiques de la Ligue, ni la tradition encore vivante des barricades de la Fronde ne purent réveiller l'audace parisienne, et faire surmonter la terreur que le nom du grand roi inspirait aux classes inférieures.

L'ordonnance de 1673 fut mise à exécution sans la moindre résistance. Les commerçants, les fabricants et les artisans se ruinèrent pour acheter des titres illusoires, et s'ingénièrent à récupérer les sommes que leur arrachait le fisc, en trompant les acheteurs, les consommateurs, en leur vendant à très-haut prix leurs denrées et leurs marchandises. Si Colbert ne fût pas mort si tôt à la peine ou plutôt sous le coup de la disgrâce du maître, il aurait pu voir la profondeur de l'abîme où il avait plongé le commerce et l'industrie. Malheureusement ses successeurs continuèrent à se servir de l'édit de 1673, comme d'un moyen infaillible pour subvenir aux dépenses de la cour, aux frais des guerres désastreuses qui attristèrent si profondément les dernières années de Louis XIV. Ils continuèrent de percevoir les droits attachés aux offices, que le gouvernement abandonna aux communautés qui les avaient réunis. De 1691 à 1702, les anciens statuts des arts et métiers furent tous modifiés à prix d'argent. On pourra juger, dit M. Frégier dans son Histoire de l'administration de la police de Paris, de la grandeur de l'impôt qui greva le commerce et l'industrie, par la multitude d'ouvriers, de marchands et de fabricants qui y étaient assujettis. A Paris, où il existait cent dix-neuf corps et communautés, cet impôt frappait quarante mille maîtres, et un nombre triple d'apprentis et de compagnons, c'est-à-dire cent vingt mille travailleurs ! Telle était pourtant la situation désastreuse que le gouvernement avait faite au commerce, à l'industrie et surtout aux pauvres artisans, à la mort de Louis XIV. Les beaux-arts avaient dépassé les merveilles d'A

(4) Frégier, Administration de la police, tome II.

thènes et de Rome; notre commerce maritime s'était étendu sur les plages les plus lointaines; nos fabriques avaient conquis le premier rang aux yeux de l'Europe, plus étonnée de nos productions industrielles que de nos victoires si chèrement achetées. Les ouvriers français avaient doté la patrie de chefs-d'œuvre. Que n'auraient-ils pas fait dans ce siècle où le génie et l'industrie de l'homme se développèrent avec tant de splendeur, si l'édit de 1673 n'eût pas entravé le travail dans ses plus nobles élans vers la perfection?

Malheureusement, sous la régence du duc d'Orléans et pendant le long règne de Louis XV, on suivit les errements de Colbert, et l'esprit d'invention rencontra des obstacles insurmontables, toutes les fois qu'il voulait élargir le cercle de la fabrication, et se soustraire aux règlements qui le menaçaient des peines les plus sévères, s'il ne donnait pas à ses produits la forme invariable prescrite par les édits royaux. Sous Louis XV, comme sous Louis XIV, le gouvernement fit un trafic scandaleux d'offices, de jurandes, de maîtrises, de syndicats, d'inspections, de charges de contrôleurs. En 1733, l'institution des trésoriers du marché de Poissy fut remplacée par une caisse avec les mêmes fonctions et les mêmes attributions. En 1744, cette caisse fut adjugée à titre de bail, à un sieur Huel, et le 16 mars 1755 à un sieur Darivault.

Quelques années avant la mort de Louis XV, des économistes novateurs, formés à l'école des philosophes encyclopédistes, osèrent combattre ouvertement le système des jurandes et maîtrises, et démontrer que les règlements des communautés devaient cesser d'exister, parce qu'ils n'avaient plus leur raison d'être; que si les statuts des corporations ouvrières avaient eu leur utilité pendant la période du moyen âge, ils étaient funestes, ridicules même en face des merveilles de la civilisation moderne.

Cette lutte contre les anciennes et nouvelles tendances de l'industrie devint acharnée après l'avénement de Louis XVI au trône. Les doctrines des économistes pénétrèrent dans les conseils du gouvernement, avec l'appui de Turgot, promu aux fonctions de contrôleur général des finances. Ce ministre établit d'abord la liberté du commerce des grains dans l'intérieur du royaume, et dégagea la circulation des vins des entraves que lui opposaient les anciens priviléges de certaines localités. Mais ce fut surtout par ses efforts généreux en faveur des classes ouvrières que Turgot mérita l'estime de ses contemporains et la reconnaissance de la postérité.

« PreviousContinue »