Page images
PDF
EPUB

avec Joseran de Mascon. Leurs corps furent dépouillés et laissés nus sur la voie publique.

Ainsi périt victime de la réaction féodale, ce célèbre tribun qui arbora le premier sur l'Hôtel-de-Ville de Paris, le drapeau de la liberté. Sa mémoire a été longtemps outragée par les panégyristes des vieilles dynasties; mais de nos jours son nom est devenu un titre de gloire pour la cité qu'il administra avec tant de génie; voici comment le célèbre et savant auteur de l'Histoire du Tiers-État juge l'échevin du quatorzième siècle : « Ici apparaît, dit M. Augustin Thierry, un homme dont la figure a, de nos jours, singulièrement grandi pour l'histoire mieux informée, Étienne Marcel, prévôt des marchands, c'est-à-dire chef de la municipalité de Paris. Cet échevin du quatorzième siècle a, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses qui semblent n'appartenir qu'aux révolutions les plus modernes. L'unité sociale et l'uniformité administrative; les droits politiques étendus à l'égard des civils; le principe de l'autorité publique transféré de la couronne à la nation, les États généraux changés sous l'influence du troisième ordre, en assemblée nationale; la volonté du peuple attestée comme souveraine devant le dépositaire du pouvoir royal; l'action de Paris sur les provinces comme tête de l'opinion et du mouvement général; la dictature démocratique, et la terreur exercée au nom du bien commun; de nouvelles couleurs prises et portées comme signe d'alliance patriotique et symbole de rénovation; le transport de la royauté d'une branche à l'autre, pour l'intérêt płébéien; eh bien! il y a de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du prévôt Marcel. Il vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force des masses le nivellement gradué, commencé par les rois. >>

Ces tardifs mais éclatants témoignages rendus enfin à la mémoire de l'échevin de Paris ont détruit à tout jamais les stupides calomnies des chroniqueurs, et le nom de Marcel ne nous apparaîtra plus qu'environné de l'éclat du patriotisme le plus désintéressé. Les corporations se montrèrent très-irritées de sa mort; mais la réaction avait pris le dessus ; les nobles, enivrés par le sang des paysans qu'ils avaient égorgés, se disposaient à entrer dans Paris à la suite du régent et à y commettre de nouvelles violences. Malheureusement, la multitude, comme cela n'arrive que trop souvent, paya de la plus noire ingratitude le dévouement de

Marcel et de ses partisans; on la vit faire cause commune avec les nobles et outrager des citoyens qu'elle saluait quelques jours auparavant de ses acclamations. Et pourtant la révolution que venaient de tenter Marcel, les principaux bourgeois et les corporations, devait porter ses fruits dans la postérité. Paris avait conquis parmi toutes les cités françaises cette suprématie politique qu'elle n'a plus perdue depuis : ses métiers, par leur attitude, leur énergie civiques, révélèrent aux masses l'instinct de la liberté, et leur apprirent que le flot populaire pouvait facilement renverser les trônes et les dynasties. Aussi pensons-nous avec un de nos plus savants historiens que les États de 1358 furent la première étape de l'émancipation nationale.

Le dauphin et les nobles avaient sondé la profondeur de la plaie. Leurs émissaires soudoyaient dans Paris des misérables sans nom et sans patrie, qui se firent les instruments de la vengeance royale: ils se joignirent aux meurtriers d'Étienne Marcel, se répandirent dans la ville et égorgèrent tous les bourgeois amis du prévôt: Charles de Toussac et Joseran de Mascon furent conduits au Châtelet et décapités deux jours après leur arrestation. Leurs cadavres gisaient encore sur l'échafaud lorsque le régent fit son entrée dans Paris : son arrivée fut suivie du supplice des partisans les plus notables d'Étienne Marcel, et la bourgeoisie parisienne expia par le martyre son dévouement à la cause de la liberté.

Les corps de métiers avaient joué un rôle très-important dans ce mouvement révolutionnaire; aussi les agents royalistes firent-ils de nombreuses arrestations de maîtres et d'apprentis. Les classes ouvrières, justement alarmées, se portèrent en masse à la place de Grève, et demandèrent à Jean Culdoé, successeur de Marcel, d'envoyer au régent une députation pour lui demander l'élargissement des prisonniers. Comme leur attitude était menaçante, la députation se miit en marche, et le lendemain le dauphin se rendit à la place de Grève, parla au peuple et accorda la liberté des détenus.

Ainsi se termina cette insurrection de la bourgeoisie et des classes ouvrières, insurrection des plus légitimes, puisqu'elle avait pour objet d'empêcher la dilapidation des impôts, l'altération des monnaies, et les abus que la royauté, secondée par la noblesse avide de pillage, faisait peser sur le peuple. Malheureusement le mouvement de 1358 fut détourné de sa véritable origine par l'ambition du roi de Navarre que Marcel avait été forcé d'accepter pour allié.

[ocr errors]

Mais le levain révolutionnaire continua de fermenter au cœur des corporations. Au commencement du règne de Charles VI, les Parisiens furent frappés d'impôts si exorbitants qu'il se forma des attroupements de bourgeois et d'ouvriers le prévôt des marchands sc rendit au palais suivi par la foule, et déclara que, dans l'état de détres e où se trouvaient les classes laborieuses, on ne parviendrait à rétablir l'ordre dans la cité que par une diminution d'impô's. Le duc d'Anjou, régent du royaume pendant la minorité de Charles VI, promit de transmettre leurs plaintes au roi; mais on n'en continua pas moins la perception de l'impôt. Le peuple ainsi joué organisa de concert avec les chefs des métiers de vastes associations dans le but d'ôter aux nobles et au clergé toute participation aux affaires publiques, et de confier à des hommes de son choix les soins de l'administration. Des réunions se tenaient pendant la nuit dans les divers quartiers, et on y élaborait une révolution sociale, avec une énergie, une hardiesse d'idées qu'on s'étonne de trouver chez les ouvriers du quatorzième siècle. Les dilapidations des princes et des nobles, la discorde des deux oncles du roi, excitaient jusqu'au paroxisme l'indignation des Parisiens, et on parlait tout bas d'une nouvelle levée de boucliers plus redoutable encore que celle de 1358.

Le prévôt des marchands, homme très-modéré, mais probe et dévoué aux intérêts de la cité, convoqua les échevins et les notables dans le Parloir-aux-Bourgeois pour se concerter sur les mesures à prendre. Les corporations se réunirent sur la place pour attendre l'issue de la délibération municipale, qui se prolongea au point que le peuple murmura hautement et témoigna son impatience par des cris. Un mégissier, chef de métier, homme énergique et très-connu des corporations, profita de cette circonstance pour adresser aux ouvriers un discours où il fit contraster habilement la misère des travailleurs avec le luxe insolent des grands seigneurs. La multitude s'émeuta et entraîna le prévôt des marchands au palais; le roi fit remise aux Parisiens des anciens subsides. Le peuple se montra satisfait, mais des nobles ruinés par les juifs l'engagèrent à demander l'expulsion de ces usuriers, et comme on tardait à obtempérer à cette demande, la multitude se rua sur les maisons des israëlites, qu'elle dévasta sans épargner la vie des femmes et des enfants. Elle se porta ensuite aux bureaux des contributions, enleva les coffres, jeta l'argent qu'ils contenaient dans les rues et brûla les registres des collecteurs.

Les corporations ni les gens de métier ne prirent aucune part à ces déplorables excès; elles ne se soulevaient que dans les grandes occasions, lorsque leurs priviléges étaient en péril, ou lorsque les échevins les convoquaient pour réprimer des abus. La condamnation de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, et qui avait purgé la capitale des vagabonds, des débauchés, des voleurs et des joueurs de profession, réprimé les écoliers de l'Université, avait déjà irrité les corps des métiers, lorsque le régent réunit plusieurs bourgeois pour obtenir la levée de nouveaux impôts nécessaires à la marche des services publics. Les bourgeois, qui connaissaient les dispositions des corporations ouvrières, ne dissimulèrent pas au prince qu'il trouverait une grande résistance dans toutes les classes de la population. Le duc d'Anjou persista dans sa détermination, et les nouveaux impôts furent adjugés à des enchérisseurs. L'huissier qui osa annoncer cette nouvelle au peuple réuni aux halles fut immédiatement massacré, et les ouvriers prirent les armes comme au temps d'Étienne Marcel. La foule se recrutant dans chaque rue arriva à la place de Grève, pénétra dans l'Hôtel-de-Ville, enleva les épées, les poignards, les maillets de plomb et toutes les armes qui lui tombèrent sous la main. On donna aux insurgés le nom de Maillotins, parce que le plus grand nombre était armé de maillets. La noblesse et la haute bourgeoisie saisies d'effroi sortirent de la ville, qui resta quelque temps au pouvoir des corporations. Il ne leur manqua qu'un chef de la trempe de Marcel, pour tenir en échec la royauté. Leur parti devenait de jour en jour plus puissant, elles avaient délivré Hugues Aubriot qui, au lieu de se mettre à leur têle, se retira lâchement en Bourgogne.

Charles VI était alors occupé à réduire la ville de Rouen, dont les habitants avaient aussi pris les armes, pour défendre leurs franchises municipales et se soustraire à des impôts onéreux. Le jeune souverain se dirigea en toute hâte vers Paris et s'arrêta à Vincennes, où il reçut des députations de l'Université et de la bourgeoisie. Il promit de faire grâce aux gens de métier et n'excepta que les chefs qui avaient forcé le Châtelet; on n'en arrêta pas moins de nombreux compagnons et apprentis, qui furent condamnés à la peine capitale et noyés dans la Seine pendant la nuit, parce que le peuple avait manifesté l'intention de les délivrer.

La bourgeoisie négociait pour déterminer le roi à rester à Paris; il y consentit à condition qu'on déposerait les armes ; qu'on ouvrirait toutes

les portes de la ville, et qu'il entrerait en appareil de guerre. Les marchands et les chefs ouvriers qui se trouvaient en grand nombre au Parloir-aux-Bourgeois rejetèrent toutes ces conditions, et la bourgeoisie, de gré ou de force, fit cause commune avec eux. Le roi donna aussitôt ordre à ses soldats de piller les environs de la capitale, et les Parisiens se virent réduits à implorer le secours des corporations des villes voisines; mais Rouen venait de subir la pression royale, et les autres n'osèrent pas faire la moindre démonstration. La haute bourgeoisie profita de cette circonstance pour voter les subsides demandés.

Charles VI venait de partir à la tête de ses troupes, pour aller soumettre les Flamands qui s'étaient révoltés contre leur comte. Les corporations de Paris sympathisaient et correspondaient avec les grandes cités manufacturières de la Flandre; elles faisaient même des vœux pour que la victoire se trouvât de leur côté, mais Charles VI les mit en pleine déroute à la bataille de Rosebeck, et revint à Paris à la tête de ses troupes. Il entra dans sa capitale comme dans une ville prise d'assaut; le jour même de son arrivée, il fit arrêter et conduire en prison trois cents des plus riches bourgeois. Les supplices commencèrent bientôt : Nicolas Flamand, riche marchand drapier très-considéré dans sa corporation, ancien partisan d'Étienne Marcel, fut une des premières victimes. Il était si aimé des corporations, qu'elles offrirent quarante mille livres pour racheter sa vie. Mais la soif du sang l'emporta sur le besoin d'argent, et on le mit à mort avec plusieurs autres bourgeois et chefs de métier; Jean Desmaret, avocat général au parlement, patriote dévoué au peuple de Paris, fut décapité aux halles, et le fils ne tint aucun compte des services rendus à son père par le martyr des libertés municipales. La terreur régnait dans tous les quartiers. Paris fut dépouillé de ses priviléges; on abolit tous les offices soumis à l'élection des bourgeois. Le prévôt des marchands, les échevins, les maîtrises et les corporations cessèrent 'd'exister. Plus de deux cents citoyens étaient tombés sous la hache du bourreau, lorsque la vengeance royale songea enfin à arrêter le cours de tant de meurtres juridiques; mais les prisonniers payèrent bien cher leur liberté, et en sortant de prison, ils se trouvèrent complétement ruinés par les exactions royales. Tous les bourgeois qui avaient exercé les fonctions de cinquanteniers, de dizeniers, eurent aussi à payer des sommes énormes.

« PreviousContinue »